Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »
Une mixité insupportable : De l’acharnement contre les couples mixtes
Une des conséquences de la loi du 24 août 1993, modifiant l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur les conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers, est de porter gravement atteinte au droit, pourtant reconnu comme droit fondamental dans les traités internationaux et la Constitution française, de vivre en famille.
Cette atteinte vise les étrangers qui ont fixé leurs attaches en France, mais aussi les Français dont certains membres de la famille sont étrangers c’est le cas, en particulier, de ceux qui ont choisi de se marier avec un(e) ressortissant(e) non européen(ne).
La réglementation en vigueur oppose une série d’obstacles qu’aucun argument sérieux ne justifie.
Le premier obstacle se situe au moment du projet de mariage : au nom de la lutte contre les « mariages blancs », un climat de suspicion généralisé incite les maires à se transformer en auxiliaires de police zélés, en signalant à la justice tout étranger qui souhaite épouser un Français. Il s’ensuit, dans le meilleur des cas, un interrogatoire inquisitorial du couple avant que le mariage puisse avoir lieu, et dans le pire des cas l’arrestation du conjoint étranger avant qu’il ait pu être célébré.
Le second obstacle, plus directement issu de la loi du 24 août, empêche les étrangers, conjoints de Français, de séjourner régulièrement en France s’il n’y étaient pas déjà résidents avant le mariage. En effet, la loi subordonne désormais la délivrance d’un titre de séjour à leur présence régulière en France au moment où ils le sollicitent. Ce qui implique qu’ils doivent être couverts soit par un titre de séjour (en tant qu’étudiant, ou visiteur...), soit par un visa en cours de validité. Ceux qui se sont mariés en France alors que leur visa, ou le titre de séjour dont ils disposaient, est expiré, ne peuvent espérer régulariser leur situation : ainsi forcés à la clandestinité, ils risquent, pendant la première année du mariage, d’être à tout moment interpellés et reconduits à la frontière, avec fort peu de chances d’être autorisés à revenir rapidement en France.
Le troisième obstacle est lié, en effet, aux pratiques consulaires en matière de délivrance de visas : à supposer que le couple se soit marié à l’étranger, ou qu’après le mariage en France, ne réussissant à régulariser sa situation, l’étranger soit reparti dans son pays, il n’a aucune garantie, malgré ses attaches matrimoniales avec un(e) ressortissant(e) français(e), de pouvoir rentrer en France.
C’est ainsi que, du fait de cette combinaison de pratiques et de textes législatifs, de nombreux ressortissants français sont soit séparés de leur conjoint, soit contraints à vivre en France dans une précarité permanente (risque d’arrestation, impossibilité de travailler, absence de protection sociale pour leur conjoint étranger), au mépris des droits les plus élémentaires.
Face à ces graves atteintes au droit de vivre en famille, le mouvement familial s’est mobilisé autour de trois associations, et avec le soutien de l’Union national des associations familiales. Un comité de défense des mariages et des couples mixtes a été constitué par le CNAFAL, la CSF, le CNAPFS [1] et le Gisti. Face à l’urgence de la situation, le comité s’est fixé deux objectifs :
- exiger du gouvernement qu’il prenne en compte la situation dramatique de ces couples et leur permette de demeurer sur le territoire.
- obtenir l’abrogation des lois en contradiction avec les textes de référence (Déclaration des droits de l’homme, des droits de l’enfant, Convention européenne).
Ajoutons que ces mêmes associations ont adopté une résolution lors de la Rencontre internationale pour le droit de vivre en famille des immigrés en Europe qui s’est tenue à Bruxelles les 4,5 et 6 novembre 1993. Elles se sont engagées à poursuivre l’action entreprise en faveur du droit de vivre en famille des immigrés et à mener une action commune avec les organisations présentes à Bruxelles.
Actuellement, près de trois cents dossiers transmis par les associations familiales au ministère de l’Intérieur sont dans l’atttente d’une réponse. Des permanences sont organisées au sein du Cnafal afin d’accueillir les couples en difficulté et de les aider... Une telle mobilisation des associations familiales en faveur des populations immigrées est sans précédant dans leur histoire.
Plein droit donne la parole à deux de leurs responsables :
- Aminata Koné, secrétaire confédérale à la Confédération syndicale des familles, a en charge le problème des mariages et des couples mixtes.
- Ruben Urrutia, secrétaire général du Cnafal (Conseil national des associations familiales laïques) est responsable, au sein de son mouvement, des familles immigrées.
Quelle est la situation familiale des couples qui s’adressent à vous ?
Aminata Koné : Dans le cas le plus fréquent, ces personnes ont vécu maritalement et ont, la plupart du temps, un ou deux enfants. On ne peut donc pas préjuger de leur mauvaise foi. Ce n’est pas possible de dire que tout le monde est de mauvaise foi. En ce moment, il y a beaucoup de problèmes mais ils existaient déjà, sous une autre forme, du temps de la gauche.
Et, à l’époque, votre association s’était-elle mobilisée ?
