Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »
Peut-on encore entrer en France ?
On comprend mieux l’attitude actuelle du gouvernement si on la replace dans le fil d’une politique de fermeture des frontières qui ne s’est jamais démentie depuis 1974. Le contrôle des flux migratoires est restée en effet une préoccu- pation partagée par tous les gouverne- ments qui se sont succédé depuis cette date ; et ce contrôle commençant aux frontières, il en est résulté dans ce domaine une continuité remarquable de l’action gouvernementale.
Ainsi, la liste des documents à fournir s’est progressivement et con- tinuellement allongée au cours des dix dernières années, et ne se limite plus, comme initialement, aux « docu- ments et visas exigés par les conven- tions internationales et les règlements en vigueur ». La loi du 29 octobre 1981, loin d’abroger les dispositions restrictives introduites par la loi du 10 janvier 1980, a même ajouté des exi- gences supplémentaires : l’étranger qui veut entrer en France doit fournir non seulement des documents relatifs aux garanties de son rapatriement, mais aussi depuis lors des documents relatifs à l’objet et aux conditions de son séjour - l’idée étant de pouvoir faire le tri entre vrais et faux touristes. La nature des documents exigibles a été précisée par un décret du 27 mai 1982, qui distingue selon les motifs du voyage (séjour touristique, voyage professionnel, visite privée). Dans ce dernier cas, l’étranger doit fournir un certificat d’hébergement visé par le maire de la commune de résidence de la personne qui a établi le certificat, et l’on sait que l’application de cette disposition a donné lieu à de multiples difficultés, les maires étant souvent réticents à accorder leur visa par crainte que les visiteurs - en pratique, souvent la famille - ne s’établissent durable- ment.
Une liste qui s’allonge
La loi du 9 septembre 1986, pour- suivant dans cette voie, a encore ajou- té une condition relative aux moyens d’existence de l’intéressé ; quoique critiquée à l’époque par la gauche comme ouvrant la porte à l’arbitraire, cette disposition n’a pas été abrogée par la loi du 2 août 1989 et reste donc en vigueur. Sans doute le décret du 30 juillet 1987 précise-t-il le contenu de cette condition ; mais ses dispositions restent si vagues qu’elles ne sont pas de nature à supprimer l’arbitraire des autorités de police : « Les justifica- tions (...) sont appréciées compte tenu des déclarations de l’intéressé relati- ves à la durée et à l’objet de son séjour ainsi que des pièces produites à l’ap- pui de ces déclarations et, le cas échéant, de la durée de validité de son visa », se borne-t-il à énoncer.
Mais on n’a pas non plus jugé op- portun de rétablir intégralement les garanties de procédure entourant le refoulement à la frontière et suppri- mées en 1986. La loi du 29 octobre 1981 prévoyait notamment que la production des documents prévus conférait le droit d’entrer sur le terri- toire français, sous réserve d’une éventuelle menace pour l’ordre pu- blic, que le refus d’entrée devait faire l’objet d’une décision écrite et moti- vée dont le double était remis à l’inté- ressé, qui était par ailleurs mis en mesure d’avertir sa famille, son con- sulat ou un conseil, enfin que ce refus ne pouvait donner lieu à une mesure de rapatriement contre le gré de l’inté- ressé avant l’expiration du délai d’un jour franc.
