Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »
La Tanzanie se fait terre d’asile
Jean-Pierre Alaux
Dommage ! Les 24 millions de Tanzaniens n’ont pu enten- dre, un beau soir de novembre 1988, Pierre Joxe, soudain plus minis- tre de l’Intérieur que socialiste, s’écrier à la tribune de l’Assemblée nationale, sous les applaudissements sincères et enthousiastes de ses prédécesseurs Place Beauvau, Robert Pandraud et Charles Pasqua : « La France n’a pas les moyens de devenir le pays d’accueil de tous les déshérités du tiers-monde » (1). Car cette analyse les aurait inci- tés, en cette veille de célébration du bicentenaire de la Révolution fran- çaise et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à s’interroger sur la conception que l’Europe et, plus généralement, l’Occident se font aujourd’hui de leur place dans l’ordre du monde. Même un Etat comme la France, réputé ouvert à l’innovation dans les rapports Nord-Sud, oublie ses belles intentions dès qu’il s’agit de définir sa politique intérieure. D’un côté, les affaires étrangères ; de l’au- tre, les affaires domestiques, lieu dé- sormais privé, voire privatif, et, de ce fait, nécessairement en contradiction avec la notion même de communauté internationale.
Peut-être les écarts de richesses et de niveaux de vie sont-ils aujourd’hui trop grands pour induire autre chose que du protectionnisme humanitaire de la part des nations nanties ? Peut- être, dans ces conditions, le tiers- monde - parce qu’il continue à y percevoir son intérêt - reste-t-il seul à croire encore que les peuples sont égaux en droits ?
Dans cette hypothèse, la Tanzanie a, pour longtemps, de beaux jours devant elle dans le domaine de la solidarité internationale : pays parmi les moins avancés (comme on le dit à la Banque mondiale), elle offre péni- blement à chacun de ses concitoyens un revenu annuel moyen de 180 dol- lars, ce qui - sans doute - lui confère la capacité d’accueillir sur son territoire 266 200 réfugiés en 1987. La France - qui « n’en a pas les moyens » en dépit d’un produit national brut par habitant de 12 790 dollars (de ce point de vue, 1 Français vaut 71 Tanzaniens) - tolère toujours plus difficilement ses 190 000 réfugiés.
Au pied du Kilimanjaro, on ren- contre donc 1 réfugié pour 90 natio- naux ; dans l’Hexagone, 1 pour 283, soit trois fois plus sur les rivages de l’océan Indien. Ces densités respecti- ves rapportées à la richesse indivi- duelle et à la population des deux pays (24 millions en Tanzanie, 55 millions en France) font que chaque Tanzanien engage un sacrifice relatif 227 fois supérieur à celui de chaque Français.
Au plan de la richesse collective, cette fois, l’écart est plus impression- nant encore. En 1987, la Tanzanie a enregistré un produit intérieur brut de 3 080 millions de dollars, tandis que, pour la France, le P.I.B. se montait à 873 370 millions de dollars (2), soit 283,5 fois plus. Ce différentiel, là encore croisé avec le nombre de réfu- giés et d’habitants respectif, induit l’existence d’un effort en faveur des réfugiés 907 fois plus grand en Tanza- nie qu’en France.
De toute évidence, les sensibilités sont, à cet égard, bien différentes sous les tropiques et sous nos cieux bien tempérés. A Paris, il n’est pas besoin de se situer dans les rangs de la droite extrême pour subir la contamination d’un angoisse relative à l’augmenta- tion du flux des demandeurs d’asile auprès des services débordés de l’Of- fice français de protection des réfu- giés et apatrides (OFPRA). On s’at- tend, pour l’année 1989, à un record de 50 000 dossiers environ. A Dar-es- Salaam, l’arrivée impromptue de 72 000 réfugiés, chassés en 1987 du Mozambique voisin par la terreur in- fligée par la RENAMO (Résistance nationale du Mozambique) soutenue depuis l’Afrique du Sud, a été enre- gistrée avec calme par les autorités. Dès 1988, les nouveaux arrivants étaient installés au sud du pays avec le concours du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR). Cette année 18 500 de leurs compatriotes les ont re- joints.
La Tanzanie est-elle pour autant une exception ou une sorte de perle rare en matière d’accueil des réfugiés ? Sa situation reflète, plus modeste- ment, la distribution des réfugiés sur la planète. En grande majorité issus du tiers-monde, où s’affrontent entre elles par alliés interposés les grandes puissances, ils trouvent, pour la plu- part, refuge dans le tiers-monde. Sur 15 millions environ de réfugiés et demandeurs d’asile (Palestiniens ex- clus) enregistrés dans le monde, l’Europe n’en accueille que 800 000 (5,3%), quand l’Afrique abrite 4 millions d’entre eux (26,6%).