A. K. : On s’est largement mobilisés contre le décret Dufoix [2]. On a considéré qu’il allait à l’encontre des droits de l’homme, de la vie familiale. Mais c’est vrai aussi qu’avant cela, nous avions d’autres champs d’action. On s’est beaucoup plus battus sur le terrain de la citoyenneté, pour qu’il y ait une participation des populations étrangères à la vie publique.
Pensez-vous que le mouvement familial puisse faire avancer les choses concernant les problèmes que rencontrent les populations immigrées, notamment le droit de vivre en famille ?
A. K. : Je pense que c’est quand même possible parce que l’Unaf est une institution qui est écoutée, qui a ses entrées un peu partout.
Quelle est justement la position de l’Unaf sur cette question des couples mixtes ?
A. K. : Elle est assez favorable. C’est vrai qu’il y a plusieurs tendances au sein de l’institution, dont certaines sont conservatrices, voire même, cela arrive, d’extrême-droite. Mais là, vraiment, au sein de l’Unaf, on a été très sensibles à ce problème-là. D’abord parce que les associations familiales l’ont pris en charge et l’ont présenté sous un angle qui ne pouvait pas impliquer le refus. Nous sommes allés avec le dossier en disant : « c’est la vie des familles qui est en cause, ce n’est pas un individu ». Même si ce sont des individus qui sont concernés, il s’agit d’une entité, de la famille. Pour l’Unaf, toutes tendances confondues, il était d’ailleurs impossible qu’une telle atteinte au droit des familles existe. C’est la raison pour laquelle elle a pris le problème à bras-le-corps.
Comment voyez vous l’avenir de ce mouvement de défense du droit de vivre en famille des immigrés ?
A. K. : On ne sait pas encore comment tout cela va aboutir. Le mouvement va continuer jusqu’à ce qu’on trouve une solution juridique. Notre souci est de mettre l’opinion publique avec nous et ça n’est pas évident. D’autant plus que le discours officiel sur la délinquance, l’insécurité, l’amalgame même qui est fait entre immigration et épidémie, tout cela est largement diffusé dans les medias. Aujourd’hui, il faut trouver autre chose qui soit plus fort, qui passe mieux. On est en train d’y travailler.
Le fait que des conjoints de français soient concernés ne permettra-t-il pas de toucher plus facilement les gens ? A partir de là, peut-on finalement arriver à les mobiliser sur d’autres problèmes rencontrés par les immigrés ?
A. K. : On s’est toujours dit ici que c’était le meilleur moyen - c’est malheureux pour les couples mixtes qui vivent ces situations dramatiques -, de toucher l’opinion publique. Au-delà de la défense des droits, il faut sensibiliser la population à ce que vivent les familles d’origine étrangère et dire que l’immigration n’est pas ce phénomène qui déstructure la société, cela peut être un plus à condition qu’on le veuille bien.
Quelle solution préconisez-vous au problème actuel des couples mixtes ?
A. K. : L’abrogation, c’est tout. On ne demande que cela. C’est beaucoup et rien à la fois. Nous voulons que l’on abroge les textes et que l’on extraie le droit de vivre en famille et ce qui concerne le regroupement familial des textes sur l’immigration, de l’ordonnance de 1945, pour les intégrer dans le droit national. A partir du moment où on donne le droit au séjour à une personne et que cette personne travaille, donc contribue à la vie de la société, on ne peut pas dire « on la coupe de sa famille ». Ce droit est un droit fondamental. il a été défendu dans tous les traités ou textes internationaux. Aujourd’hui, la France ne peut pas se dédire de cela, même si quelquefois elle trouve le moyen de modifier sa Constitution pour l’adapter à ses « aberrations ». Elle ne peut pas modifier les textes internationaux. Donc elle est encore liée à ce qu’elle s’est toujours targuée d’être, un pays des droits de l’homme, d’égalité.... La France ne peut pas continuer à fermer sa porte. L’intégration n’est pas le fait pour quelqu’un d’oublier sa culture, c’est le fait de coexister avec les autres. Donc cela implique son acceptation par les autres. Ce pays a toujours été composé de différentes cultures. Et les valeurs dont Monsieur Pasqua se réclame, les valeurs de la République ne sont pas celles qu’il défend. Il défend autre chose. On ne peut pas oublier l’histoire du pays. Et ce n’est pas la crise qui peut amener cette frilosité. En l’an 2000, on ne peut pas retourner en arrière.
Pouvez-vous nous présenter le Cnafal ?
Ruben Urrutia : Comme son nom l’indique, le Cnafal est un mouvement familial, agréé par l’Unaf qui comprend des mouvements à recrutement général, et d’autres à caractère spécifique. La partie la plus importante, la plus politique de l’Unaf est constituée en gros des généralistes, c’est-à-dire de ceux qui s’occupent de l’ensemble des problèmes touchant, je précise, la famille française et étrangère. C’est contenu dans sa mission, dans le code de la famille. Toute association est obligée de le respecter, sans quoi elle n’a pas l’agrément de l’Unaf, ce qui limite sa représentation auprès des pouvoirs publics.. En ce qui concerne le Cnafal, on utilise le créneau Unaf et on intervient aussi auprès des pouvoirs publics en tant que mouvement associatif. Nous avons une action spécifique à la famille et nous intervenons sur le terrain social, culturel, économique, éducatif...
