Article extrait du Plein droit n° 43, septembre 1999
« Outre-mer, autre droit »

La liberté de circulation en musiques

Christophe Daadouch et Marc Fromentin

Gisti

Deux mois presque jour pour jour après le concert « Liberté de circulation » du 7 avril 1999 à l’Elysée-Montmartre, les musiciens et le chanteur de Blankass, l’un des trente-six groupes qui ont soutenu le Gisti, rencontrent, à leur demande, des membres de l’association. Au fil de la discussion, ils expliquent qu’ils n’entendent pas en rester à une collaboration ponctuelle, qu’ils veulent en savoir davantage sur les difficultés des étrangers, sur le travail du Gisti, sur la liberté de circulation. Au risque de nuire aux ventes de ses propres disques, Blankass n’hésite pas, à chacun de ses propres concerts, à promouvoir le CD du Gisti où figure l’un de ses tubes, « On n’est pas des chiens ». Le groupe insiste pour que le Gisti organise une réunion avec les autres artistes du concert de façon à ce que tous ceux qui le souhaitent puissent continuer à entretenir des liens et à défendre l’idée de la liberté de circulation.

Ce projet séduit les musiciens auxquels le Gisti commence à le soumettre. Rodolphe Burger, Noir Désir, Akosh S, Général Alcazar sont partants. Bref, au fur et à mesure que le temps passe, une bonne partie des groupes qui se sont gratuitement produits pour consolider les finances du Gisti sont toujours à ses côtés et entendent y rester.

Les charmes d’une cause politique

De l’avis des artistes les plus motivés – tous ne sont pas dans le même état d’esprit –, leur engagement tient au fait que, cette fois, on ne leur a pas proposé, comme souvent, de prêter leur talent à une cause « humanitaire », de celles qui font consensus. « Personne n’est pour le sida, ni pour la famine, ni pour les SDF », explique Akosh S à la chaîne de télévision Paris-Première. « Quand on nous demande de jouer pour ces causes-là, tout le monde peut y aller. En revanche, une grande partie de l’opinion et des politiques sont opposés à la liberté de circulation. De ce fait, notre participation exprime un engagement politique. Si l’on veut que cet engagement ait un sens, il faut s’y tenir dans la durée ». Au Nouvel Observateur [1], Bertrand Cantat de Noir Désir avait affirmé : « Nous ne participons pas aux causes les plus médiatiques. Toute l’armada du show-biz est là, ils n’ont pas besoin de nous. En plus, ce sont des causes purement humanitaires et consensuelles, sans aucune dimension politique ».

L’idée du concert de soutien au Gisti est née, en novembre 1998, dans les locaux des Inrockuptibles. A peine Sylvain Bourmeau et Christian Fevret, journalistes de cet hebdomadaire culturel, apprennent-ils la perspective de difficultés financières pour l’association qu’ils décident de l’aider. Avec Alias, organisateur de concerts, ils prennent contact avec Rodolphe Burger, un ami de longue date du Gisti qui, avec Doctor L, a déjà enregistré le single « Egal Zéro », dont les recettes vont dans les caisses de l’association depuis deux ans [2]. Ils s’adressent aussi à Noir Désir. Initialement, à l’affiche du concert qui se profile à l’horizon, il devait y avoir quatre ou cinq groupes. Mais, à la surprise générale, les adhésions à cette initiative se multiplient au fil des semaines. Le 7 avril 1999, jour du concert, ils seront une quarantaine de chanteurs et de formations musicales. Rock, rap, techno, chanson dite « française », musiques latino-américaines et maghrébines sont de la fête. Et ils se mélangent souvent – chanteurs, musiciens, groupes, styles musicaux. Bref, les frontières sautent.

A vrai dire, on a l’impression que l’« armada du show-biz » – du moins, une fraction non négligeable – est là, n’en déplaise à Bertrand Cantat. Peu à peu, une bonne partie de cette armada dresse l’oreille à ce que le Gisti tente de lui expliquer. Selon une information incontrôlée qui circule d’abord, le concert viserait à soutenir les sans-papiers : c’est simple, racoleur, humanitaire et presque consensuel. Pour redresser la barre, le Gisti met promptement les points sur les « i » au risque de décourager les intentions vertueuses. Aucune ne baisse les bras. Lentement mais sûrement, la liberté de circulation, qui donne son nom à l’événement à venir, suscite de la curiosité. La conférence de presse du 3 avril et les répétitions sont l’occasion d’en discuter notamment avec Rodolphe Burger, les X, Theo Hakola, Noir Désir, Akosh S, Louise Attaque, Sergent Garcia. D’autres manifesteront leur intérêt plus tard : Blankass, Femmouzes T, France Cartigny, KDD, Général Alcazar. A certains signes, on pressent que cette liste n’est pas close.

Festival de musiques et d’idées

Bien des artistes ont des raisons personnelles de soutenir la « bonne cause ». Little Bob, Akosh S, Rita des Femmouzes T., Theo Hakola et peut-être quelques autres ont été sans-papiers ou ont éprouvé des difficultés pour obtenir des visas.

Il n’y a pas que des chanteurs et des musiciens à entrer dans la danse. Camera au poing, des cinéastes tourneront des images du concert. En un week-end, une dizaine de réalisateurs – Chris Marker, Jacques Audiard, Agnès Obadia, Mathieu Amalric, Arlette Girardot, Samir Abdallah, Jean-Pierre Limosin, Catherine Corsini – s’engagent dans une aventure qui devrait les conduire à réaliser, d’ici à la fin de 1999, le film du concert.