Par les temps idéologiques qui courent en cette très libérale fin de siècle, ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir un pauvre pays socialiste, qui plus est à parti unique - le Chama cha Mapinduzi, Parti de la révolution -, figurer sur la carte de l’Afrique comme un hâvre de paix pour les déshérités de la région, quels que soient leur Etat d’origine et les causes de leur exil. Car, si la Tanza- nie, parfois, expulse de son territoire quelques réfugiés jugés trop activis- tes à l’encontre du gouvernement de leur communauté d’origine (en l’oc- curence, au moins de juin, des ressor- tissants du Burundi, insensibles à l’assouplissement au moins apparent des autorités de Bujumbura à l’égard de la majorité Hutu), elle n’en ac- cueille pas moins des individus mena- cés en provenance de tout son envi- ronnement : dans la région de Kigoma, 154 000 citoyens du Burundi ; dans la région de la Kagera, 22 000 Rwandais ; au sud, dans les régions de Lindi, de Mtwara et de Ruvuma, 90 000 Mozambicains ; à l’ouest, 16 000 Zaïrois ; et, surtout à Dar-es-Salaam, 1 500 réfugiés divers, notamment d’Afrique du Sud. Il y eut, en d’autres temps, des Ougandais victimes de la terreur orchestrée par Idi Amin Dada que l’armée tanzanienne délogea du pouvoir en 1980 à la suite d’une agression de sa frontière occidentale par les troupes du fameux maréchal.
Terre d’asile, la Tanzanie ne pro- duit guère de réfugiés. Autre para- doxe, s’étonneront sans doute les es- prits accoutumés à conjuguer socia- lisme avec répression. La politique de développement conduite par le père de l’indépendance - Julius K. Nyerere - jusqu’en 1985, constitua un puissant facteur de stabilisation. Soucieux d’éviter tout autoritarisme excessif et assez réaliste pour réviser ses orien- tations chaque fois qu’elles s’avéraient décidément impopulaires, le « mwalimu » (les Tanzaniens le sur- nomment "maître d’école"), opta en faveur de l’autosuffisance (self- reliance) et d’un développement au- tocentré qui n’alla d’ailleurs pas sans quelques difficultés.
L’Ujamaa, un socialisme fondé sur la tradition
L’ujamaa - forme tanzanienne d’un socialisme enraciné dans les tradi- tions communautaires africaines - n’a pas toujours soulevé l’enthousiasme, notamment lorsque, en 1967, se déci- da une grande opération de villagisa- tion. Elle entraîna même de vives ré- sistances au début des années 70, quand des fonctionnaires zélés entre- prirent d’accélérer autoritairement les regroupements de populations habi- tuées à vivre dispersées dans la sa- vane. Le champ communautaire des « villages-ujamaa », associé à des lo- pins privés, suscita tant d’opposition et de grèves du zèle que les pouvoirs publics prirent acte de son impopula- rité et adoptèrent le modèle du « vil- lage de développement », d’où toute collectivisation des terres avait disparu.
Aujourd’hui, 9 000 villages ras- semblent 70 à 80% de la population, et la Tanzanie, très arriérée par rap- port à ses voisins du Kenya et de l’Ouganda, notamment au sortir de la colonisation en 1961, figure dans le peloton de tête des pays africains pour ses taux d’alphabétisation et de scola- risation (80% des enfants vont à l’école primaire), ainsi que pour l’espérance de vie (53 ans) grâce à une chute de la mortalité passée de 22o/oo en 1965 à 14o/oo , en 1987. Sans cet effort de concentration démographique, aucune politique sociale d’ampleur n’eut été possible.
Solidarités nationales et internationales
Le dirigisme, appuyé sur l’exis- tence prééminente du parti, certes bureaucratique et parasitaire, a réussi à imposer une justice sociale relative. Les 128 ethnies disséminées sur un territoire presque deux fois plus vaste que celui de la France finirent par former une nation qui n’existait que sur le papier au moment de l’indépen- dance. Cet aboutissement se fit da- vantage au prix d’un équitable par- tage de la pauvreté que d’une distribu- tion de la richesse. Le contrôle des prix, le contingentement des importa- tions, les monopoles des établisse- ments parapublics, la nationalisation partielle de l’appareil industriel ont interdit l’apparition d’élites économi- ques, motrices d’un autre développe- ment moins égalitaire.
