Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »
Police des étrangers et droit au respect de la vie familiale : Jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l’homme
Hélène Clément
Avocat au Barreau de Paris
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ne garantit comme tel aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays déterminé, ni le droit de ne pas être expulsé d’un pays donné.
Si, en cette matière, les États contractants disposent d’un pouvoir discrétionnaire de principe, ceux-ci « n’en ont pas moins accepté de restreindre le libre exercice des pouvoirs que leur confère le droit international général, y compris celui de contrôler l’entrée et la sortie des étrangers, dans la mesure et la limite des obligations qu’ils ont à assumer en vertu de la Convention » [1].
L’article 8
Dès lors, selon une jurisprudence constante, l’exclusion d’une personne d’un pays où vit sa proche famille peut poser problème au regard de l’article 8 de la Convention ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
« 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection des droits et libertés d’autrui ».
En raison de l’économie de cet article, les instances conventionnelles, appelées à en appliquer les dispositions, suivent un raisonnement en trois phases :
- Il faut d’abord apprécier, à la lumière d’un faisceau de critères, précédemment dégagés selon une méthode d’interprétation réaliste et évolutive, si les rapports invoqués relèvent de la notion de vie familiale.
- Puis, à supposer que l’article 8 soit applicable, il convient, en tenant compte de la marge d’appréciation dont les États-parties jouissent dans ce domaine, de déterminer les conditions dans lesquelles la mesure incriminée est susceptible de s’analyser en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale.
- Enfin, si une ingérence est établie, les organes de la Convention en apprécient la licéité au regard des exigences de légalité, légitimité et nécessité, énoncées au paragraphe 2 de l’article 8.
Le contrôle de la nécessité de la restriction en cause implique une pesée minutieuse et circonstanciée des intérêts — général et privé — en jeu.
Il s’agit alors de suivre la démarche intellectuelle adoptée au fil des affaires par la Commission et la Cour dans l’interprétation et l’application des dispositions de l’article 8 aux décisions de haute police.
Notion de vie familiale
Les organes de la Convention ont, de cette question, une approche particulièrement concrète. Dès lors, la notion de vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention, a nécessairement un contenu à géométrie variable et dynamique en fonction, notamment, des nouveaux modes de vie en famille.
Tant la Commission que la Cour estiment que la vie familiale « englobe pour le moins les rapports entre proches parents lesquels peuvent y jouer un rôle considérable, par exemple entre grands-parents et petits-enfants » [2].
Encore faut-il qu’il existe, en plus de la parenté par le sang, certains liens entre les personnes pour que leurs relations puissent être considérées comme représentant une vie familiale [3].
Au nom de cet élément d’effectivité, les rapports entre un homme et une femme non mariés vivant ensemble peuvent ressortir au concept de vie familiale [4].
En effet, pour se prononcer sur l’absence ou l’existence de la vie familiale, la commission recherche, par exemple, si les personnes vivent effectivement ensemble et s’il existe entre elles un rapport de dépendance pécuniaire [5].
En l’absence de ces éléments de fait ou de l’un d’eux, cette instance a refusé la protection de l’article 8 aux rapports entre un oncle et son neveu adoptif [6], entre une femme mariée âgée de 26 ans et ses parents [7], entre un fils adulte et son père [8], ou sa mère [9].
Il ne s’agit pas pour autant de critères nécessairement déterminants. Ces standards, même s’ils sont souvent importants, sont pris en considération parmi bien d’autres éléments pour estimer l’existence de liens familiaux [10].
Dans l’arrêt BERREHAB [11], la Cour a considéré, en accord avec une jurisprudence constante de la Commission, que la vie commune n’était pas un élément indispensable pour qu’il existe une vie familiale entre parents et enfants mineurs.
Du fait même de sa naissance, l’enfant issu d’un mariage légal et non fictif s’insère dans la relation familiale existant entre ses parents. Même si ceux-ci ne cohabitent pas alors, il existe entre lui et ses parents un lien constitutif d’une vie familiale.