Les efforts du Gisti pour que le concert et le disque ne restent pas de purs moyens de consolidation financière (ce qui est cependant essentiel) ne sont pas vains : des idées passent, des relations humaines et intellectuelles se tissent. Il n’est pas impossible que le Gisti ait élargi son audience et que, désormais, il dispose de nouveaux alliés qui, chacun à sa manière, l’aideront à défendre les droits des étrangers et à promouvoir l’idée que la fermeture des frontières, c’est idiot.

Au concert, l’Elysée-Montmartre, qui avait gratuitement prêté sa salle, a accueilli près de 2 000 spectateurs pour sept heures de festival : festival musical, évidemment ; festival d’idées aussi. Les applaudissements qui saluent le discours de Danièle Lochak sur la liberté de circulation, sur le sort des sans-papiers ne sont pas de pure politesse. Sur scène, beaucoup d’artistes ont publiquement justifié leur présence par un petit mot d’explication politique. Quand Akosh S et France Cartigny lisent le texte-pétition « Faites circuler » , qui revendique la fin de la fermeture des frontières, la régularisation de tous les sans-papiers, le droit de vote aux étrangers, ils n’ont dérangé personne. A la sortie, il y avait même de la réjouissance sur les visages au moment où l’on a donné l’affiche du concert au public : côté face, « Liberté de circulation » s’impose comme le mot d’ordre de la manifestation ; côté pile (le Gisti a trop de choses à dire pour ne pas s’exprimer recto/verso), c’est l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme – « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays » – qui tient la vedette. Tout cela n’ennuie personne. Contrairement aux idées reçues, serait-il encore possible d’associer spectacle et politique ?

Des « P’tits Papiers » pour les sans-papiers

Grâce à Rodolphe Burger, la musique a d’ailleurs trouvé des accents politiques. La résurrection des « P’tits Papiers » de Gainsbourg renvoie avec humour aux sans-papiers. Chanté par Jeanne Balibar, France Cartigny, les Femmouzes T, Dadou et Diésel de KDD, Noir Désir, Akosh S, Rodolphe Burger (qui a par ailleurs sa propre version de la chanson), Theo Hakola, Blankass et Grégoire Simon des Têtes Raides, ce sera l’« hymne » du concert et celui du CD, à partir duquel Jacques Audiard réalisera le clip du disque.

Le CD, issu du concert et mis en vente au début de juin, n’a pas non plus la langue dans sa poche : boîtier, livret sont plus politiques que musicaux. Il serait bon qu’il séduise un large public : pour les idées qu’il contribue à diffuser au-delà des militants ; pour les finances du Gisti que le concert n’a pas réussi à renflouer. La multiplicité des artistes sur scène a, en effet, entraîné des frais techniques que les recettes compensent à peine.

L’histoire de ce concert et de ce CD, sans précédent dans l’histoire du Gisti, est donc loin d’être terminée. L’avenir dira si, financièrement, c’était une initiative opportune. Que fera le Gisti de rentrées financières inhabituelles si le CD est un succès ? D’autres incertitudes demeurent. Quel sera le destin de la relation qui s’est établie entre le Gisti et les artistes toujours mobilisés ? Comment entretenir une collaboration avec eux sans céder à la tentation du simplisme ? Comment le Gisti va-t-il assimiler sa notoriété ainsi étendue, sans tomber dans les travers que d’autres organisations ont connues dans des circonstances similaires ?


Les artistes du concert et/ou du disque :

Akosh S. Unit / Blankass / Doctor L / Dominique A / Etienne de Crecy / Fabe / Femmouzes T / Fonky Family / France Cartigny / Françoise Breut / Général Alcazar / Gnawa Diffusion / Grégoire Simon (Têtes Raides) / Jacno / Jeanne Balibar / KDD / Kid Loco (747) / Kosmo Vitelli / Les X / Little Bob / Little Rabbits / Louise Attaque / Married Monk / Melville / Miossec / Noir Désir / Orchestre national de Barbès / Philippe Poirier / Pierpoljak / Rachid Taha / Rita Mitsouko / Rodolphe Burger et Meteor Band / Scred Connexion / Sergent Garcia / Silvain Vanot / Terry Moïse / Theo Hakola / Yann Tiersen

Le Show-biz et les idées



Même les belles histoires finissent par poser des questions d’éthique dès qu’elles comportent une dimension financière. A titre d’indice, il y a le superbe clip réalisé bénévolement par Jacques Audiard pour soutenir les ventes du CD du Gisti. Présenté à M6 pour achat au début de juin dans la perspective de soixante passages sur l’antenne, ce petit film s’est vu imposer des coupes par la chaîne : suppression de la phrase « Des papiers pour tous les sans-papiers » au début du document ; suppression encore des images montrant le logo du Gisti, son sigle développé et quelques mots d’un bref texte expliquant son travail.

Après discussion et non sans quelques hésitations, le Gisti a accepté ces contraintes, jugeant que l’essentiel est de diffuser le clip et le CD, qui expriment le message « Liberté de circulation ».

Cette mésaventure montre que libéralisme marchand et liberté d’expression ont parfois du mal à s’accorder.

État des ventes



En juin, Naïve a distribué aux revendeurs environ 21 000 CD dont 10 500 la première semaine. En juillet, 2 000 exemplaires ont été vendus et 1 500 en août.

À ce jour (mi septembre) environ 25 000 disques ont été distribués.




Notes

[1N° 1804, 3 au 9 juin 1999, « Le rock des sans-papiers ».


Article extrait du n°43

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 19:58
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