Article extrait du Plein droit n° 10, mai 1990
« Le droit d’asile en question »

Réfugiés et/ou migrants

Jean-Michel Belorgey

 
À la suite d’un article intitulé « Combattre les idées reçues » et publié dans nos colonnes [1] l’auteur, Jean-Michel Belorgey, a été pris à partie dans la revue Économie et Humanisme. Nous lui redonnons ici la parole.

On savait que le souci commun de défendre de justes causes ne suffisait pas toujours à rapprocher ni les militants d’action sociale, ni les militants de libertés, et que les ressortissants de différentes mouvances ne résistaient pas toujours à la tentation de donner à leurs querelles ou à leurs allergies la préférence sur la défense efficace des intérêts des populations au profit desquelles se développe leur action, ou sur la pédagogie sereine de l’opinion dont dépend l’épanouissement de celle-ci.

La prise à partie des thèses communes au GISTI et à la plupart des mouvements collaborant avec lui à la défense du_ droit d’asile ainsi que des auteurs qui s’en font l’écho autour de laquelle tourne le récent article d’Olivier Brachet, dans le numéro spécial d’Économie et Humanisme de novembre-décembre 1989, n’en est pas moins surprenante.

Pourquoi traiter d’imposteurs ou de fauteurs de confusion mentale des auteurs dont l’analyse n’est, pour peu qu’on leur fasse un peu crédit, pas significativement éloignée de la sienne, à quelques imperfections de formulation près (mais on devrait donner aux autres autant de marge à cet égard qu’on s’en concède à soi-même).

La cause des demandeurs d’asile, celle des migrants, celle d’un mûrissement de l’opinion sur ce sujet, n’a de toute évidence rien à y gagner.

Un accord sur les enjeux

De quoi s’agit-il en effet ?

  • De défendre le droit d’asile, dans toute la mesure de l’acception de ce terme, dont les conventions internationales en vigueur ont suffisamment fixé les contours pour qu’il ne soit normalement pas possible de s’y tromper — sauf si on entend justifier par une amputation des références textuelles un malthusianisme dans l’application de ces conventions ;
  • de faire prendre la mesure des limites qu’en dépit des garanties qu’elles offrent à bon nombre de demandeurs d’asile, pour peu qu’on les applique vraiment, les mêmes conventions internationales comportent de toute évidence, pour répondre aux besoins de ce temps, et cela du double point de vue :
  • de ce qu’il faut bien appeler l’étroitesse de l’approche adoptée lors de leur rédaction face aux différentes catégories d’oppression dont les êtres humains peuvent être victimes ;
  • de la lourdeur des obligations que, nonobstant cette étroitesse, elles font peser sur les États qui les appliquent vraiment ;
  • de développer, parallèlement à la réflexion sur l’avenir du droit d’asile, de façon articulée avec elle, mais pas exclusivement à sa lumière, une réflexion sur les mouvements migratoires dans le monde au cours des prochaines décennies, qui soit susceptible de faire ressortir à la fois l’évidente impossibilité de renoncer à toute maîtrise de ces mouvements, mais aussi le caractère suicidaire d’une stratégie obsidionale, intenable sur le plan pratique, contraire aux intérêts à la fois des pays d’accueil et à ceux de la société internationale, singulièrement du point de vue de la paix.

Si on est d’accord sur ces enjeux, on n’a rien à gagner à prétendre comme c’est la thèse de toutes sortes d’extrémistes animés par des préoccupations contradictoires (soit en finir avec le droit d’asile, soit en redéfinir arbitrairement la portée pour faire coïncider les obligations qu’il comporte avec celles qu’on se croit en état d’assumer, soit en élargir la définition au point de ne plus pouvoir identifier l’objet) — que celui-ci serait totalement détourné de son objet par le jeu de fausses demandes ayant essentiellement pour origine la fermeture des frontières aux migrants ordinaires et la persistance d’une pression migratoire cherchant à se satisfaire par d’autres canaux.

On n’a rien à gagner non plus à qualifier de menteurs ceux qui font observer que le discours sur les réfugiés économiques est pour l’essentiel un discours tendant à se soustraire à une partie des obligations des conventions telles qu’elles sont rédigées, et simultanément à faire porter le discrédit sur les demandeurs d’asile dans leur ensemble (car ce discours a les mêmes effets que celui sur les clandestins qui discrédite tous les immigrés).

Au moins pourrait-on, à cet égard, avant de dénoncer leurs tromperies, se reporter aux sources, de consultation aisée, de leurs affirmations.