En l’espèce, Monsieur BERREHAB, ressortissant marocain, n’avait jamais vécu avec sa fille née, pendant la procédure de divorce, de son union avec son épouse néerlandaise. Toutefois, jusqu’à son expulsion, consécutive au refus de renouvellement de son titre de séjour, le père avait eu des contacts réguliers et fréquents avec son enfant. La Commission [12] d’abord, puis la Cour, ont donc estimé que le lien de vie familiale entre eux ne s’était pas brisé.
Par raisonnement analogique, la Commission a étendu cette analyse aux relations entre un parent non gardien et son enfant naturel [13].
Dans les affaires MOUSTAQUIM c/Belgique [14] et DJEROUD c/France [15], ayant pour objet l’expulsion de migrants de la seconde génération, la Commission a pris en considération tout élément de fait permettant d’établir qu’en dépit des fugues, incarcérations ou éloignements forcés des intéressés, les liens familiaux n’avaient pas été rompus.
Ainsi ont été retenus, entre autres indices pertinents d’une vie familiale effective, les démarches de diverse nature accomplies par les familles dans l’intérêt de leurs proches en vue d’obtenir la reconstitution de l’unité familiale, ou encore le fait, bien que répréhensible, que le requérant ait enfreint, à plusieurs reprises, l’arrêté d’assignation à résidence pour se rendre dans sa famille.
En principe, l’article 8 garantit l’exercice d’une vie familiale déjà existante. Néanmoins, dans l’affaire ABDULAZIZ, CABALES et BALKANDALI [16], la Cour a estimé que : « il n’en résulte pourtant pas que toute vie familiale projetée sorte entièrement du cadre de l’article 8 »... « Quoi que le mot " famille " puisse désigner par ailleurs, il englobe la relation née d’un mariage légal et non fictif... ».
Existence d’une ingérence
Le refus de délivrance ou de renouvellement de titre de séjour à un étranger n’emporte violation de l’article 8 de la Convention que si la mesure de haute police compromet décisivement la possibilité de vie familiale de l’intéressé.
Il n’est est pas ainsi lorsqu’aucun obstacle juridique ou d’une autre nature n’empêche la reconstitution de la cellule familiale dans le pays de destination.
La Commission examine chaque situation « en tenant compte de facteurs comme la relation de l’un des intéressés avec ce pays, leur niveau d’intégration dans l’État où ils résident, l’âge des enfants, la lourdeur des conséquences économiques et culturelles pouvant résulter de leur éloignement du lieu de séjour... » [17].
La Commission prend également en considération la précarité [18] ou l’irrégularité [19] du séjour de l’étranger lorsqu’il a noué dans le pays d’accueil les liens de famille allégués.
Dans l’affaire ABDULAZIZ, CABALES et BALKANDALI, les requérantes, établies au Royaume-Uni légalement et à demeure, se plaignaient de s’y voir privées ou menacées d’être privées de la compagnie de leurs conjoints, non autorisés à y rester avec elles ou à les y rejoindre en qualité de mari. Après avoir souligné que les intéressées n’avaient contracté mariage qu’une fois établies dans ce pays en tant que célibataires, la Cour a déclaré que « l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État contractant l’obligation générale de respecter le choix par des couples mariés de leur domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays ».
En l’espèce, « les requérantes n’ont pas prouvé l’existence d’obstacles qui les aient empêchées de mener une vie familiale dans leur propre pays ou dans celui de leurs maris, ni de raisons spéciales de ne pas s’attendre à les voir opter pour une telle solution ».
Par contre, dans l’affaire BERREHAB, la Cour a considéré que le refus de renouvellement du permis de séjour de l’intéressé et la mesure d’expulsion en résultant constituaient des ingérences dans le droit du requérant au respect de sa vie familiale, en l’empêchant pratiquement de garder avec sa fille des contacts réguliers, pourtant essentiels vu le jeune âge de l’enfant.
