Article extrait du Plein droit n° 43, septembre 1999
« Outre-mer, autre droit »

Un îlot d’exception dans une République indivisible

Isabelle Denis

Avocate au Barreau de la Guyane

Invoquant, sans jamais la définir, la « situation particulière » de la Guyane, tous les gouvernements qui se sont succédé depuis quinze ans ont maintenu, parfois avec l’aval du Conseil constitutionnel, une législation d’exception à l’égard des étrangers : suppression des dispositions protectrices, multiplication des contrôles d’identité, reconduites à la frontière innombrables et sans recours possibles, non application de la circulaire de régularisation du 24 juin 1997, etc. Dans ce département français, la loi française sur l’immigration ne s’applique que dans ses dispositions les plus répressives.

La circulaire de 24 juin 1997 du ministre de l’intérieur préconisant un réexamen de la situation de certaines catégories d’étrangers en situation irrégulière et la délivrance d’un titre de séjour a permis la régularisation en métropole de milliers de sans papiers.

Peu se sont cependant émus du fait que ce texte ne s’adressait qu’aux préfets des départements métropolitains. La Guyane (et les autres DOM) a été exclue de cette mesure de régularisation alors que le nombre d’étrangers vivant depuis longtemps sur le sol guyanais, parfaitement intégrés et dont les enfants sont scolarisés est justement très important. L’Ordre des avocats du Barreau de la Guyane avait d’ailleurs adressé, le 27 juin 1997, une motion au ministre de l’Intérieur pour dénoncer cette discrimination.

Cette exclusion n’est cependant pas un hasard. Si l’on se penche sur la législation applicable aux étrangers de Guyane, on constate en effet qu’elle est sur bien des points dérogatoire au droit commun. Insidieusement, les gouvernements successifs ont pris soin d’exclure la Guyane du bénéfice de toutes les dispositions favorables aux étrangers sans qu’aucune justification valable ne soit jamais apportée. On pouvait s’attendre à ce que les députés qui ont voté la loi du 11 mai 1998 réforment les dispositions d’exception. Ils ont pourtant choisi, une fois encore, de privilégier le statu quo.

Il est vrai que le rapport Weil, qui a largement inspiré les rédacteurs de la loi du 11 mai 1998, n’aborde la question de l’immigration dans les DOM que dans sa conclusion et en ces termes : « Nous n’avons pas évoqué la question de l’immigration dans les départements d’outre-mer. En effet, elle ne se pose pas dans les mêmes termes qu’en métropole. L’immigration, notamment irrégulière, y a des effets contradictoires : elle crée une lourde charge pour les services publics, notamment hospitaliers et scolaires, mais la présence de main-d’œuvre bon marché est un élément important de l’économie locale.

Une politique d’immigration adaptée aux départements d’outre-mer devrait allier une répression plus active du séjour irrégulier et du travail clandestin et des programmes de coopération renforcés avec les États voisins. Une approche rénovée des conditions de circulation à l’intérieur de la zone caraïbe, correspondant notamment aux besoins économiques saisonniers, pourrait également être mise à l’étude.

Compte tenu de la spécificité géographique, sociale et économique de chacun de ces départements, qui concernent de nombreux ministères et administrations locales, nous proposons que la question de l’émigration vers les départements d’outre-mer soit traitée par une mission interministérielle qui s’y rendrait dès le mois de septembre ».

Cette mission qui, à notre connaissance, n’a toujours pas eu lieu deux ans plus tard serait en effet particulièrement utile et permettrait, après une étude précise des particularités de la Guyane et des autres DOM, d’envisager une réforme législative qui mettrait fin à cette situation discriminatoire.

La pression constante des contrôles d’identité

L’article 18 de la loi n° 97-396 du 24 avril 1997 a complété l’article 78-2 du code de procédure pénale par la disposition suivante : « dans une zone comprise entre les frontières terrestres ou le littoral du département de la Guyane et une ligne tracée à vingt kilomètres en-deçà, l’identité de toute personne peut être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi ».

Cette disposition, qui ne s’applique qu’à la Guyane, permet aux forces de police et de gendarmerie chargées du contrôle de l’immigration, de contrôler l’identité de chacun, français ou étranger, à tout moment, sans que les conditions légales posés par l’alinéa 1er de ce même article soient réunies. Il n’est donc pas nécessaire, pour que l’identité de quelqu’un soit contrôlée, que cette personne ait commis ou tenté de commettre une infraction, qu’elle se prépare à commettre un délit ou un crime ou qu’elle fasse l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.

Le lieu du contrôle ainsi défini – une bande terrestre de vingt kilomètres aux frontières terrestres ou littorales de la Guyane – représente en fait 95 % de la zone habitée de la Guyane et touche donc 95 % de la population.

La loi prévoit certes ce type de contrôle élargi et dérogatoire au droit commun dans les zones de transit international (ports, gares, aéroports), et sur une zone de vingt kilomètres en-deçà des frontières terrestres de la France avec les pays parties à la Convention de Schengen, mais elle ne le prévoit dans aucune autre région française.