Feu le « droit d’entrer »
La portée de ces innovations était loin d’être négligeable : d’une part elles laissaient entendre que les auto- rités de police avaient désormais compétence liée dans un domaine laissé jusque là à leur appréciation discrétionnaire, pour ne pas dire ar- bitraire ; d’autre part elles donnaient aux personnes refoulées la possibilité effective d’exercer les droits de la défense. La pratique, il est vrai, a démenti ces appréciations optimistes. Dire, d’abord, que la production des documents prévus donne le droit d’entrer sur le territoire est fallacieux, dès lors qu’il est toujours possible de contester la pertinence ou l’authenticité des documents présen- tés. Ensuite, la police de l’air et des frontières n’a pas toujours respecté à la lettre - et c’est un euphémisme - les nouveaux textes, préférant s’en tenir aux termes de la circulaire ministérielle du 31 août 1982, qui aboutissait à priver d’effet les dispositions législa- tives récemment adoptées : « Les étrangers non admis étant normale- ment réticents à l’idée de retourner dans l’Etat dont ils proviennent, il apparaît difficile de leur accorder le bénéfice de ce délai (d’un jour franc) de manière automatique », disait la circulaire. « Par conséquent le béné- fice de ce droit ne devra être accordé à l’étranger que s’il présente une demande écrite et motivée » (sic). On comprend que le Conseil d’Etat n’ait pas éprouvé beaucoup d’hésitations pour annuler - bien tardivement - cette disposition de la circulaire (C.E. 27 septembre 1985, GISTI).
Quoi qu’il en soit, on ne trouvait plus d’allusion, dans la loi du 9 sep- tembre 1986, à un quelconque « droit » d’entrer en France, et la décision de refus d’entrée devenait immédiate- ment exécutoire, sauf dans l’hypo- thèse - bien improbable - où l’autorité consulaire demandait un sursis d’un jour franc. L’exigence d’une décision écrite et motivée restait inscrite dans la loi, de même que la possibilité d’avertir la famille ou un avocat, mais si l’intéressé était remis dans l’avion le jour même de son arrivée, ces deux garanties risquaient fort d’être pri- vées de tout effet utile.
Initialement, le nouveau gouverne- ment avait prévu de ne pas toucher du tout à l’article 5 de l’ordonnance ; cédant aux demandes pressantes du parti socialiste, il a finalement accep- té de rétablir le délai d’un jour franc. La circulaire limite toutefois le champ d’application de cette disposition aux cas où le refoulement a lieu aux fron- tières aériennes ou maritimes, à l’ex- clusion des cas où l’étranger se pré- sente à la frontière terrestre, autre- ment dit où il arrive par la route ou le rail, au motif qu’aucune mesure de rapatriement n’est nécessaire pour mettre à exécution une décision de refus d’entrée à la frontière terrestre. Cette restriction est contestable. En effet, les contrôles policiers ou doua- niers peuvent être - et sont en pratique souvent - effectués alors que l’étran- ger, venu en France par la route ou en chemin de fer, a déjà pénétré sur le territoire national, le poste de douane ou la première gare ne se trouvant pas à la frontière même. En pareil cas, la situation est la même que lorsque l’étranger se présente à un port ou à un aéroport, et le délai d’un jour franc avant la mesure de rapatriement con- serve tout son sens.
La question des visas
Mais on n’a pas réintroduit dans la loi la disposition qui reconnaissait le droit d’entrer en France à l’étranger en possession de tous les documents exigés. Compte tenu du refus de reve- nir sur la généralisation des visas, cela signifie que l’on pérennise le système du double contrôle des entrées sur le territoire : par les autorités consulai- res dans le pays de départ, par la police des frontières à l’arrivée, celle-ci étant en droit de refuser l’accès du territoire à une personne titulaire d’un visa consulaire régulièrement délivré, no- tamment si elle la soupçonne d’être candidate à l’immigration clandestine.
Enfin, rien n’est changé en ce qui concerne les visas. Or le verrou sup- plémentaire que constitue le visa, condition nécessaire mais non suffi- sante pour avoir accès au territoire français, rend l’entrée en France non seulement plus difficile, mais surtout plus aléatoire, en raison de l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont dis- posent les autorités consulaires et la police de l’air et des frontières : un pouvoir dont elles font largement usage et dont il est illusoire de préten- dre contrôler l’exercice, puisque la loi ne revient pas sur la disposition selon laquelle le refus de visa n’a pas à être motivé et que, pour des raisons prati- ques évidentes, la saisine du juge est à peu près impossible à mettre en oeuvre dans ce domaine.
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