Article extrait du Plein droit n° 24, avril 1994
« Familles interdites »
Intérêt : Duvalier bienvenu, « antifisites » rejetés à la mer
Louis Sala-Molins*
Professeur de philosophie politique à l’Université de Toulouse-Le Mirail
Le plus regrettable, dès que les pouvoirs publics parlent d’immigration, c’est qu’ils mentent. Sans exception. On ne peut, en effet, être ministre en France, en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs, sans être généreux et porteur des valeurs humanitaires qui définissent la modernité sur le plan de la philosophie politique. Ce qui ne correspond à aucune réalité dès lors que les intérêts à courts terme de son propre pays entrent en contradiction apparente avec les intérêts supérieurs de l’humanité.
Bref, on sacrifie toujours l’intérêt général à l’intérêt particulier, d’où cet enfermement systématique dans un discours falsificateur qui tente, à gauche comme à droite, de vendre vessies pour lanternes à l’opinion.
Dimanche, 24 avril 1994. Des millions de télespectateurs écoutent notre Pasqua national répondre à notre nationale Sinclair. Ils parlent de l’Algérie. De ce qui s’y passe. De ce que l’on craint. Demain le FIS ? Demain des Algériens fuient par la mer ; à l’autre rivage, Marseille. Ils accostent le quai. Que fera le ministre ? Il refoulera les « antifisites » et leurs barques et leurs radeaux : ils ne débarqueront pas. Pourquoi donc débarqueraient-ils ? Pourquoi là justement ? Marseille, c’est loin des rivages algériens. C’est en France assurément, mais d’abord c’est en Europe.
Que pareille tentative saugrenue se réalise, et cela concerne tout autant l’Espagne et l’Italie et la Grèce : regardez la carte. Quand on fuit, on a intérêt à se fier à la géographie physique pour savoir dans quelle direction on rame, où on met les pieds. Le ministre colorie d’une seule nuance le Nord et l’Ouest de la Méditerranée et, pour les fuyards, l’affaire est question d’économie, de milles et pas d’histoire. C’est diaphane, Madame ; interrogez-moidonc sur les primaires [1].
Philosophie douanière
Le gaullisme mouture Debré, celui qui régnait « de Dunkerque à Tamanrasset », proclamait que « la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris ». C’était d’un intérêt parfait pour brigander ailleurs en ayant l’air de stocker chez soi. Le gaullisme mouture Balladur sait faire la part des choses. Et ça donne « No pasaran ». Hors contexte, bien sûr ; mais, du contexte, les verbes s’en foutent. Faut-il s’embarrasser de nuances quand on a le droit et, tant qu’on y est, le devoir de tripatouillier dans le fonds sans fond des slogans politiques ? « No pasaran » .
Dans son manoir en Côte d’Azur, Duvalier ne zappe pas, se recale et apprécie la continuité délicate des princes qui nous gourvernent dans l’art subtil de la manoeuvre au portillon. Duvalier sait que, pour tenir, une nation doit savamment distinguer entre migrants et migrants ; qu’elle doit accueillir ceux dont la présence garantit un évident intérêt politique ou culturel immédiat et éconduire d’une bourrade ou d’un geste aimable, voire d’une larme ceux dont la garantie n’est pas rédigée en termes trop clairs et qui, comme le monde est mal fait, sont malencontreusement toujours les plus nombreux. Duvalier comprend cela très bien. Il appartient, lui, à l’élite qu’on chérit, non à la masse qu’on redoute. Apaisé, il regarde Pasqua et Sinclair jusqu’à la fin du programme, se félicite in petto de si bien réussir ses vacances depuis longtemps commencées et n’est point troublé par les « antifisites » et leurs angoisses, dont le dénouement est programmé pour un proche futur.
Comme les Portugais goûtaient le salé de la peau des esclaves
Pasqua rappelle que la question de l’accueil, du refuge, de l’intégration, du rejet est affaire de loi : et que la loi traduit, que cela plaise ou déplaise à tel ou tel quidam, à tel ou tel groupe de citoyens, la volonté du peuple, souveraine-ça-va-de-soi. On s’incline. Le peuple a mandaté pour faire la loi des députés dont il n’ignorait point la philosophie en matière de douanes.