L’expulsion d’une personne du territoire d’un État où vivent des membres proches de sa famille peut certainement constituer une violation de l’article 8.
Sur cette question, le raisonnement adopté par les organes de la Convention est parallèle à celui développé plus haut. Il s’agit, à la lumière des circonstances de la cause, de déterminer si l’étranger expulsé a raisonnablement la possibilité de recréer sa vie familiale dans le pays de destination.
À propos de requêtes où la personne expulsée doit quitter le territoire de l’État où elle vit avec son conjoint, la Commission prend en considération la possibilité, pour ce dernier, de suivre son époux(se) [20].
Le lien de nationalité du conjoint et/ou des enfants avec le pays qui ordonne l’expulsion n’est pas un empêchement en soi au regroupement de la famille sur le territoire d’un autre État.
Dans les affaires MOUSTAQUIM c/Belgique, DJEROUD c/France et BELDJOUDI et TEYCHENE c/France [21], la Commission a relevé l’intensité des attaches familiales de ces migrants de la seconde génération dans le pays d’accueil, leur forte intégration ainsi que celle de leur famille dans ce pays, et, pour le troisième requérant, l’existence d’un lien matrimonial de plus de vingt ans entre lui et son épouse française.
En revanche, dans l’affaire AMGRAR c/France [22], relative également à l’expulsion d’un migrant de la seconde génération, célibataire, sans enfant, dont seulement quatre de ses sœurs étaient restées en France — les autres membres de la famille étant retournés en Algérie — la Commission a estimé que la mesure litigieuse ne portait pas atteinte à la vie familiale de l’intéressé.
Toutefois, elle a considéré que « compte tenu de la situation particulière du requérant et, notamment, de sa qualité de migrant de la seconde génération, de la gravité des problèmes notamment d’insertion, auxquels il se verra en toute probabilité confronté du fait de l’expulsion, de ses liens faibles avec l’Algérie et de ses attaches profondes avec la France, la mesure d’expulsion peut s’analyser en l’espèce comme une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée protégé par l’article 8 de la Convention ».
Licéité de l’atteinte
Les décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers, portant atteinte au droit au respect de la vie familiale, répondent en général à la condition de légalité et poursuivent bien un ou plusieurs des buts légitimes visés au paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.
S’agissant du refoulement d’un étranger que motive un refus d’admission ou de séjour, les organes de la Convention soulignent le lien unissant la politique de contrôle de l’immigration à la défense de l’ordre public ou à celle du bien-être économique du pays.
En revanche, l’appréciation de la « nécessité » de l’ingérence peut poser problème.
Selon une jurisprudence constante, la Convention n’interdit pas, en principe, aux États contractants de régler l’entrée et la durée du séjour des étrangers. Toutefois, le critère de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et notamment proportionnée au but légitime recherché.
Pour que l’ingérence soit justifiée, l’atteinte portée par la mesure de police à la vie familiale de l’étranger ne doit pas être excessive eu égard au but légitime en vue duquel elle a été prise. Néanmoins, s’agissant des mesures de haute police dictées par une stricte application de la réglementation de l’immigration, la Commission semble admettre rarement que les considérations d’ordre familial puissent l’emporter sur les intérêts de l’État défendeur.
Tel n’a pour autant pas été le cas dans l’affaire BERREHAB où, après avoir estimé qu’un juste équilibre n’avait pas été assuré entre les intérêts en jeu, la Cour, en accord avec l’avis de la Commission, a conclu à la violation de l’article 8.
Quant au but légitime de défense du bien-être économique du pays, il a été particulièrement retenu que l’intéressé avait vécu plusieurs années légalement et paisiblement aux Pays-Bas où il avait logement et travail, avant de se voir refuser le renouvellement de son permis de séjour, et qu’en outre, il y avait des attaches familiales effectives : il y avait épousé une Néerlandaise et de leur mariage était issu un enfant.
