Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »
Mineurs marocains : le fond de la grève
2 500 mineurs marocains travaillent dans les Houillères du Bassin Nord-Pas-de-Calais (HBNPC). Au début de l’année prochaine ils seront 350 de moins. La grève de deux mois qu’ils viennent d’achever le 3 décembre n’a pu infléchir la direction : le puits de Courrières où les 350 travaillaient sera fermé à la fin du mois. Et d’ici 1992, les cinq derniers puits encore en service dans le bassin subiront le même sort. Dans cinq ans, le Nord-Pas-de-Calais ne produira plus de charbon.
La récession ne date pas d’hier. Depuis trente ans, les HNBPC ont réussi à réduire les effectifs sans jamais licencier. Les postes des mineurs partant en retraite n’étaient pas renouvelés, mais la réduction des effectifs s’est surtout effectuée sur le dos des Marocains qui, jusqu’en 1980, travaillaient uniquement sous contrats à durée déterminée. Les immigrés ont longtemps constitué un matelas de main-d’œuvre licenciable à merci, très opportun en temps de crise…
Recrutés directement dans le Sud-marocain au cours des années soixante et surtout soixante-dix, tous racontent la façon dont ils sont arrivés en France dans les mêmes termes : un jour, dans leur village, est passé un homme qui disait embaucher pour une entreprise française. Ils se sont présentés : « On faisait la queue, on était pesé, on nous mesurait, si on avait l’air en bonne santé, on nous mettait un coup de tampon sur le bras, ça voulait dire qu’on était convoqué pour une série d’examens médicaux plus approfondis. Alors on allait à l’hôpital, c’est seulement après qu’on était embauché… pour dix-huit mois renouvelables. Quand on arrivait ici on dormait dans des baraquements, on suivait quinze jours de formation, et puis on descendait au fond ». « Seulement, au bout de 18 mois, explique M. Samate, aujourd’hui président du collectif des travailleurs marocains, il suffisait de peu, une absence injustifiée, une maladie, pour qu’on soit renvoyé chez soi sans recours possible. »
En 1980, les mineurs marocains se sont rebellés, une première grève conduite à la fois dans les bassins de Lorraine et du Nord-Pas-de-Calais a contraint les Houillères à étendre aux Marocains le bénéfice du statut des mineurs. Comme leurs collègues français, ils ont enfin eu droit à la gratuité des soins, du logement et à tous les avantages sociaux liés à ce statut. Surtout, c’en était fini de la précarité. Ils allaient pouvoir faire carrière en France, faire venir leur famille et travailler jusqu’à la retraite. C’est du moins ce qu’ils escomptaient…
Ils ont vite déchanté. À partir de 1985 les mineurs marocains se sont vu proposer, souvent individuellement, l’aide au retour, Depuis, 600 ont déjà accepté. Puis, 1992 se rapprochant, la direction est passée à la vitesse supérieure, et au renvoi collectif. Le 25 septembre 1987, 350 d’entre eux travaillant tous au puits de Courrières ont appris par lettre que leur puits fermant ils n’auraient plus d’emploi au 31 décembre 1987. Ils se sont vu sommés de choisir avant le 15 octobre entre l’aide au retour, ou l’aide à la recherche d’un autre emploi. Et la lettre ajoutait : « A défaut de réponse pour cette date, nous considérerons que vous faites votre affaire personnelle de votre propre reclassement ».
Le retour impossible
C’est ce courrier qui a été à l’origine du conflit. Le 1" octobre, la CGT a appelé à une journée d’action contre la fermeture des Houillères. L’ensemble des personnels a débrayé, puis le lendemain tout le monde a repris le travail sauf… les 2 500 Marocains. Pour eux, la mort du bassin houiller est inacceptable, ils répètent à qui les interroge : « Si les Houillères veulent liquider le charbon, c’est leur problème ! Nous, on a laissé notre santé ici, on doit être respecté, on ne peut pas nous dire du jour au lendemain prends ton fric et tire-toi ».