Il est certain que ce peuple, navigant à babord ou à tribord ou filant droit au beau milieu des remous, aime bien pouvoir examiner la dentition des migrants ou la texture de leur épiderme, comme autrefois les Portugais, dans leurs fermes africaines, goûtaient du bout de la langue le salé de la peau de l’esclave à la criée. Sinon pour en sonder le coeur et les reins, tout au moins pour en estimer l’âge par la qualité des humeurs. Mais ça, ça ne se fait plus. C’était avant, très avant. Le peuple est donc prié de sublimer ses envies. De nos jours, s’en tenir à la dentition et à la salinité rappellerait trop des pratiques esclavagistes heureusement abandonnées. Le coeur et les reins donc. Les profondeurs, mais sans avoir l’air d’y toucher. Pesée psychologique, rien dans les mains rien dans les poches, tout dans le concept et dans l’image.
Au plus profond de ces profondeurs conceptuelles dont les Etats légitiment leurs choix, cette distinction que tous les courants politiques de chez nous acceptent et révèrent : une chose est l’immigration politique, autre chose l’mmigration économique. Il convient de laisser passer celui qui vient chercher en France ou en Europe une qualité politique de vie dont il n’a pas et de loin l’équivalent chez lui ; qui sait s’en expliquer, le faire valoir, le démontrer ; de préférence dans un bon français, pas forcément d’une haute tenue littéraire, pas forcément en alexandrins, mais dans un langage truffé de termes abstraits, sentant bon une bonne culture, désignant bien un esprit bien fait. De ceux qui enrichissent la France, au plus tard dès la deuxième génération.
Parce que le peuple, même dans sa tranche matérialiste et bouffe-curés, croit dur comme fer à la pérennité des esprits. L’immigration politique était élitiste par pléonasme. Sous ce chapitre, c’était une tête qui immigre C’était un coeur qui nous venait d’ailleurs. C’était un talent, qui s’ajoutait aux nôtres. Et chacun était prêt à mélanger, dans le chaudron des symboles, la beauté du geste par lequel le résistant politique résistait et se protégeait à la générosité du savant proposant son savoir, à la splendeur de l’artiste prodigant son art. Tous, ils étaient perçus sous la catégorie de l’immigration politique.
Pour un vers de Racine ?
De ces immigrants-là, il était décent d’oublier qu’ils avaient aussi un ventre et il était malséant d’avoir l’air d’en apercevoir la rondeur ou la maigreur. Car ç’aurait été les soupçonner d’intérêt. Or, chez nous et s’agissant d’eux, ce mot est sale, c’est un sale mot. Pour eux donc, on ne parle pas d’intérêt. Ils viennent chez nous par devoir, ou par passion. « Pour un vers de Racine », risquait un jour, dans le Monde , un de nos penseurs à la mode. Nous les gardons pour une strophe de Corneille. Et de ceux-là, le peuple n’a pas à s’inquiéter. Ici, sur place, ils se débrouilleront.
Restent les autres. Ceux dont, au premier regard, on ne voit pas la tête ni ne devine le coeur, mais dont le ventre vous saute aux yeux, si l’on peut dire. Les misérables de l’immigration économique. Les va-nu-pieds de toutes les détresses du monde. Là, dès qu’ils approchent, on écarquille les yeux. On mate le portillon. Ils ont un irrésistible penchant à être légion. On ne leur concède ni d’intelligence, ni de générosité, ni de doigté particuliers. Ils affichent benoîtement leur besoin, ne savent pas monnayer de promesses et ignorent même que le subjonctif puisse avoir un imparfait. Promesses de quoi, pour qui et, surtout, pour quand ? Y a-t-il seulement de l’esprit dans ces ventres-là ?
C’est d’eux qu’il était question lorsque l’Elysée rappelait, pour s’en mordre les lèvres après coup sans pour autant changer de politique, les vertus d’un seuil de tolérance ; lorsque Matignon lamentait que la France ne saurait accueillir « toute la misère du monde », alors que personne ne demandait à personne d’enrubanner d’un rien de chauvinisme l’inélégance larmoyante d’un rejet.