Quant à l’ampleur de l’atteinte dans le droit de Monsieur BERREHAB et de sa fille au respect de leur vie familiale, celle-ci a été considérée par la Cour comme étant d’autant plus grave que l’enfant, vu son jeune âge, avait besoin de rester en contact avec son père.
Pour se prononcer sur le point de savoir si l’expulsion d’un étranger délinquant ne comporte pas pour l’intéressé des conséquences disproportionnées avec le but légitime poursuivi, les organes de la Convention procèdent à la balance entre la nature et la gravité de l’infraction commise et l’ampleur de l’atteinte à la vie familiale en tenant compte de la densité des liens familiaux, mais aussi sociaux et culturels du requérant avec l’État contractant et le pays de destination.
L’expulsion d’un étranger arrivé à l’âge adulte dans le pays d’accueil où il a depuis lors tissé des liens de famille ne paraît pas être justifiée si l’infraction pénale reprochée n’est pas un délit grave [23].
Par contre, le refoulement d’un immigrant condamné pour infraction à la législation sur les stupéfiants peut être considéré comme une mesure nécessaire à la défense de l’ordre, à la prévention des infractions pénales et à la protection de la santé [24].
Contrôle de proportionnalité
Les immigrés de la seconde génération ont toutes leurs attaches familiales et sociales dans le pays hôte. Ils ne maîtrisent pas la langue de leur pays d’origine auquel ils ne sont rattachés que par le lien juridiquement formel de la nationalité.
De l’avis de la Commission, en raison de ces éléments, la mesure d’éloignement vers ce pays crée une situation d’une telle rigueur, que ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’elle pourrait être justifiée comme proportionnée au but poursuivi selon le paragraphe 2 de l’article 8.
Dans les arrêts MOUSTAQUIM [25] et BELDJOUDI [26], la Cour, sans reprendre ces considérants de principe, a néanmoins considéré, à l’instar de la Commission, que l’expulsion des intéressés avait constitué ou constituerait une violation du droit de ceux-ci et de Madame TEYCHENE, épouse BELDJOUDI, au respect de leur vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Les requérants avaient pourtant eu une conduite délinquantielle grave.
Dans ces deux cas, la Cour s’est livrée à un contrôle de proportionnalité approfondi des intérêts en jeu dont il convient de reprendre les termes pour s’en approprier le fonctionnement.
Dans l’affaire MOUSTAQUIM, il s’agissait d’un ressortissant marocain, arrivé en bas âge en Belgique dans le cadre d’un regroupement familial, et qui, depuis lors, y avait résidé jusqu’à son expulsion à l’âge de 20 ans.
Au moment de l’arrêté d’expulsion, toute sa famille résidait dans le pays d’accueil. Trois de ses frères et sœurs y étaient nés et l’un des aînés avait déjà acquis la nationalité belge. L’intéressé n’était retourné au Maroc qu’à deux reprises, en vacances. Il avait suivi toute sa scolarité en français. Durant son adolescence, il s’était vu reprocher 147 faits délictueux, dont 82 vols qualifiés, 39 tentatives de vols qualifiés et 5 vols avec violence. Seuls 26 de ces faits avaient été déférés devant les juridictions correctionnelles belges.
En appel, la Cour de Liège l’avait condamné, à raison de 22 d’entre eux, à diverses peines d’emprisonnement pour un total de 26 mois.
Plus de trois ans s’étaient écoulés depuis la dernière infraction reprochée à l’intéressé jusqu’à l’arrêté d’expulsion.
Dans l’affaire BELDJOUDI, la Cour a relevé d’emblée que le « passé pénal » de l’intéressé « apparaît beaucoup plus chargé que celui de Monsieur MOUSTAQUIM » et « qu’il importe donc de rechercher si les autres circonstances de la cause — communes aux deux requérants ou propres à l’un d’eux — suffisent à compenser cette donnée d’un poids considérable ».
