Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »
Les jeunes qui s’en sortent
0n connaît bien évidemment, le cas de la communauté asiatique de Paris : en 1986, on estimait à trois mille cinq cents restaurants, une centaine de magasins d’alimentation, trois supermarchés, dix agences de voyage, trois banques, les établissements gérés par ses membres, sans compter des taxis, des cercles de jeux, des sociétés d’import-export, etc. [1]
Mais le phénomène dépasse largement cette communauté. La main-d’œuvre immigrée, pour l’essentiel salariée, connaît un engouement réel pour la création d’entreprises. Deux explications au moins à ce phénomène qui commence seulement à attirer l’attention des chercheurs [2] : la tradition du commerce et la restauration, ancienne chez les immigrés, mais aussi la crise du modèle « fordiste ». Désormais, l’appareil productif français n’a plus autant besoin de cette main-d’œuvre flexible et faiblement qualifiée qu’avait représenté la grande vague d’immigration d’après-guerre. Et même si l’économie française pouvait accueillir ce type de main-d’œuvre, il n’est pas certain que les jeunes issus de l’immigration accepteraient de venir remplacer leurs pères.
On voit ainsi des jeunes développer l’épicerie ou le café-hôtel du coin de la rue, ou transformer le petit commerce en société d’import-export. Parfois la boutique de vêtements en soldes devient entreprise de création de vêtements. À Paris, il arrive même que le petit restaurant se transforme en chaîne.
La solidarité familiale et amicale, propre à toutes les minorités, est ainsi mise au service de l’esprit d’entreprise. Mais ce goût de l’entreprise « pour s’en sortir » dépasse aujourd’hui le cadre de l’entreprise familiale et n’apparaît plus non plus comme une mode spécifiquement parisienne, comme on a pu notamment le constater à l’occasion de la manifestation organisée conjointement par le ministère des Affaires sociales, le secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports et la Commission nationale pour le développement social des quartiers en mars 1988, destinée précisément à promouvoir « Les jeunes de la réussite ».
Une approche du monde professionnel
Parmi les initiatives les plus significatives du dynamisme dont font preuve les jeunes issus de l’immigration, on peut citer l’« Association des jeunes pour l’initiative et la responsabilité de la Dame Blanche (A.J.I.R.), à Saint-Étienne. Cette association a pour objectif de favoriser l’insertion socio-professionnelle des jeunes, non seulement par des moyens tels que la lutte contre l’échec scolaire et la formation professionnelle, mais aussi en faisant participer les jeunes en difficulté aux actions menées dans le cadre de la réhabilitation du quartier et en amorçant avec eux l’apprentissage concret du monde du travail.
Dans un premier temps, l’association a organisé des chantiers artisanaux d’entretien dans des domaines comme la plâtrerie, la peinture, la maçonnerie, le nettoyage, les espaces verts, ou de petits déménagements. Les jeunes de l’association, à l’occasion de ces chantiers, ont eu en face d’eux, en la personne de l’ouvrier, un interlocuteur adulte qui n’était pas un travailleur social et qui leur a fait toucher du doigt le processus « normal » de la vie active. Ces chantiers ont ainsi permis à ces jeunes une approche du monde professionnel, tout en restant scolarisés.
Le travail effectué était bénévole, mais l’argent produit par les chantiers a servi à financer des projets individuels (achat d’un vélo pour l’un, règlement des… amendes, pour l’autre), et surtout collectifs : camp de ski pour quatre jeunes durant l’hiver 1985, voyage aux États-Unis, pour quatre autres, pendant l’été de la même année.
Forts de cette expérience, quatre de ces jeunes – trois étudiants et un TUC – du quartier de la Dame Blanche ont proposé la reprise d’un magasin dans leur région. Après avoir observé la vie quotidienne de leurs copains et le budget qu’ils consacrent à l’habillement, ils projettent la création d’un magasin de prêt à porter dans le centre ville, qui permettrait, selon eux, de créer trois emplois pour de jeunes stéphanois, ainsi que d’un atelier de styliste pour l’élaboration des vêtements. Le projet, dont le coût initial est évalué à 380 000 F, et pour lequel diverses participations financières ont été demandées (FAS, Conseil général, Caisse d’allocations familiales, Direction de la Population et des Migrations…), est actuellement en cours de montage.
Notes
[1] Voir l’enquête de deux journalistes du Matin de Paris, A. Barnabel et J. Menauteau, publiée dans le numéro du 23 mars 1986
[2] Voir par exemple E. Ma Mung et M. Guillon, « Les commerçants étrangers dans l’agglomération parisienne », Rev. europ. des migrations inter., Vol. 2 n° 3, décembre 1986, p. 135, ou H. Boubakri, « Modes de gestion et réinvestissements chez les commerçants tunisiens à Paris », Vol. 1 n° 1, septembre 1985, p. 49.
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