Article extrait du Plein droit n° 25, juillet 1994
« La famille au ban de l’Europe »

Dessine-moi une famille : Les grands principes des conventions internationales

La valeur universelle du concept de droit de vivre en famille a conduit à l’adoption de tout un ensemble d’instruments internationaux de portée mondiale et régionale qui définissent ce droit et permet aux États de prendre des engagements à ce sujet. Face à la régression constante de la protection accordée par le droit interne à la vie familiale des étrangers résidant dans notre pays, on a tendance à se tourner vers le droit international en espérant y trouver des garde-fous à l’arbitraire étatique. Sans entrer dans l’épineux problème de l’efficacité du droit international, il est possible de dessiner les contours du « traitement international minimum » réservé à la famille des migrants.

Le droit international reconnaît aux États le pouvoir de déterminer unilatéralement et discrétionnairement les conditions d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers sur son territoire. L’étendue de cette compétence exclusive ne peut être réduite par une règle internationale qu’en vertu du consentement exprès de l’État. Il semble donc vain de chercher dans les textes internationaux des droits et des garanties, en matière d’exercice de la vie familial ou dans tout autre domaine, qui soient supérieurs à ceux aménagés par la législation interne.

Néanmoins, la grande majorité des conventions internationales ratifiées par les pays européens, l’ont été à une époque où, en raison de préoccupations démographiques et du déficit de main-d’œuvre, étaient menées des politiques relativement favorables à l’immigration familiale. La ratification d’engagements internationaux, dans le domaine du droit de la famille, susceptibles d’avoir des répercussions sur les droits des étrangers et de leur famille, ne posait guère de problème.

Cela n’a plus été le cas à partir du moment où l’immigration familiale et ses conséquences en termes d’accès aux droits sociaux, sont devenues, du fait de la fermeture quasi générale des frontières européennes à l’immigration de main d’œuvre, la seule source légale d’installation en Europe d’étrangers non communautaires. Les États qui admettaient, dans des conditions relativement souples, la venue des familles, comme celle des étrangers en général, dans des périodes d’expansion économique, ont inclus ce flux dans leurs politiques de fermeture des frontières.

L’exemple le plus flagrant, pour la France, est la tentative de suspension, en 1976, de toute immigration familiale. Un processus de régression des droits accordés aux étrangers à vivre en famille à été ainsi amorcé depuis cette époque. La loi Pasqua, en durcissant les conditions du regroupement familial, en organisant le contrôle a priori des mariages d’étrangers, en privant les familles en situation précaire de protection sociale, n’a fait que pousser ce processus à l’extrême. Du coup, les principes et les garanties consacrés par le droit international qui étaient des minima bien en-deçà des droits aménagés par les législations internes - et donc sans véritable objet au regard du droit applicable - sont en passe de devenir les ultimes protections pour la vie familiale des étrangers face aux attaques de la législation nationale.

Un élément fondamental de la société

La première étape de la consécration au niveau international d’un droit de vivre en famille a été la reconnaissance du rôle fondamental de la cellule familiale.

La Déclaration universelle des droits de l’homme du 17 décembre 1948 reconnaît à chacun le droit de se marier et de fonder une famille, celle-ci étant considérée comme « l’élément naturel et fondamental de la société » et ayant droit, à ce titre, « à la protection de la société et de l’État ». Cette déclaration avait une portée plus philosophico-morale que juridique, dans la mesure où aucun mécanisme de sanction n’était prévu.

Il a fallu attendre l’adoption par l’Assemblée générale de l’ONU, le 16 décembre 1966, de deux pactes, l’un relatif aux droits civils et politiques, l’autre relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, pour donner une force obligatoire aux principes énoncés par la Déclaration universelle. Ces pactes ont, en outre, précisé l’étendue de la protection de la famille puisque celle-ci doit jouer « en particulier pour sa formation et aussi longtemps qu’elle a la responsabilité de l’entretien et de l’éducation d’enfants à charge » (article 10 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, repris par le Pacte international sur les droits civils et politiques).

