Article extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »
Et si on laissait tomber Schengen ?
Claire Rodier et Nathalie Ferré
Maître de conférence à l’Université Paris XIII
Sous la pression de la France, la phase initiale d’application vient d’être prolongée de six mois supplémentaires : dix ans de réflexion n’auront donc pas suffi pour concrétiser le fameux « espace sans frontières », à l’intérieur duquel le voyageur est censé pouvoir se déplacer librement, sans avoir à présenter son passeport en passant d’un pays à l’autre.
Qu’est-ce qui coince avec Schengen ?
Rappelons-en les principes fondateurs. Il s’agit, pour les États qui ont signé la Convention [1], de supprimer les contrôles aux frontières qui leur sont communes, et de permettre ainsi la libre circulation à l’intérieur d’un territoire dit « espace Schengen », délimité par celles de leurs frontières qui les séparent de pays non signataires. Mais il ne s’agit pas pour autant de laisser entrer n’importe qui dans l’espace Schengen. Est donc prévue par la Convention une série de « mesures compensatoires », dont une bonne partie concerne l’adoption de règles communes à l’égard des étrangers non européens : politique de délivrance de visas, conditions de circulation dans l’espace commun, traitement des demandes d’asile. Schengen institue également, dans le cadre de la coopération policière et judiciaire entre les États signataires, un fichier informatisé commun dans lequel chacun introduit des données utiles pour cette coopération. Parmi ces données figurent en bonne place celles relatives aux étrangers jugés indésirables.
Soyons honnêtes : Schengen ne parle pas que des étrangers. Mais le sujet occupe une place prépondérante dans la littérature produite à ce jour sur le fonctionnement de la Convention.
À lire les circulaires qui ont accompagné sa mise en vigueur [2], on finit par se demander pourquoi la France s’est embarquée dans une telle galère. Elles révèlent en effet toute la complexité du système mis en place. Elles traduisent également, et de toute évidence, ses « imperfections » tant ce système laisse une marge importante aux États signataires : à cet égard, la France semble très méfiante vis-à-vis de ses partenaires et de leur capacité à assurer le bon fonctionnement de la Convention. Ce qui est certain, c’est qu’elle fait de l’immigration illégale et donc de sa maîtrise une véritable obsession. C’est bien peu que de le dire, même si la France n’est pas la seule dans ce cas, l’Allemagne semblant partager les mêmes craintes. Cette obsession est particulièrement caractéristique dans le domaine des contrôles.
Contrôle ou pas contrôle ?
On nous a assez dit que le fondement de Schengen reposait sur la suppression des contrôles aux frontières intérieures et l’instauration d’un système de libre circulation dans l’espace Schengen. Certes, pour un parlementaire membre de la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne, il est regrettable « que les concepteurs de la Convention aient confondu libre circulation et absence de contrôle, alors que […] l’existence de contrôle ne s’oppose en rien au droit de circuler librement » [3], mais ne lui en déplaise, la suppression de contrôle fut quand même le meilleur « argument de vente » de la Convention au grand public. C’est d’ailleurs ce que confirme M. Hreblay, commissaire principal à la direction centrale de la police judiciaire, responsable de la mise en œuvre de la partie française du système d’information Schengen [4] : « ce principe [de la libre circulation], s’il ne supprime pas totalement la possibilité des contrôles aux limites entre les États Schengen, fait de ceux-là l’exception ».
Le ministère de l’intérieur ne l’entend pas de cette oreille, puisqu’à l’adresse de ses fonctionnaires, il indique, voulant sans doute les rassurer : « la suppression du contrôle des personnes aux frontières intérieures ne porte pas atteinte à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes sur l’ensemble du territoire […]. Cela ne fait donc pas obstacle à ce que l’administration fasse des contrôles d’identité ou de régularité du séjour sur tout le territoire français, y compris aux frontières intérieures » [souligné par nous]. Ça vous semble contradictoire ? Pas pour le ministère, qui s’explique : ces frontières « font en effet partie du territoire national ».