En outre, ce que propose la lettre est une fausse alternative. Le taux de chômage dans le Nord-Pas-de-Calais varie suivant les endroits de 12 à 17 % ; les grévistes le disaient à leur manière : « II n’y a pas de travail pour les Français, alors, pensez ! pour les Marocains ! ». La plupart d’entre eux ne savent ni lire ni écrire et ne voient pas comment ils pourraient suivre une formation pour un emploi plus qualifié. La réinsertion dont on leur parle sonne à leurs oreilles comme un mot creux. Quant au retour au Maroc, il est impossible. Ils savent ce qu’il est advenu de leurs collègues rentrés au pays. Certains sont tombés gravement malades et ont dépensé la totalité de leur aide au retour en frais d’hospitalisation. Il n’existe pas de couverture sociale au Maroc. D’autres n’ont même pas réussi à se trouver un logement.
Mais c’est encore en évoquant le sort de leurs enfants que les mineurs se font les plus poignants. Depuis 1980, la moitié d’entre eux ont fait venir leur famille Plus de 5 000 enfants sont ainsi scolarisés dans la région et désormais intégrés. Du pays de leurs parents, certains ne connaissent ou ne se rappellent rien. Qu’iraient-ils faire au Maroc ? Le retour, on ne serait pas contre si on savait que chez nous on pourra travailler, se faire soigner et mettre les enfants à l’école, mais… C’est ce « mais » qui a conduit les Marocains à tenir l’une des plus longues grèves qu’ait connues la France ces dernières années.
Leur mouvement a laissé indifférents la majorité des mineurs français, sauf sur l’un des puits, où des jeunes ayant moins de dix ans de service aux HBNPC ont eux aussi débrayé pendant vingt-huit jours. Au départ, les Marocains ont tenté, notamment avec l’aide de l’union locale de la CGT, d’expliquer que tous les mineurs étaient concernés. Le message n’est pas passé. L’agonie du bassin houiller semble inéluctable, la direction le répète, les mineurs français l’acceptent, d’autant que la plupart d’entre eux auront en 1992 les quinze ans de service au fonds leur donnant droit à une retraite, ou à une mutation en Lorraine.
Des garanties illusoires
Deux mois durant, les délégués des grévistes ont chaque jour discuté avec les cégétistes de l’union locale de la suite du mouvement. Au cours des rencontres avec le patronat – maîtrise du français et connaissance des dossiers obligent –, ce sont les militants de la CGT qui ont conduit les discussions. En l’absence de mobilisation de l’ensemble des mineurs, il leur a été difficile de dire « non à la fermeture des puits » comme l’auraient souhaité les Marocains. Il leur a fallu négocier des garanties au départ plus solides que celles prévues par les Houillères. Mais même sur ce point le rapport de force n’y était pas. « La grève, explique Daniel Demancourt, de la CGT locale, ne gênait pas la direction. D’abord parce que la production était assurée à 50 % et puis parce que pour elle l’extraction dans le Nord-Pas-de-Calais n’est plus l’objectif prioritaire. »
Le conflit a donc traîné. Au bout de deux mois, la misère a pointé son nez dans les foyers des Marocains… Si l’on y ajoute les pressions que le consulat marocain et même l’ambassade n’ont jamais cessé d’exercer sur les grévistes, le mouvement ne pouvait que s’essouffler.
Le 3 décembre, la CGT a signé un protocole d’accord complétant la convention de 1985 : il est désormais acquis que les Marocains qui chercheront un emploi en France seront aidés exactement de la même façon que les Français, ce qui n’était pas prévu avant la grève. Quant au retour au pays, les Houillères se sont engagées à en discuter avec le Maroc. Des mots, puisque par ailleurs il est réaffirmé que les conditions de scolarisation et de couverture sociale sur place restent de la compétence du gouvernement de Rabat, autant dire du bon vouloir du roi…
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