Ces textes ont été ratifiés par la France par deux lois du 25 juin 1980 et sont entrés en vigueur le 4 février 1981. La France a ensuite accepté, par un décret du 25 mai 1984, de se soumettre au Comité des droits de l’homme institué par le premier pacte qui est habilité à recevoir et à examiner les plaintes de particuliers s’estimant victimes d’une violation d’un des droits énoncés par ce pacte.

Ces instruments internationaux des Nations Unies ne traitent pas des droits propres aux travailleurs migrants et à leurs familles mais énoncent des droits fondamentaux qui sont aussi ceux des migrants.

Les conventions et recommandations de l’Organisation internationale du travail (OIT) ont été longtemps les seuls instruments universels prévoyant des protections spécifiques pour les travailleurs migrants et leurs familles.

Elles se sont attachées, dans un premier temps, à garantir l’unité de la famille toujours menacée par le processus migratoire. La recommandation n° 86 invite ainsi les États dès 1949 à prendre les mesures nécessaires « en vue d’autoriser tout travailleur migrant introduit à titre permanent à être accompagné ou rejoint par les membres de sa famille », c’est-à-dire femme et enfants mineurs, en s’en remettant à la bienveillance des États pour « étendre le bénéfice de ce régime à d’autres membres de la famille du travailleur migrant qui seraient à sa charge ».

La recommandation n° 151 concernant les travailleurs migrants (1975), reprend la définition des ayant droits avancée par la recommandation n° 86 en l’élargissant toutefois aux ascendants à charge. Elle prévoit en outre, pour la famille du travailleur migrant qui ne peut procéder à un regroupement familial, un droit de visite pour une durée qui ne doit pas être inférieure à celle du congé payé.

Le logement : un obstacle majeur

En revanche, cette seconde recommandation intègre une condition préalable au droit à la réunification familiale qui tend, à l’époque, à se généraliser dans les législations internes des pays d’immigration : « préalablement au regroupement familial, il serait nécessaire que le travailleur dispose pour sa famille d’un logement approprié qui réponde aux critères normalement applicables aux travailleurs nationaux du pays d’emploi ». Cette exigence est immédiatement nuancée par l’article suivant qui précise que « tout membre devrait, notamment dans sa politique de construction de logements familiaux, d’aide pour obtenir ces logements et de développement de services d’accueil appropriés, tenir compte des besoins des travailleurs migrants et de leurs familles ».

On connaît la suite. La condition de logement deviendra en France, mais aussi dans la plupart des pays européens, l’obstacle majeur à la réunification des familles tandis que la mise en place de politiques de construction de logements sociaux accessibles aux familles immigrées en restera au stade du vœu pieux, à l’exception notable en Europe des Pays-Bas.

Ces recommandations, conformément aux principes qui régissent le dispositif de l’OIT, fournissent simplement des directives pour la politique à suivre et les mesures à prendre à l’échelon national, mais elles n’entraînent aucune obligation juridique pour les États. Il faut attendre la Convention n° 143 sur les migrations dans des conditions abusives et sur la promotion de l’égalité des chances et de traitement des travailleurs migrants (entrée en vigueur le 9 décembre 1978) pour qu’une partie des principes dégagés par les recommandations n° 86 et 151 acquière une force contraignante à l’égard des pays qui la ratifieront (seize pays l’ont ratifiée à ce jour ; à part l’Italie, aucun État membre de l’Union européenne ne fait partie des signataires).

Dix ans de négociations

De par son mandat, l’OIT ne peut s’intéresser qu’aux droits économiques des travailleurs migrants. Il était donc nécessaire de promouvoir un instrument plus large de protection des travailleurs migrants et de leurs familles.

A l’issue de dix ans de négociations et de rédaction, l’Assemblée générale des Nations unies approuvait, le 18 décembre 1990, la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, première convention des Nations unies traitant exclusivement des migrations aux fins d’emploi et des travailleurs migrants.