Pour parler de contrôles, le ministère de l’intérieur semble très attaché à la nouvelle possibilité d’en effectuer dans la zone de vingt kilomètres qui court le long de la frontière terrestre (possibilité ouverte par la loi du 10 août 1993 réformant les contrôles d’identité). S’il rappelle que ceux-ci peuvent avoir lieu de façon discrétionnaire, « leur mise en œuvre suppose toutefois des précautions », ainsi :
- « les lieux et les circonstances des contrôles seront sélectionnés avec soin en prenant en compte la nature et le volume des flux transfrontières » (on voit mal pourquoi faire des contrôles lorsque personne ne passe…)
- « priorité sera donnée aux contrôles des personnes dont il apparaît raisonnablement qu’elles viennent de franchir la frontière » (ça se mesure au nombre de valises ?).
Dans le même esprit, concernant cette fois les contrôles aux frontières intérieures, appelés à disparaître mais maintenus tant que durera la « phase initiale d’application », il est précisé qu’« il y aura cependant lieu d’effectuer ces contrôles avec discernement, notamment quand ils porteront sur un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ». Si la formule peut laisser perplexe, nul doute que la police, rompue aux contrôles au faciès, saura sélectionner ses candidats.
Certes, la Convention ouvre la possibilité aux États de rétablir, à certaines conditions, les contrôles systématiques aux frontières intérieures [5]. Les conditions de ce rétablissement sont d’ores et déjà prévues : il aura lieu « pour une durée limitée, ou plus longue si la nécessité qui l’a justifié subsiste ». Les juristes apprécieront la précision de la notion de « période limitée ou plus longue ».
Ingrats !
Ces quelques illustrations reflètent bien l’esprit général des cent cinquante pages de circulaires que le ministère a produites en un mois sur le seul sujet des étrangers et des demandeurs d’asile. Effort bien mal récompensé, si l’on en juge par les commentaires de certains parlementaires.
Appelés à donner leur avis sur les trois premiers mois d’application de la Convention, ils émettent tant de réserves sur les incidences de Schengen en matière de pression des flux migratoires qu’on peut se demander si le dispositif a une raison d’être. Pour eux, il semble « illusoire […] d’escompter une meilleure maîtrise des flux migratoires grâce à Schengen » [6].
Le rapport du Sénat [7] est le plus critique : relevant que la pression migratoire reste forte, il semble estimer que les mesures compensatoires à l’ouverture des frontières dépassent les capacités des fonctionnaires de police nationaux chargés de les exécuter. Il met en doute leur aptitude à comprendre les justificatifs présentés par les étrangers relatifs à l’objet et aux conditions de leur séjour rédigés dans une autre langue que la leur, et à pouvoir se repérer face à plus d’une centaine de titres de séjour délivrés par les États Schengen. Pour ce qui est de la déclaration d’entrée sur le territoire, qui a aussi fait couler beaucoup d’encre (un décret, un arrêté et une circulaire lui sont consacrés), il juge son efficacité « nulle ». Dont acte.
Quant à l’éventuel élargissement de Schengen à d’autres États signataires, un parlementaire n’hésite pas à se référer à Karl Marx, pour affirmer que l’extension du système à d’autres pays allait, par un phénomène de « mutation qualitative, en aggraver les défauts » [8] avec l’entrée de l’Autriche, l’Italie, la Grèce et peut-être des pays nordiques. Ce que nous appellerions plus simplement, quant à nous, un nivellement par le bas.
Au bout du compte, la majorité des parlementaires intéressés à cette question rejoignent, au moins sur un point, notre position, même si leurs motivations sont différentes : laissons tomber Schengen.
Notes
[1] L’ Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal ; jusqu’à nouvel ordre, l’Italie et la Grèce ne remplissant pas les conditions techniques et juridiques nécessaires à l’application de la convention ne font pas partie du dispositif.
[2] Il s’agit des circulaires du ministère de l’intérieur des 15, 17, 21 et 23 mars 1995 (non publiées).
[3] Rapport AN sur l’application des accords de Schengen, n° 2095, 21 juin 1995.
[4] in La libre circulation des personnes - les accords de Schengen, collection « Politique d’aujourd’hui », PUF.
[5] La France ne s’est pas privée d’utiliser cette brèche en arguant de la nécessité de réagir contre la vague d’attentats de l’été 1995.
[6] Rapport AN sur l’application des accords de Schengen, n° 2095, 21 juin 1995.
[7] Rapport du Sénat sur la phase initiale d’application des accords de Schengen, n° 316, 16 juin 1995.
[8] Rapport AN sur l’application des accords de Schengen, n° 2095, 21 juin 1995.
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