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 27 mars 1997 de la validité de ces dispositions spécifiques à la Guyane. Les auteurs de la saisine rappelaient que la jurisprudence du Conseil constitutionnel a subordonné la constitutionnalité des lois instituant des contrôles d’identité à la condition que ces lois n’ouvrent pas la voie à « la pratique de contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires incompatibles avec le respect de la liberté individuelle »

En effet, saisi de la validité du septième alinéa de l’article 78-2 du code de procédure pénale, modifié suite aux accord de Schengen, le Conseil constitutionnel avait estimé, dans une décision n° 93-323 du 5 août 1993, que : « considérant que la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes ou des biens est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que toutefois, la pratique de contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ; que s’il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d’identité d’une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l’autorité concernée doit justifier dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public qui a motivé le contrôle ; que ce n’est que sous cette réserve d’interprétation que le législateur peut être regardé comme n’ayant pas privé de garanties légales l’existence de libertés constitutionnellement garanties ».

Or, la disposition incriminée transpose précisément à la Guyane le régime applicable aux zones des départements métropolitains qui jouxtent les frontières des États parties à la Convention de Schengen, régime qui n’avait été validé par le Conseil constitutionnel qu’en raison des conséquences de la suppression des contrôles aux frontières prévus par ladite convention. Les contrôles aux frontières existent et demeurent en Guyane, si bien que la circonstance spécifique qui avait justifié l’extension considérable du contrôle d’identité fait défaut.

L’aval du Conseil constitutionnel

Pourtant, par décision n° 97-389 du 22 avril 1997, le Conseil constitutionnel a validé le régime applicable à la Guyane. Il a en effet estimé que : « les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques particuliers d’infractions et d’atteinte à l’ordre public liés à la circulation internationale des personnes : que ,dès lors, la situation particulière du département de la Guyane au regard de l’immigration clandestine a pu conduire le législateur à prendre les dispositions critiquées sans rompre l’équilibre que le respect de la Constitution impose d’assurer entre les nécessités de l’ordre public et la sauvegarde de la liberté individuelle ».

La Guyane est donc assimilée à une vaste zone de transit international…

Nous savons que le principe d’égalité n’interdit pas à un État de répondre par des réglementations différentes à des situations présentant une spécificité évidente. Cependant toute restriction à des principes constitutionnels tels le principe d’égalité devant la loi, ou celui de l’indivisibilité de la République doit être justifié(1), et chacun est en droit d’être exigeant sur la nature de cette justification s’agissant d’atteinte à des principes constitutionnels. Or, le Conseil constitutionnel s’est contenté d’invoquer la « situation particulière de la Guyane » en se gardant bien de définir cette particularité.

Afin de comprendre le sens de cette décision, il est intéressant de se référer aux observations du gouvernement présentées suite à la saisine du Conseil constitutionnel et qui semblent avoir convaincu ce dernier. On peut y lire que : « la sensibilité stratégique du centre de Kourou, ainsi que la grande facilité avec laquelle on peut gagner le littoral par pirogue depuis les États voisins, justifient l’extension du dispositif envisagé à la bande littorale ».

Cet argument est symptomatique de la méconnaissance de la Guyane dont font preuve les responsables politiques. Ceux qui connaissent la Guyane savent que la zone de lancement de Kourou, d’une superficie équivalente à la Martinique, est aussi inaccessible qu’une centrale nucléaire, et que l’on ne peut y pénétrer qu’après de multiples contrôles dont le contrôle d’identité effectué par les services de sécurité interne. Que les contrôles d’identité sur le reste de la Guyane se fassent dans les conditions de droit commun ou dans les termes de la loi du 24 avril 1997 n’a aucune incidence sur la sécurité du centre spatial qui est, en tout état de cause, déjà parfaitement assurée.

Quant à l’accessibilité du littoral en pirogue, elle fera sourire toute personne qui a déjà mis les pieds sur le territoire guyanais car il est quasiment impossible en raison des courants d’atteindre la côte en pirogue par la mer. La traversée Haïti-Guyane en pirogue est à ce jour un exploit jamais réalisé !

L’immigration clandestine se fait essentiellement par le Surinam et c’est à cette frontière que les contrôles doivent s’effectuer. Un contrôle normal, comme il en existe sur le reste du territoire national. Rien ne justifie un contrôle généralisé sur tout le territoire habité, contrôle qui porte atteinte à la liberté individuelle de tous, étrangers et Français. Cependant, les créoles guyanais et les métropolitains sont épargnés par ces contrôles ce qui évite toute protestation des élites politiques ou administratives. On constate en fait que les contrôles d’identité sont à la fois généralisés et discrétionnaires, qu’ils touchent quasi exclusivement les populations étrangères ou d’origine étrangère, contrôles incompatibles avec le respect de la liberté individuelle au regard de la décision du Conseil constitutionnel de 1993.

On peut s’étonner et regretter que le gouvernement actuel issu, pour nombre de ses membres, du même parti que les députés socialistes qui avaient saisi le Conseil constitutionnel en 1997, n’ait pas fait modifier ce régime à l’occasion de l’adoption de la loi du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile.