Parmi les 93 articles destinés à établir des normes minima de protection universellement reconnues pour les travailleurs migrants et les membres de leur famille, on peut citer l’article 44, § 2, qui presse les États parties de prendre les mesures « qu’ils jugent appropriées et qui relèvent de leur compétence pour faciliter la réunion des travailleurs migrants avec leur conjoint ou avec les personnes ayant avec eux des relations qui, en vertu de la loi applicable, produisent des effets équivalents au mariage, ainsi qu’avec leurs enfants à charge mineurs et célibataires ». La convention ne prévoit d’accorder le même droit à d’autres membres de famille que « pour des raisons humanitaires ».

Pour entrer en vigueur, cette convention devait être ratifiée par vingt États. À ce jour, aucun ne l’a ratifiée.

La nécessité de sauvegarder l’unité de la famille est, en tout premier lieu, liée à la protection de l’enfance. Les avancées du droit international en la matière ont eu pour effet direct de garantir le droit au regroupement familial pour les enfants des migrants.

Les droits de l’enfant

Le 20 novembre 1959, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait une Déclaration des droits de l’enfant. Aucun des dix points contenus dans cette déclaration ne fait explicitement référence au droit au regroupement familial pour l’enfant d’un migrant ; elle rappelle néanmoins que « l’enfant doit grandir autant que possible sous la sauvegarde et sous la responsabilité de ses parents » et que « l’enfant en bas âge ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, être séparé de sa mère ». Les principes dégagés par la déclaration ne seront soumis à la ratification des États que trente ans plus tard.

La Convention relative aux droits de l’enfant, entrée en vigueur le 2 septembre 1990 après avoir été ratifiée par plus de vingt États (dont la France, à l’issue de la loi du 2 juillet 1990), rappelle aux parties signataires la nécessité pour l’enfant de ne pas être séparé de ses parents et leur recommande, « dans un esprit positif, avec humanité et diligence », de prendre en compte « toute demande faite par un enfant ou ses parents en vue d’entrer dans un État partie ou de le quitter aux fins de réunification familiale ». Cette convention a institué un « Comité des droits de l’enfant » chargé d’examiner les progrès accomplis par les États dans l’exécution de leurs obligations.

Au-delà de la reconnaissance du droit de vivre en famille, plusieurs textes internationaux affirment la nécessité d’accorder aux familles étrangères une égalité de traitement en matière de droits sociaux.

Les parties membres de la Convention n° 97 de l’OIT concernant les travailleurs migrants s’engagent à appliquer aux immigrants présents sur leur territoire un traitement qui ne soit pas moins favorable que celui qu’elles appliquent à leurs propres ressortissants en ce qui concerne notamment les allocations familiales, la sécurité sociale, et les prestations payables uniquement sur fonds publics ainsi que les allocations versées aux personnes qui ne réunissent pas les conditions de cotisation exigées pour l’attribution d’une pension normale.

Cette convention est entrée en vigueur le 22 janvier 1952. Trente-neuf pays l’ont ratifiée ; parmi les États de l’Union, le Danemark, le Luxembourg, l’Irlande et la Grèce sont les seuls à ne pas l’avoir fait.

De véritables engagements

D’importantes dispositions sont contenues dans la Convention n° 118 de l’OIT concernant l’égalité de traitement des nationaux et des non-nationaux en matière de sécurité sociale, terme qui englobe tout un ensemble de prestations (maternité, invalidité, vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles, chômage, prestations aux familles, prestations aux survivants) ainsi que les soins médicaux et les indemnités de maladie.

Chaque État partie à la convention « doit accorder, sur son territoire, aux ressortissants de tout autre Membre pour lequel ladite convention est également en vigueur, l’égalité de traitement avec ses propres ressortissants au regard de sa législation, tant en ce qui concerne l’assujettissement que le droit aux prestations, dans toute branche de sécurité sociale pour laquelle il a accepté les obligations de la convention ». L’égalité de traitement n’est acquise que sous deux réserves : chaque État peut choisir les branches de la sécurité sociale pour lesquelles il souhaite accorder l’égalité de traitement, et l’application n’est faite que sous réserve de réciprocité.