Cette austérité sociale a incontestablement contribué à fixer les Tanzaniens sur leurs terres. L’exode vers les villes s’en est trouvé plus échelonné dans le temps et, de ce fait, moins anarchique qu’ailleurs. D’où, sans doute, l’absence remarquable de bi- donvilles aux abords de Dar-es-Sa- laam et l’inexistence de flux migratoi- res vers les paradis économiques oc- cidentaux. L’égalitarisme a cependant conduit nombre d’intellectuels et de cadres sous des cieux plus propices à la réussite individuelle. Le strict numerus clausus imposé aux bache- liers à l’entrée de l’université et le très modeste niveau des salaires ont, en particulier, convaincu bien des diplô- més de s’exiler au Malawi et en Zambie. Une partie de la communau- té indienne, spécialisée dans le com- merce, a également souffert du climat socio-économique local (3).
Il n’en reste pas moins vrai que les valeurs collectives défendues par Nyerere dans le cadre de l’ujamaa ont su créer des solidarités nationales et internationales dans ce pays très défavorité par la nature et par l’his- toire. Les principes qui ont présidé à la conduite des affaires publiques sur le plan intérieur - justice, partage, soli- darité nationale - ont joué comme le socle sur lequel la Tanzanie a fondé la définition de son comportement sur la scène mondiale et régionale. C’est au nom des valeurs intérieures que le gouvernement de Dar-es-Salaam aide aujourd’hui le Mozambique contre ses agresseurs, qu’il accueille les cadres des mouvements anti-apartheid d’Afrique du Sud, qu’il dynamise l’organisation des Pays de la ligne de front et qu’il reste l’un des piliers du Groupe des 77 (association informelle des pays les plus pauvres).
Cohérence oblige, c’est également en raison de cette ligne idéologique que la Tanzanie demeure une terre d’asile pour les victimes des conflits et des oppresssions qui se font jour à sa périphérie.
Qu’en sera-t-il demain de cette détermination en faveur de la justice ? Comme tant d’autres, la Tanzanie a dû signer, en 1986, un accord d’ajus- tement structurel avec le Fonds moné- taire international (FMI). Julius Nyerere a préféré, dans ces condi- tions, céder sa place à Ali Hassan Mwinyi. Déjà les budgets sociaux souffrent de coupes claires, et, dès décembre 1988, Dar-es-Salaam a an- noncé le retrait de ses troupes dépê- chées au secours de l’armée du Mo- zambique (c’est un secret de Polichi- nelle qu’elles y sont néanmoins en partie restées). La société civile, à peine trois années après l’inaugura- tion de la gestion libérale de l’écono- mie, se fragilise au travers de clivages discrets mais réels : l’identité ethni- que trouve matière à se réactualiser dans le nouveau cours de l’histoire, les Indiens s’effraient de leur enri- chissement et Zanzibar se sent, plus que jamais, des envies de grand large. Rien n’assure cependant que la Tan- zanie coure à la catastrophe, d’autant que l’économie donne des signes de frémissements positifs. Mais, neutra- lisée sur le plan des valeurs collecti- ves pour le prix d’un ajustement éco- nomique et financier engagé sous les auspices de la communauté interna- tionale occidentale, la Tanzanie reste- ra-t-elle une terre de justice et d’asile ? L’avenir, de ce point de vue, pour- rait bien réserver de décevantes sur- prises.
(1) Discours du 16 novembre 1988, lors de la discussion des crédits du ministère de l’Inté- rieur.
(2) Chiffres comparables puisque tous tirés du Rapport sur le développement dans le monde, 1989, Banque mondiale, Washington.
(3) Sur la politique tanzanienne, lire : Bernard Joinet, Tanzanie : manger d’abord, Karthala, Paris, 1981 ; Sylvain Urfer, Une Afrique so- cialiste, la Tanzanie, Ed. Ouvrières, Paris, 1976 ; Julius K Nyerere, La Déclaration d’Aruscha, 10 ans après, l’Harmattan, Paris, 1978 ; Denis-Constant Martin, Tanzanie : l’in- vention d’une culture politique, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et Karthala, Paris 1988.
Tanzanie | France | |
Population | 24 millions | 55 millions |
Réfugiés | 266 200 | 190 000 |
PNB/hab. (1987) | 180 dollars | 12 790 dollars |
PIB national (1987) | 3 080 millions $ | 873 370 millions $ |
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