Dix mille reconduites par an

Supprimée par la « loi Debré » du 24 avril 1997, la commission de séjour réapparaît dans la « loi Chevènement » du 11 mai 1998 sous le nom de commission du titre de séjour. Composée du président du tribunal administratif ou d’un conseiller délégué, qui préside, d’un magistrat désigné par l’assemblée générale du tribunal de grande instance du chef-lieu du département, et d’une personne qualifiée désignée par le préfet pour sa compétence en matière sociale, elle est saisie par le préfet « lorsque celui-ci envisage de refuser de délivrer ou de renouveler une carte de séjour temporaire à un étranger mentionné à l’article 12 bis ou de délivrer une carte de résident à un étranger mentionné à l’article 15 ». L’article 12 bis comporte onze catégories de personnes auxquelles est délivrée de plein droit, sous réserve de la menace de l’ordre public, une carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » qui permet l’exercice d’une activité professionnelle. L’article 15 définit les bénéficiaires de la carte de résident de plein droit.

Cette disposition protectrice des droits des étrangers a, cette fois, été étendue aux DOM… sauf à la Guyane et Saint-Martin où elle ne sera applicable qu’à l’issue d’un délai de cinq ans.

Pourquoi priver les étrangers guyanais de cette garantie, surtout quand on sait qu’en Guyane, la décision de refuser une carte de séjour dont un étranger aurait du bénéficier de plein droit est prise par une seule personne avec tous les risques d’injustice et d’arbitraire que cela comporte ?

Les étrangers titulaires d’une carte de séjour les autorisant à exercer une activité professionnelle ou d’une carte de résident, ne peuvent, dans les DOM, travailler que dans le département qui leur a délivré cette carte et non pas sur l’ensemble du territoire français comme l’y autorisent les cartes délivrées en métropole.

Une fois encore pourquoi une telle restriction qui empêche un étranger en situation régulière de circuler librement sur le territoire national ?

Depuis la loi du 11 mai 1998, la Guyane est maintenant le seul département français (avec St Martin) dans lequel les étrangers qui se sont vu notifier un arrêté de reconduite à la frontière ne bénéficient pas de recours suspensif devant le juge administratif. Les autres DOM qui étaient auparavant également exclus de ce recours pour des périodes renouvelées de cinq ans, se voient enfin appliquer le droit commun.

Ce recours est possible en Guyane mais n’est pas suspensif, c’est-à-dire que l’étranger sera éloigné avant que le juge ait statué sur sa demande. Autant dire qu’il est illusoire et que l’étranger ne dispose pas d’un « recours effectif », au sens de la Convention européenne des droits de l’homme contre la décision préfectorale. Aucun juge ne contrôle donc la légalité des décisions administratives de reconduite à la frontière et, dans un département où il est procédé à dix mille reconduites à la frontière par an, chacun pourra avoir conscience de l’ampleur des conséquences humaines de l’exécution de décisions illégales ou prises trop rapidement sans examen de la situation notamment familiale de l’intéressé. Combien de familles séparées, de personnes véritablement déracinées qui sont reconduites à la frontière alors qu’elles vivaient depuis des années en Guyane ?

Un état de « mini-droit »

Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire que la Guyane était un « îlot de prospérité dans un continent pauvre » ? La différence de niveau de vie entre la Guyane et les pays voisins est-elle une justification suffisante pour porter atteinte à des principes aussi essentiels que l’égalité de tous devant la loi dans une République qui se proclame une et indivisible ? Nous ne le croyons pas. Il est d’ailleurs bien présomptueux de penser que les gens quittent leur pays, leur famille, leur environnement familier et culturel uniquement pour bénéficier des quelques commodités sociales de la France(2).

Cette analyse est contestable et il apparaît que l’immigration en Guyane a pour origine essentiellement le regroupement des familles. La France est bien mal venue de s’y opposer au regard de ses engagements internationaux. La Guyane n’est pas plus « perméable » que le reste de la métropole. Il est tout aussi facile ou difficile de pénétrer sur le territoire français en passant par l’Espagne ou l’Italie que de venir de Haïti en Guyane. La situation géographique ne peut suffire pour justifier des dispositions qui heurtent les principes essentiels de notre République. Et puis, il suffit de venir en Guyane pour se rendre compte que ce département n’est pas une vaste zone de transit international ou des populations étrangères affluent par milliers. C’est un département où, comme partout en France, les habitants qu’ils soient Français ou étrangers sont installés, vivent et travaillent. Il nous paraît parfaitement injustifié d’y imposer une législation d’exception. Le principe d’égalité de tous devant la loi, étrangers de métropole ou étrangers de Guyane doit être réaffirmé et se traduire par une réforme législative qui sortira la Guyane de l’état de « mini-droit ».


(1) « Des DOM en mini-droit », Jean-Pierre Alaux, Plein Droit n° 36-37, décembre 1997.

(2) L’injustifiable : les politiques françaises de l’immigration, Monique Chemillier-Gendreau, Editions Bayard, 1998.



Article extrait du n°43

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 19:42
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