Cette égalité de traitement doit être assurée sans condition de résidence pour les soins médicaux, les indemnités de maladie, les prestations d’accidents du travail ou de maladies professionnelles et les prestations aux familles. Pour les autres prestations, la convention prévoit des durées maximales de résidence qui ne peuvent être dépassées par les États parties. La notion de résidence doit s’entendre, aux termes de cette convention, comme une résidence de fait qui exclut toute référence à la notion de régularité du séjour.

La convention n° 118 est entrée en vigueur le 25 avril 1964 ; trente-sept pays l’ont ratifiée, en tout ou partie, dont cinq pays membres de la Communauté européenne (Allemagne, Danemark, France, Italie, Pays-Bas).

Les États parties à la Convention relative aux droits de l’enfant reconnaissent, sans distinction selon la nationalité et indépendamment du statut des parents, « le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation ». Le droit à l’éducation lui est aussi reconnu dans les mêmes conditions.

La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille prévoit, pour les membres de famille, l’égalité de traitement avec les nationaux en ce qui concerne l’accès aux institutions et aux services d’éducation, d’orientation et de formation professionnelle, ainsi que l’accès aux services sociaux et sanitaires dans la mesure où les conditions générales pour en bénéficier sont remplies.

Comme on peut le constater, un grand nombre de conventions internationales à vocation universelle contenant des dispositions relatives au droit des migrants de vivre en famille n’ont qu’une portée théorique. Celles qui ont une portée juridique contiennent très peu d’obligations précises pour les États signataires à l’égard des étrangers qui vivent sur leur territoire. Et parmi ces dernières, rares sont celles qui sont accompagnées d’instruments contraignants qui puissent garantir leur application.

L’Acte final de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), signé le 1er août 1975, se contente d’énoncer, en matière de circulation des personnes, un principe général, celui de « faciliter, sur le plan individuel et collectif, tant privé qu’officiel, un mouvement et des contacts plus libres entre les personnes (...) ». Mais plusieurs directives sur la circulation des personnes sur le continent européen adoptées à Helsinki évoquent les déplacements relatifs à l’existence de liens familiaux.

Déclarations de principe

Il est ainsi demandé aux États d’examiner « favorablement les demandes de déplacement en vue de permettre l’entrée ou la sortie de leur territoire à titre temporaire, et de façon régulière si celle-ci est souhaitée, aux personnes désireuses de faire visite à des membres de leur famille » et d’alléger les formalités (visas, droits à verser etc.). Formulation identique pour les demandes d’autorisation de sortie ou d’entrée présentées par des personnes qui ont décidé d’épouser un citoyen d’un autre État participant. Les demandes présentées par les personnes désirant être réunies avec des membres de leur famille doivent être traitées dans un esprit positif.

Dépourvus de force contraignante, les principes retenus par l’Acte d’Helsinki restent au stade du souhait : il est demandé aux États de « favoriser », « d’encourager », de « s’efforcer », mais laissé à leur seul bon vouloir l’application pratique de ces principes.

L’Acte final d’Helsinki prévoyait des suites, destinées à faire le bilan de sa mise en œuvre et à adopter des recommandations précisant ou approfondissant ses principales dispositions ; plusieurs réunions ont donc eu lieu depuis 1975, dont celle qui s’est tenue à Vienne (1986-1989).

Un document de clôture signé le 15 janvier 1989 traite de la question des contacts entre les personnes, précisant notamment que les demandes de rencontre familiale ( réunions de famille, mariages, visite à un parent gravement malade, etc.) doivent être traitées le plus rapidement possible, en règle générale dans le mois qui suit. Pas plus que l’Acte final d’Helsinki, le document signé à Vienne n’a de valeur contraignante pour les États signataires. Il instaure cependant un mécanisme d’informations et de consultation, et la tenue d’une conférence pour en évaluer les effets.