Quelle est justement votre stratégie ?
R. U. : Actuellement, c’est la lutte contre les inégalités et les atteintes aux droits de l’homme. On se bat pour la solidarité. Notre slogan c’est de dire le Cnafal « au coeur de la solidarité ». Cela veut dire sur le territoire français et au-delà. Nous avons une action vis-à-vis du tiers monde, notamment vers l’Afrique et aussi vis-à-vis de l’Europe. Et nous avons, bien entendu, une politique sociale et culturelle sur le plan français. Notre caractéristique est de ne pas être familialiste, c’est à dire qu’on ne défend pas une conception traditionnelle de la famille mais considérons par exemple qu’un enfant n’appartient qu’à lui même, et non à sa famille ou à l’Etat. Nous sommes pour la liberté de choix, de conscience de l’individu. Notre conception se rattache à l’esprit du siècle des lumières.
Quels sont vos moyens d’action ? Comment exercez-vous votre influence ?
R. U. : D’abord, on se situe en tant que mouvement associatif et on ne sort pas de ce cadre. Nous ne sommes ni un syndicat, ni un parti politique : on a notre place dans la démocratie, en gros, on est consultant démocratique. On joue le rôle de médiateur entre les gens que nous rencontrons sur le terrain, les pouvoirs publics et le pouvoir politique. Nous sommes porteurs de demandes issues du terrain et d’un projet qui est la synthèse de ces dernières, et que l’on va adresser au ministère concerné.
Avez-vous le sentiment d’être entendu ?
R. U. : Oui, certes. Concernant le problème des couples, si nous n’étions pas entendus, 95% d’entre eux seraient déjà séparés, à mon avis. Dans une application très stricte de la loi, ils seraient partis. Notre rôle est essentiellement dans la médiation, dans la création de rapports de force. C’est un combat permanent,parfois décourageant car cela n’avance pas assez vite.
Comment appréciez-vous le rôle de l’Unaf ?
R. U. : L’Unaf, c’est comme l’auberge espagnole, on y trouve ce que l’on y apporte. Elle est amenée à prendre des positions quand elle est consultée, par exemple sur le projet de loi sur la famille. Elle va exprimer ce qui est majoritaire mais qui n’est pas nécessairement notre opinion. Actuellement, elle mène une politique conservatrice, sa conception de la famille reste très figée. Elle est restée longtemps attachée à une politique nataliste, et cela continue, même si elle s’en défend un peu. Par contre, sur le problème des couples mixtes, l’Unaf s’est montrée impeccable. Je souhaite que vous le disiez.
Plus précisément, quelle est sa position ?
R. U. : Eh bien, l’Unaf n’est pas d’accord avec un certain nombre d’éléments de la loi Pasqua, tout ce qui est en contradiction avec les droits de la famille. Le mariage est un droit fondamental. Deuxièmement, vivre en couple quand on est marié et permettre à des enfants de vivre avec leurs parents, c’est aussi fondamental. Troisièmement, donner la possibilité à ces gens de vivre comme les autres, en terme de solidarité, l’est tout autant. Reste le problème des gens qui sont en situation clandestine. Je me suis un peu bagarré là-dessus, en disant « il faut faire des exceptions humanitaires ». C’est d’ailleurs aussi un problème sanitaire. Si on laisse une catégorie de la population sans soin, on s’expose à des risques de malnutrition et d’épidémies.
Cette préoccupation pour les familles étrangères est-elle récente ?
R. U. : Nous avons toujours eu des préoccupations concernant les familles immigrées. Je suis d’ailleurs chargé spécifiquement des problèmes d’immigration à l’Unaf. Il y a deux éléments : d’une part, les familles d’immigrés ne venaient pas facilement. D’autre part, on ne manifestait peut-être pas suffisamment au Cnafal et à l’Unaf, notre souhait de travailler avec cette catégorie de population. Le mouvement immigré en France s’est organisé sur lui même, et par ethnie. Les immigrés adhéraient plus facilement à leurs propres organisations qu’aux associations familiales et réglaient leurs propres problèmes. Notre souhait est qu’ils fassent partie de la communauté nationale, en allant jusqu’au droit de vote. De plus, nous ne souhaitons pas traiter un certain nombre de problèmes de manière spécifique. Le logement, le travail concernent tout le monde.
Il y a tout de même des problèmes qui se posent de manière plus spécifique. Les étrangers sont plus touchés que les Français par le manque de logement par exemple...
R. U. : Oui, mais lorsqu’ils subissent les contrecoups de la crise, ils les subissent au même titre que les Français. Le fait que nous n’ayons pas suffisamment ouvert nos portes et qu’ils se soient organisés de leur côté explique que le mouvement familial ait jusqu’à présent relativement peu aidé les familles étrangères.
Impasses
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Les associations familiales
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Notes
[1] Conseil national des associations familiales laïques
Confédération syndicale des familles
Conseil des Associations populaires familiales syndicales
[2] Décret du 4 décembre 1984 qui a supprimé la procédure de régularisation.
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