L’arrêt révèle en effet que Monsieur BELDJOUDI a été condamné à partir de l’âge de 19 ans à diverses peines d’un montant total de plus de dix ans. Après notification de l’arrêté d’expulsion, pris à son encontre en 1979 à la suite de sa condamnation à la peine de huit ans de réclusion criminelle pour vol qualifié, l’intéressé a récidivé. Il est toutefois à noter que la mesure d’expulsion n’a pour autant pas été mise à exécution.
Une vie familiale menacée
Le caractère non proportionné de l’atteinte portée par la mesure d’expulsion au droit des requérants au respect de leur vie familiale a été déduit de quatre données essentielles :
- La situation de « quasi-français » de Monsieur BELDJOUDI : né en France de parents alors français, l’intéressé est réputé avoir perdu la nationalité française au 1er janvier 1963, faute pour ses parents d’avoir souscrit, avant le 27 mars 1967, une déclaration recognitive de ladite nationalité. Dès 1970, puis en 1983 et 1984, il a tenté en vain de recouvrer la nationalité française. Recensé à sa demande en 1971, il a été reconnu apte au service national par les autorités militaires françaises.
- La force des liens de rattachement avec la France de l’épouse et de la famille de Monsieur BELDJOUDI : Madame TEYCHENE, épouse BELDJOUDI, est née en France de parents français. Elle y a toujours vécu et en possède la nationalité. Par ailleurs, toute la proche famille de Monsieur BELDJOUDI a possédé la nationalité française jusqu’à 1963 et réside en France depuis plusieurs dizaines d’années.
- L’absence de liens de Monsieur BELDJOUDI avec l’Algérie, hormis celui de la nationalité : le requérant a passé toute son existence en France, soit plus de 40 ans. Il a effectué toute sa scolarité en français et ne parle pas l’arabe.
- Les empêchements à la poursuite de la vie de couple en cas d’expulsion de Monsieur BELDJOUDI vers l’Algérie : l’installation de Madame BELDJOUDI dans ce pays constituerait pour elle un véritable déracinement et se heurterait à de réels obstacles pratiques et même juridiques.
Dès lors, l’ingérence litigieuse risquerait de mettre en péril l’unité, voire l’existence du ménage.
Récemment, la Commission a déclaré recevable la requête d’un Algérien de la seconde génération expulsé de France à la suite de sa condamnation à la peine d’emprisonnement de trois ans et demi du chef, entre autres, d’attentats à la pudeur, détournement de mineur, proxénétisme, et d’infractions à la législation sur les stupéfiants.
Du fait de la mise à exécution de la mesure d’éloignement, l’intéressé avait été séparé de sa grand-mère, de ses oncles, tantes, cousins et cousines qui l’ont élevé après son abandon à l’âge de trois ans par ses parents [27].
- La jurisprudence européenne en matière de respect de la vie familiale des étrangers procède d’un raisonnement essentiellement casuistique. La solution de chaque affaire dépend de l’examen in concreto des faits de la cause et non pas d’orientation abstraite.
Comme le souligne Madame Sally Dollé [28] : « Les organes de Strasbourg exercent une fonction judiciaire quasi constitutionnelle et non une fonction législative. Ils doivent examiner le grief du requérant alléguant la violation de la Convention et, comme leur décision peut se répercuter sur d’autres personnes placées dans une situation semblable, l’obligation de l’État, en vertu de la Convention, consiste d’abord à satisfaire le requérant si une violation apparaît ».
Dans son opinion concordante, exprimée en annexe de l’arrêt BELDJOUDI, le juge Martens a cependant regretté que la Cour n’ait pas fondé sa décision sur le principe, accepté par un nombre croissant des États membres du Conseil de l’Europe, de l’« inexpulsabilité » des « étrangers intégrés », sauf circonstances très exceptionnelles, instillant ainsi une dose de sécurité juridique qui, spécialement dans ce domaine, lui paraît hautement désirable.