En parallèle à ce processus de suivi de l’Acte d’Helsinki, un sommet des chefs d’État et de gouvernement participant à la CSCE s’est tenu à Paris du 19 au 21 novembre 1990, à l’issue duquel a été adoptée la Charte de Paris. Outre la réaffirmation de tout un ensemble de libertés fondamentales, cette Charte reconnaît que les questions des travailleurs migrants et de leur famille résidant légalement dans le pays d’accueil ont des aspects économiques, culturels et sociaux. Les États participants y affirment également que la protection et la promotion de ces travailleurs migrants, ainsi que la mise en œuvre des obligations internationales afférentes, est de leur intérêt commun.

Le Conseil de l’Europe, qui réunit vingt-six États, dont tous ceux de la Communauté européenne, a été créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, « dans le but... de réaliser une union plus étroite » entre les États européens pour « sauvegarder et promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun », parmi lesquels le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il a conclu une centaine de traités dont les obligations s’imposent à tous les États les ayant signés.

Deux de ces traités ont directement rapport avec la protection des droits fondamentaux de l’individu et tendent à assurer aux personnes résidant dans les États membres du Conseil de l’Europe certaines libertés énoncées la plupart du temps dans les constitutions nationales. Il s’agit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de 1950, qui concerne principalement les droits civils et politiques (droit à la vie, droit au respect de la vie privée et familiale, liberté de pensée, de conscience, de religion, d’expression et d’opinion, etc.), et de la Charte sociale européenne, de 1961, qui a trait aux droits économiques, sociaux et culturels reconnus aux ressortissants des États contractants.

« Le droit au respect de la vie familiale »

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ratifiée très largement par les États du Conseil de l’Europe, dont tous ceux faisant partie de l’Union européenne, se distingue des autres textes adoptés par le Conseil de l’Europe et qui ont trait aux droits reconnus aux migrants, en ce que l’application de ses dispositions n’est pas limitée aux seuls ressortissants des États contractants.

La jurisprudence générée par la Convention européenne des droits de l’homme introduit une conception originale et spécifique de la vie familiale, qui a des conséquences directes sur l’application, par les États membres, de leur réglementation relative aux droits des étrangers - dans un sens large, c’est-à-dire au-delà des seuls ressortissants des États contractants - qui résident sur leur territoire, et de leur famille.

Cette conception est tirée de l’interprétation combinée des articles 8 et 12 de la Convention : l’article 8 garantit un droit au respect de la vie familiale et l’article 12 fait référence à la liberté matrimoniale.

L’étude de la jurisprudence, que ce soit en matière de droit au séjour ou en matière de protection contre l’éloignement forcé d’étrangers ayant des membres de famille installés dans un des pays contractants, fait clairement apparaître que ce concept déborde parfois largement le cadre fixé par certaines législations nationales.

La notion de famille, ou de vie familiale, est envisagée dans toute sa complexité (couples non mariés, maintien du lien familial sans cohabitation...). Mais cette approche extensive de la réalité familiale est compensée par la vision tout aussi pragmatique que les organes de la Convention ont dégagée de celle de « nécessité de l’ingérence » des États dans la vie familiale des intéressés.

Un contrôle de proportionnalité

Ainsi, alors que l’existence de liens familiaux ne serait pas contestée, on estimera que la nature de cette ingérence doit être évaluée en fonction de l’atteinte portée par la mesure de police - prise au nom du respect de l’ordre public - à la vie familiale de l’étranger. C’est un contrôle de proportionnalité entre ces deux notions qu’effectuent la Commission et la Cour [1].

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme couvre un autre aspect fondamental de la vie familiale ; selon l’article 2 du premier protocole additionnel « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ».

L’interprétation de ce principe par la Cour consacre un véritable droit à l’instruction qui garantit aux personnes placées sous la juridiction des États, le droit de se servir des moyens d’instruction disponibles à un moment donné.

La Charte sociale européenne, ratifiée par vingt États membres du Conseil de l’Europe, dont l’ensemble des États de l’Union européenne, a un champ d’application personnel plus restreint, puisqu’elle ne s’applique qu’aux ressortissants des États contractants, y compris dans ses articles relatifs aux travailleurs migrants.