D’où proviennent les réfugiés

Il est en effet exact que les demandeurs d’asile ne proviennent pas, sauf exceptions qui tendent peut-être à se développer, mais ne l’ont pour l’instant pas fait massivement, des pays traditionnels d’immigration : le Maghreb ou l’Afrique francophone (Zaïre exclu), et que les demandeurs d’asile originaires de ces pays ne figurent — y compris pour les trois dernières années au terme même des statistiques de l’OFPRA — que pour quelques dizaines parmi les demandeurs d’asile :

Algérie : 40 en 1987, 45 en 1988, 101 en 1989 ; Maroc : 76 en 1987, 47 en 1988, 51 en 1989 ; Tunisie : 55 en 1987, 25 en 1988, 33 en 1989 ; Sénégal : 201 en 1987, 447 en 1988, 1388 en 1989 ; Côte d’Ivoire : 153 en 1987, 228 en 1988, 378 en 1989 — avec une exception, le Mali, où les chiffres ont atteint 802 en 1987, 2703 en 1988, 3807 en 1989.

Il est exact en revanche que l’immigration zaïroise a de longue date tenté d’emprunter les voies de la demande d’asile pour échapper aux blocages de l’immigration ordinaire, et que les Turcs empruntent également cette voie, notamment dans le cadre du reflux auquel les contraint la politique de certains de nos voisins. ; encore faut-il remarquer, en ce qui concerne ces derniers, qu’une distinction opérante entre immigration économique et immigration sous des contraintes politiques apparaît souvent difficile à établir étant donné l’ampleur des ostracismes qui se sont exercés en Turquie au cours de la dernière décennie sur un certain nombre de couches de population.

Une interprétation restrictive

Mais il est encore exact que tous les demandeurs d’asile qui auraient vocation, aux termes de la Convention de Genève, à se voir reconnaître la qualité de réfugiés, n’ont, dans de très nombreuses circonstances au cours des dernières années, pas réussi à obtenir satisfaction en raison de l’interprétation restrictive faite de cette Convention sous trois auspices :

  • parce qu’il y a des zones où il a durablement été considéré comme politiquement inadmissible de conclure à une persécution (les Tamouls pendant 10 ans, l’Afrique Noire francophone, l’Inde) et qu’il y a aussi de plus en plus de zones où on préfère parler de guerres plutôt que de persécutions ;
  • parce qu’il a été fréquemment tiré de la notion de persécutions personnelles ou de menaces de persécutions personnelles, par opposition à persécutions collectives, des conséquences si restrictives, qu’on a même vu un Premier ministre humaniste oublier dans une citation de la Convention de Genève, les dispositions qui y prévoient l’ouverture de l’asile non seulement aux victimes des persécutions mais aux personnes menacées de persécutions, et, plus grave, celles qui ouvrent cet asile non seulement aux persécutés politiques, mais encore aux persécutés ou personnes menacées de persécutions pour motifs ethniques ou religieux ;
  • parce que les exigences manifestées pour l’administration de la preuve requise des persécutions ou menaces de persécutions sont devenues croissantes à mesure que les files d’attente s’allongeaient, à telle enseigne que de nombreux réfugiés d’aujourd’hui n’auraient pas été admis au statut si leur demande se trouvait examinée maintenant au lieu de l’avoir été il y a dix ans (voir le cas des demandeurs d’asile roumains, jusque il y a quelques mois à peine avant les événements qui ont défrayé la chronique).

Misère et persécutions

Sans doute est-il par conséquent raisonnable de considérer, encore qu’on puisse le dire dans des termes moins désinvoltes, qu’« on ne peut pas absorber toutes les misères du monde », mais il serait incontestablement contraire à l’honneur et à la clarté d’esprit d’ignorer qu’on n’est pas identiquement accueillant à toutes les misères, ou de prétendre que toutes les misères sont en régression et que ceux qui se présentent aujourd’hui en excédent de ceux qui se présentaient hier aux guichets de l’OFPRA sont tous des faux réfugiés. Comme si on n’était conscient ni de l’aggravation des persécutions en de nombreux endroits de la planète, ni de la réapparition des persécutions intéressant des collectivités ethniques entières et du recours à l’affamement individuel ou collectif pour avoir raison d’opposants politiques (Touaregs, Tamouls, intellectuels turcs ou sud-américains), ni de ce que les transports à bon marché et la mondialisation poussent des persécutés de plus en plus nombreux à chercher, fut-ce à l’autre bout du monde, des chances de survie.

Si on est d’accord sur cette analyse et sur la déontologie qu’elle implique, la question est donc bien de savoir s’il y a ou non matière à rouvrir une négociation internationale sur le droit d’asile, et dans quelle direction cette négociation devrait s’orienter. Assurément pas dans celle d’une remise en cause du droit d’asile qui, une fois qu’elle aurait été amorcée, déboucherait vraisemblablement sur son anéantissement. Sans doute pas non plus dans le sens d’une restriction des garanties conventionnelles aux victimes de persécutions personnelles : l’asile réservé aux militants qui ont été un jour emprisonnés et torturés, et qui ont miraculeusement échappé à la mort, ressemblerait fort à un asile archéologique.

L’asile réservé aux persécutés politiques traduirait également un repli d’une conception sinon totalement ouverte, du moins entrouverte aux réalités du monde, tenant compte en particulier des affrontements ethniques et religieux, vers une conception sentant encore plus le XIXe siècle que ne le fait la conception en vigueur, qui repose déjà sur une distinction, sinon introuvable, du moins de plus en plus difficile à établir, entre le mauvais gouvernement par acharnement et le mauvais gouvernement par impéritie, désinvolture, accaparement et non-assistance à personne en danger.