Pour eux, on n’irait pas voir les arrière-mondes politiques coloniaux ou pas -, dont les visqueuses durées expliqueraient aussi bien leur demande, leur pression. Pour eux, « immigration économique » veut dire intérêt alimentaire, fringale. « No pasaran ». Et si vous voulez mêler, dans le chaudron à symboles de tout à l’heure, aux succulances qui y mijottent, la désarmante banalité de l’intérêt, il vous faudra beaucoup touiller et longtemps désespérer, peut-être, que le consommé ne soit rien d’autre, en fm de cuisson, qu’une indigeste potée de grumeaux. Dont, justement, on débarrassera les grumeaux à la grosse écumoire pour sauver le bouillon. De culture.
La France faute de mieux
Ça a l’air compliqué, tout ça. C’est pourtant à la portée de tous et de chacun des marmitons de la cuisine politique. Les nouvelles lois que le peuple souverain s’est données sur ces chapitres spécifiques de la douane ne sont que cryptage aussi retors que compliqué d’une très courte dissertation sur la notion innommable et sale d’"intérêt".
Décryptons cinq minutes. J’ai immigré un jour par intérêt. La nature de mon intérêt me regarde. Je ne suis pas seul. Nous sommes des millions : le plus ouvert des clubs qu’on puisse imaginer (le CIPI, Club des immigrants par intérêt). Nous avons tous, sans l’ombre d’une seule possibilité d’exception - pour tous ceux qui avons franchi une frontière de notre plein gré et non sur les bras ou à la main des parents - immigré par pur intérêt. Qui va donc croire que nous ayons à en rougir ?
Pour tous et chacun, l’endroit d’où nous partions était devenu invivable. La passion pour la France venait après, si elle venait. En fait de passion, on pouvait s’arrêter, à son égard, au stade de la résignation. Qu’on ne se gargarise pas en attribuant à certains d’entre nous un grandiose « la France absolument » ou « la France ou rien ». Nous sommes des millions à avoir choisi la France faute de mieux. Au vu et au su de notre pur intérêt.
Et tenez-vous bien : aussi loin qu’on recule en amont, aussi loin qu’on prospecte en aval, l’intérêt a été, est et sera le moteur des mouvements de migration, qu’ils se matérialisent par une instillation capillaire dont le corps social déjà institué n’a presque pas conscience, ou qu’ils prennent la forme d’arrivées massives, bénies par les meuniers de la production lorsque le moulin veut du blé à moudre, honnies par la machine économique lorsque ses mille et un automatismes vous désignent comme un survenu à table auquel on ne peut faire de place à 1’ atelier.
Ne pas jouer la sainte-nitouche
Compliquez-moi l’ affaire jusqu’ au baroque ; emberlificotez-la moi jusqu’à l’absurde. L’intérêt est le maître-mot qui vous permet de réunir sous la même motivation le général qui a perdu ses soldats ailleurs et couve ici son désoeuvrement, le manoeuvre de rien du tout qui, sans talents particuliers de saxophoniste ou de carillonneur, n’a même pas mis une truelle dans son fagot en se tirant de chez lui chez nous.
Au pays hôte et, dans ce cas d’espèce, à la France, de ne pas jouer la sainte-nitouche en parquant ici les immigrants économiques, en sondant là les immigrants politiques, en rédimant, d’un glissement de dossier de pile en pile, l’immigrant économique intéressant, le dégageant de son tas et en l’installant avec les recevables par des critères politiques que le futé sait bien exploiter.
Une autre confidence. Lorsque j’étais étranger et que j’avais besoin de raconter mille et une salades aux autorités consulaires de mon pays d’origine, une et mille autres à la police française, dans les deux cas pour obtenir le renouvellement de ma carte de séjour, j’avais toujours trouvé des Français prêts à mentir à tours de bras, sous le solennnel de la « déclaration » et du « certificat », sous l’officialité d’un sceau. Presque à ma dictée. Du genre : que voulez-vous que je déclare pour que ça se passe bien pour vous ? Et ils déclaraient. Sans se demander outre mesure si leur comportement et le mien étaient bien catholiques. De mon côté, l’intérêt était évident. Ce qui ne les troublait guère. Et si ça en troublait douze, j’allais en voir un treizième. Qui sortait son stylo et formulait dans son style ma dictée. Il s’agissait - est-ce étonnant ? - de grimer mon pur et simple intérêt, purement et simplement imprésentable, innommable dans sa nudité, de bonnes raisons, auxquelles pouvaient être sensibles les autorités consulaires de là et policières d’ici.