La référence à la vie familiale apparaît à plusieurs reprises. Ainsi, les États ont l’obligation d’assurer une protection sociale, juridique et économique de la famille considérée comme « cellule fondamentale de la société ». L’annexe à la Charte donne par ailleurs la définition de la « famille du travailleur migrant », qui comprend « au moins l’épouse et ses enfants de moins de 21 ans qui sont à sa charge ».

La Charte fait aussi explicitement référence au regroupement des familles : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit des travailleurs migrants et de leur famille à la protection et à l’assistance sur le territoire de toute autre partie contractante, les parties contractantes s’engagent à faciliter autant que possible le regroupement de la famille du travailleur migrant autorisé à s’établir lui-même sur le territoire ».

Le comité d’experts indépendants (dont les membres sont désignés par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, et qui est chargé de présenter des observations sur le degré d’application des dispositions de la Charte) a précisé que cet article a pour but d’obliger les États à créer les conditions qui rendent possibles le regroupement familial.

Par ailleurs, ce comité a été amené à donner des précisions sur les notions abordées : ainsi, les termes « épouse du travailleur migrant et ses enfants » excluent le conjoint de la travailleuse, mais permettent l’admission de ses enfants ; par ailleurs, la référence aux « personnes à charge » entraîne l’exclusion des enfants du travailleur migrant qui rempliraient les conditions d’âge mais pour lesquels il serait établi qu’ils ne sont pas à la charge du travailleur.

Enfin, le logement ayant une incidence légale ou pratique sur le regroupement familial, les États contractants doivent prendre des mesures particulières pour aider les travailleurs étrangers à trouver un logement.

Le principe d’égalité

La première partie de la Charte souligne la nature et l’unité des droits et principes reconnus, qui sont à considérer par les États concernés comme les objectifs de leur politique générale. Une fois effectivement mis en œuvre, ces droits et principes « ne pourront faire l’objet de restrictions ou limitations non spécifiées ». Cependant, les parties contractantes, au moment de la ratification de la Charte, sont libres de n’accepter qu’un certain nombre d’engagements qui y sont spécifiés.

La Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant (1977) est entrée en vigueur le 1er mai 1983 ; sept États l’ont ratifiée (Suède, Portugal, Espagne, Turquie, Pays-Bas, France et Norvège), cinq autres l’ont signée (Allemagne, Grèce, Italie, Luxembourg, Belgique).

Elle a été conçue pour compléter les protections apportées par la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte sociale, et s’appuie sur le principe d’égalité entre les travailleurs migrants et les ressortissants du pays d’accueil.

Son champ d’application est limité aux travailleurs occupant un emploi rémunéré, à l’exclusion des saisonniers et des frontaliers.

Le droit au regroupement familial

Parmi les thèmes abordés, figure le droit au regroupement familial. Le conjoint et les enfants mineurs à charge et non mariés « sont autorisés, dans les conditions analogues à celles prévues dans la présente convention pour l’admission des travailleurs migrants et selon la procédure prévue pour cette admission par la législation ou par des accords internationaux, à rejoindre le travailleur migrant sur le territoire d’une partie contractante ».

Le regroupement familial est cependant soumis à l’obligation, pour le travailleur étranger, de disposer « d’un logement considéré comme normal pour les travailleurs nationaux de la région où il est employé ». En outre, toute partie contractante pourra subordonner la mise en œuvre de l’autorisation du regroupement à un délai qui ne pourra excéder douze mois.

D’autre part, à tout moment, les États contractants peuvent « par déclaration adressée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, (...) subordonner en outre le regroupement familial (...) à la condition que le travailleur migrant dispose de ressources stables, suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille . »

Cet article ne peut faire l’objet de réserves par les parties contractantes ; par ailleurs, il faut entendre le terme de « logement normal » dans le sens du règlement 1612/68 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté [2].

Un droit de résidence permanent

Dans le but de consolider le statut des migrants installés de façon durable dans le pays d’accueil, ont été étudiées des propositions pouvant faire l’objet d’une Convention européenne relative au droit de résidence permanent. Ces propositions, faisant référence entre autres à la Charte sociale européenne et à la Convention européenne relative au statut du travailleur migrant, ont fait l’objet du vote par l’Assemblée européenne du Conseil de l’Europe, en 1988, d’une recommandation (1082/1988) dont le contenu devrait sous-tendre toute Convention en la matière.