La Commission, comme la Cour, n’en a pas moins élaboré, nous l’avons vu, une série de critères et de principes, lesquels constituent une trame de lecture des situations individuelles et permettent, au-delà des décisions concrètes, de dégager des tendances de fond.
Ainsi, la garantie offerte par l’article 8 de la Convention ne semble pas être très protectrice, à l’exception de circonstances particulières d’espèce, lorsque le refoulement de l’étranger que motive un refus d’entrée ou de séjour s’inscrit dans la politique de contrôle de l’immigration de l’État défendeur.
Spécialement, en matière de regroupement familial, où la Cour, contrairement au Conseil d’État français, ne consacre pas le droit pour un étranger régulièrement installé dans le pays d’immigration de faire venir à ses côtés sa famille. Mais les instances conventionnelles accordent une importance fondamentale aux liens unissant un parent et son enfant mineur.
Dès lors, comme le montre l’affaire BERREHAB, elles exercent un contrôle d’une particulière intensité sur le caractère de nécessité que doit remplir la mesure d’éloignement d’un étranger, ayant pour effet de le séparer de son petit enfant.
S’agissant de l’expulsion des étrangers, la Commission, puis la Cour, ont développé ces dernières années une jurisprudence particulièrement protectrice de la vie familiale des migrants de la seconde génération, qu’il s’agisse de jeunes délinquants (cas de Monsieur MOUSTAQUIM) ou de délinquants adultes multirécidivistes (cas de Monsieur BELDJOUDI).
Pour cette dernière affaire, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 en contrariété de jurisprudence avec le Conseil d’État. En effet, la confirmation de l’extension du champ d’application de la Convention à la police des étrangers par le biais du droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 a conduit le Conseil d’État français, en un important revirement de jurisprudence opéré en janvier et avril 1991 par les arrêts BELDJOUDI [29], BELGACEM [30] et BABAS [31], à faire application de ces dispositions aux décisions d’expulsion et de reconduite à la frontière des étrangers, puis à étendre cette jurisprudence aux refus de délivrance d’un visa [32], d’un titre de séjour [33] et d’une demande d’abrogation d’un arrêté d’expulsion [34].
La jurisprudence européenne développée en ce domaine n’a pas été non plus sans influencer la nouvelle législation interne en matière d’interdiction du territoire français. C’est dire l’impact des arrêts de la Cour, lequel déborde largement leur stricte portée juridique, mais aussi des décisions et rapports de la Commission, sur les autorités nationales, comme le relève fort justement le professeur Frédéric Sudre [35].
Notes
[1] Actes du Colloque sur les droits de l’homme sans frontières, Conseil de l’Europe, 1990, p. 127, Document d’information de M. J. Madureira.
[2] Arrêt MARCKX c/Belgique, 13 juin 1979, Série A, n° 31.
[3] Req. 7229/75, X et Y c/Royaume-Uni, D.R. 12, p. 32.
[4] Req. 7289/75 et 7349/76, X et Y c/Suisse, D.R. 9, p. 57. Req. 12495/86, Benny JONSSON c/Suède, D.R. 54, p. 187.
[5] Req. 7229/75, X et Y c/Royaume-Uni, D.R. 12, p. 32.
[6] Ibid.
[7] Req. 5269/71, X et Y c/Royaume-Uni, Annuaire n° 15, p. 565.
[8] Req. 2992/66, Harbajan SINGH c/Royaume-Uni, Annuaire n° 10, p. 483.
[9] Req. 10375/83, S. et S. c/Royaume-Uni, D.R. 40, p. 196.
[10] Req. 12402/86, Angela et Rodney PRICE c/Royaume-Uni, D.R. 55, p. 224.
[11] Arrêt du 21 juin 1988, série A, n° 138.