Dire le lepénisme des princes
Les princes qui nous gouvernent devraient avoir le courage politique - là, le mot convient - de dire qu’ils ne jouent, dans cette partie du jeu du menteur avec l’opinion, ni la sauvegarde du courage et de la vertu, ni la salubrité du territoire, ni la traditionnelle générosité de la France. Le courage d’appeler les choses par leur nom. D’énoncer froidement leur intérêt. Dire sans euphémisme le lepénisme qui les mine. Dire leur trouille insensée. Dire la défaite de leurs idéologies. Dire que Duvalier est bienvenu et que les « antifisites » seront rejetés à la mer et iront voir ailleurs. Dire qu’on ferme la porte aux gueux, mais qu’on ne rougit pas de dresser la table pour les assassins.
De la classe, ça !
Dire que l’on sait pertinemment que l’intérêt de la France peut ne pas coïncider avec celui des gueux parce que gueux.
Nous sommes deux au moins à démasquer l’universalité de l’intérêt. Qui n’a pas entendu Laurent Fabius dire un jour, lorsqu’il n’était ni ministre ni premier ministre, à peu près ceci : « Jeune et né dans un pays pauvre ou opprimé, nul barrage, nul obstacle ne m’auraient empêché de m’exiler et d’atteindre le pays de mon choix où manger à ma faim et penser à mon goût » ?
Alors, s’il en est ainsi, l’alternative est simple. D’un côté Pasqua : ils ne débarqueront pas. De l’autre, une lecture décryptée de l’intérêt.
Dire que nous sommes un peuple d’immigrés, c’est dire que l’intérêt nous a faits peuple. Manoeuvrer au portillon, c’est laisser entendre que notre intérêt aujourd’hui est de nous désintéresser de l’intérêt des gueux.
Les requins s’y retrouvent : tant pis pour eux.
Que cela puisse être aussi platement énoncé par l’universalisme, le « droidelomisme » et l’égalitarisme de la gauche continue de me paraître, malgré la plus récente expérience, impossible. J’en déduis, non à l’usage universel, mais modestement pour mon besoin personnel de sauvage dégrossi, que le cynisme des uns devrait forcer les autres à débat. Mais, vieux Français rodé par le temps aux charmes du compromis, je n’ai pas le droit de m’étonner que, parvenu « aux affaires », la gauche n’ait pas agi autrement que les requins.
Au fait : accueilli « provisoirement » par l’Etat sous la gauche, Duvalier est l’hôte de qui ? De la France ? Du peuple français ? Du bon plaisir élyséen [2] ? Quelle chance que la question soit complètement hors sujet !
* Louis Sala-Molins est l’auteur de La loi, de quel droit ?, Flammarion, 1976 ; Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1986 ; L’Afrique aux Amériques. Le Code noir espagnol, PUF, 1992 ; Les misères de Lacuières, Robert Laffont, 1992 ; Sodome. Exergue à la philosophie du droit, Albin Michel, 1991. |
Notes
[1] Lire également « Immigration : Charles Pasqua hausse le ton » (interview), le Figaro, 18 avril 1994, « L’afflux des réfugiés d’Algérie inquiète les autorités française », le Monde, 8 avril 1994, « Les nouveaux exilés algériens sans statut », Le Courrier international, n° 176, 17 mars 1994.
[2] L’ancien « président à vie » haïtien, Jean-Claude Duvalier, renversé en février 1986 par la révolte populaire après trente ans de dictature inaugurée par son père, François Duvalier, a été accueilli par la France au lendemain de sa chute sur décision de Laurent Fabius, alors premier ministre. Cette décision, négociée par les Etats-Unis et le Vatican, a contribué au départ de Duvalier qui exigeait un pays d’accueil pour se résoudre à l’exil. la a demandé le statut de réfugié. Le Conseil d’Etat a validé le rejet par l’OFPRA de cette requête confirmée par la Commission des recours. Duvalier est donc en France sous couvert d’un asile territorial, fruit d’une décision politique des différents gouvernements français qui se sont succédé depuis février 1986.
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