Parmi ces propositions, plusieurs concernent directement ou indirectement le droit de mener une vie familiale :

  • les membres de famille (des migrants installés de façon durable) auxquels le droit de résidence est reconnu sont dispensés de l’obligation de visa ou mis en possession d’un visa dans le mois suivant la demande ;
  • un droit de résidence permanent est reconnu aux membres de la famille. Ce droit existe indépendamment de tout titre qui viendrait le constater. Les membres de la famille qui doivent bénéficier d’un droit de résidence sont le conjoint marié ou non marié qui réside depuis plus d’un an avec l’étranger rejoint, les enfants mineurs du couple ou de l’un des deux membres du couple, les enfants majeurs s’ils sont à charge en raison d’un handicap ou d’une maladie, les ascendants à charge. Le titre de séjour qui matérialise le droit de résidence permanent tient lieu de permis de travail salarié ou indépendant, pour exercer tout emploi, privé ou public (sauf si cet emploi implique une participation à l’exercice de la puissance publique).

Le droit de résidence permanent garantit le droit aux prestations et avantages sociaux tel qu’il est reconnu aux nationaux, ainsi que le droit à la formation scolaire et professionnelle. Il confère, de surcroît, un droit de retour pendant deux années.

De ces propositions on peut retenir, d’une part, qu’aucune autre condition que le statut durable du demandeur n’est exigée pour lui permettre de faire venir les membres de sa famille et que, d’autre part, ces derniers bénéficient, dès leur arrivée, d’un statut indépendant leur permettant de travailler et d’acquérir les droits sociaux servis aux ressortissants du pays d’accueil. Enfin, il faut noter que, dans cette recommandation, la famille est conçue dans un sens plus large que celui retenu jusqu’alors par le Conseil de l’Europe.

Silence sur les non-européens

Le silence sur les droits des non-européens apparaît de façon encore plus précise lorsqu’on aborde le champ strictement communautaire, où la prise en compte de la vie familiale dans l’application du principe de libre circulation n’est envisagée que pour les ressortissants des États membres. Une exception cependant : la disposition qui prévoit, dans la réglementation communautaire du regroupement familial, que les familles non européennes d’un ressortissant de la Communauté peuvent le rejoindre librement à condition qu’il réside dans un autre État membre que celui dont il a la nationalité.

Est-ce là un effet pervers de la notion de « circulation » ? Cette disposition crée, en effet, de façon paradoxale, une situation plus favorable pour les Européens qui se déplacent que pour ceux qui résident dans leur pays d’origine, et dont les membres de famille étrangers sont soumis à la réglementation nationale.

Ainsi, sauf à titre exceptionnel, l’affirmation solennelle du droit de vivre en famille n’entraîne pas d’obligation spécifique pour les États de l’Union à l’égard des migrants non européens qu’ils accueillent. C’est en fonction de préoccupations d’un tout autre ordre - contrôler les flux migratoires - que s’est édifiée, dans la majorité d’entre eux, une réglementation particulière visant à fixer des normes d’admission et de séjour des familles de ces migrants, et qu’une harmonisation européenne de ces normes est en préparation (cf. article « Une suspicion générale chez les Européens »).




Notes

[1Pour une étude détaillée de la jurisprudence tirée de l’article 8 de la Convention, voir « Police des étrangers et droit au respect de la vie familiale » d’Hélène Clément, Plein droit n° 20, février 1993, p. 46.

[2L’article 10, § 3 du règlement n° 1612/68 stipule que « le travailleur doit disposer d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il est employé (...) ». Ce texte ne donne pas d’indications plus précises sur la nature du logement. En tout état de cause, son application ne doit pas entraîner de discrimination entre nationaux et ressortissants européens.


Article extrait du n°25

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mardi 20 mai 2014, 17:35
URL de cette page : www.gisti.org/article4087