Comment réagir ?

Le problème est en réalité clairement :

  • celui du partage du poids de l’asile ;
  • celui de l’action en amont pour limiter les persécutions répondant à la définition classique et aussi les autres (économiques au sens large) — ce qui renvoie à là question de la possibilité d’un ordre international, et des formes de police non impérialiste auxquelles le concert des nations est susceptible de donner naissance ;
  • celui, non moins en amont, des formes possibles de coopération internationale en vue d’un développement maîtrisé associant les populations et ne s’apparentant pas comme trop souvent à des échanges de bons procédés entre chefs politiques et potentats de toute espèce, les démocraties tendant en ce domaine la main aux autocraties et aux totalitarismes plus qu’aux peuples, tant demeure forte dans les rangs de leurs dirigeants la fascination de l’exotisme et des tropiques, le goût des fastes monarchiques et des influences occultes, quand ce n’est pas une sensibilité aux pressions des lobbies et des affairismes les plus louches.

Que tout cela demande du temps est de l’ordre de l’évidence.

Certaines expériences récemment conduites, notamment au cours de l’été 1989, pour faire en sorte que les pays du Sud du Pacifique prennent leur part du fardeau des demandeurs d’asile vietnamiens, sont en effet tout sauf concluantes, et on peut déplorer à cet égard l’insuffisante vigilance du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés.

Les stratégies internationales de coopération demeurent quant à elles hors d’échelle par rapport aux besoins, et l’assainissement des circuits qu’elles empruntent comme des objectifs qu’elles poursuivent est à peine entamé.

La plupart des tentatives de police internationale enfin qui se sont trouvées conduites ont échoué à cause des préoccupations nationales qui les sous-tendaient ou auxquelles elles se heurtaient.

Mais on ne progresse sur un chantier que quand on l’a reconnu, et ce n’est pas parce qu’on se sent hors d’état de progresser sur ce chantier qu’il faut chercher à faire coïncider l’analyse des faits avec les possibilités limitées qu’on se reconnaît, de manière à ne pas avouer les impuissances que l’on redoute.

Voilà pour le problème des réfugiés.

Dissuader ? Encourager ?

Il est quant au reste certain que l’Occident ne résistera pas durablement à la demande de migration des pays du Sud en multipliant les contrôles aux frontières et les dissuasions clandestines aux guichets, notamment à l’encontre des étrangers déjà présents sur le territoire sollicitant le bénéfice de la procédure de regroupement familial. L’Occident tiendra d’autant moins cette gageure que toutes sortes d’opérateurs, moins guidés par le souci humaniste de donner leurs chances aux plus entreprenants des travailleurs sans emploi du Sud, que par le souci de répondre aux propres préoccupations des économies du Nord, continueront à encourager l’immigration clandestine et à employer ceux qu’ils auront attirés sur le territoire des pays développés jusque sur les grands chantiers où ces pays entendent affirmer face au monde leur modernité et leur créativité, tels en France celui des Jeux Olympiques ou celui de l’Arche de la Défense.

Le vide, même relatif, attire nécessairement ceux qui connaissent la misère et le surpeuplement. On ne peut accepter sans risque d’éclatement des sociétés développées que joue sans contrainte le phénomène des vases communicants. Mais il faut lâcher du lest. L’idée de réouverture de quotas de population est à cet égard une de celles dont un gouvernement, non pas visité par une révélation mystique, mais tout simplement soucieux du lendemain plutôt que de l’immédiat aujourd’hui, et libéré de la peur de l’opinion qui fait de trop de gouvernements les otages des inconsciences de celle-ci, devrait par conséquent examiner la plausibilité.

Sans doute une telle réouverture impliquerait-elle un changement de régime dans la conduite des politiques d’insertion. Au moins y gagnerait-on de ne plus sans cesse parler de clandestins, même quand il s’agit en réalité d’irréguliers qu’on a fabriqués, et ne pas rêver d’échapper au problème plutôt que d’y faire front. Au moins y gagnerait-on aussi de s’attaquer à cette tâche essentielle d’éveiller l’opinion aux défis auxquels seront confrontées les générations à venir, et vraisemblablement même les toutes prochaines. IL n’est pas plus raisonnable de vivre comme si de rien n’était sous la menace d’un déferlement démographique arbitrairement contenu que sous celle d’un barrage dont la retenue risque de céder.

Une autre vertu et non la moindre d’une telle démarche serait de faire clairement apparaître qu’une politique d’insertion à la petite semaine ne sera jamais suffisante pour assurer la cohésion sociale nécessaire, face à tous les défis qui guettent notre société, et qu’une certaine dose de proconsulat est dans certaines circonstances nécessaire à la survie de la démocratie politique et sociale.




Notes

[1Plein Droit n° 6.


Article extrait du n°10

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 12:38
URL de cette page : www.gisti.org/article3953