[12] Rapport Commission du 7/10/1986.
[13] Req. 12495/86, Benny JONSSON c/Suède, D.R. 54, p. 187.
[14] Rapport Commission du 12/10/1989.
[15] Rapport Commission du 15/3/1990. L’affaire a été rayée du rôle de la Cour européenne des droits de l’homme le 23/1/1991, à la suite d’un règlement amiable (arrêt, série A, n° 191-B).
[16] Arrêt du 28 mai 1985, série A, n° 94.
[17] Actes du Colloque sur les droits de l’homme des étrangers en Europe, Conseil de l’Europe, 1975, p. 116, rapport de M. SILVEIRA. Voir : req. 5269/71, X et Y c/Royaume-Uni, Annuaire n° 15, p. 565 ; req. 8244/78, UPPAL et autres c/Royaume-Uni, D.R. 17, p. 149 et rapport Commission (règlement amiable) du 9/7/1980, D.R. 20, p. 29 ; req. 9088/80, X c/Royaume-Uni, D.R. 28, p. 160 ; req. 9478/81, X c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 27, p. 243 ; req. 9492/81, famille X c/Royaume-Uni, D.R. 30, p. 232 ; req. 12122/86, S. LUKKA c/Royaume-Uni, D.R. 50, p. 268 ; req. 13078/87, FADELE c/Royaume-Uni, Déc. du 12/2/1990 (inédit) et rapport Commission (règlement amiable) du 4/7/1991.
[18] Req. 11333/85, C. c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 43, p. 227.
[19] Req. 9088/80, X c/Royaume-Uni, D.R. 28, p. 160 ; Req. 9285/81, X, Y et Z c/Royaume-Uni, D.R. 29, p. 205 ; Req. 12122/86, S. LUKKA c/Royaume-Uni, D.R. 50, p. 268 ; Req. 14984/89, Andrea DE ALWIS c/Royaume-Uni, Déc. du 5/10/1990 (inédit).
[20] Req. 6357/73, X c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 1, p. 77 ; Req. 8041/77, X c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 12, p. 197 ; Req. 11278/84, Famille K et W c/Pays-Bas, D.R. 43, p. 216 ; Req. 12461/86, Y. H. c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 51, p. 258 ; Req. 15100/89, Déc. du 13/7/1989 (inédit).
[21] Rapport Commission du 6/9/1990.
[22] Req. 16990/90, Arab AMGHAR c/France, Déc. du 7/4/1992 (inédit).
[23] Req. 6357/73, X c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 1, p. 77.
[24] Req. 7816/77, X et Y c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 9, p. 219 ; Req. 8041/77, X c/République fédérale d’Allemagne, D.R. 12, p. 197 ; Req. 9203/80, X c/Danemark, D.R. 24, p. 239 ; Req. 15100/89, Déc. du 13/7/1989 (inédit) ; Req. 19328/92, Déc. du 19/5/1992 (inédit).
[25] Arrêt du 18/2/1991, série A, n° 193.
[26] Arrêt du 26/3/1992, série A, n° 234-A.
[27] Req. 15671/89, Rabah ABBAS c/France, Déc. du 6/12/1991 (inédit) et rapport commission (règlement amiable) du 7/7/1992.
[28] Actes du Colloque sur les droits de l’homme sans frontières, Conseil de l’Europe, 1990, p. 15, exposé de Mme S. Dollé.
[29] CE 18/1/1991, BELDJOUDI.
[30] CE Ass., 19/4/1991, BELGACEM.
[31] CE Ass., 19/4/1991, BABAS.
[32] CE 10/4/1992, AYKAN.
[33] CE 10/4/1992, MARZINI.
[34] CE 10/4/1992, MININ.
[35] F. Sudre, Droit interne et européen des droits de l’homme, PUF, 1989 ; « L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’ordre juridique interne », RUDH, 1991, p. 259-274.
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