Article extrait du Plein droit n° 50, juillet 2001
« L’enfermement des étrangers »

Les pratiques inchangées de l’ITF

La circulaire du 17 novembre 1999 du ministère de la justice (ou « circulaire Guigou ») prise en application de la loi « Chevènement » du 11 mai 1998 concerne la mise en œuvre des interdictions du territoire français. Selon son auteur, elle exprime, comme la loi, la double préoccupation du gouvernement : « souci de fermeté dans la maîtrise des flux migratoires » et « volonté de mieux prendre en compte la dimension humaine des situations personnelles les plus difficiles ». Un an et demi après la mise en application de ce texte, la pratique des tribunaux a-t-elle changé ? Le Gisti a posé la question à ses avocats.

Est-ce que l’interdiction du territoire est uniformément et systématiquement requise et prononcée, quelle que soit l’infraction : infraction à la législation sur les étrangers, infraction de droit commun (atteinte aux biens ou atteinte aux personnes) ? Il ressort des réponses données que le parquet ne requiert pas de façon systématique l’ITF à titre de peine complémentaire lorsque l’étranger a commis une infraction de droit commun, sauf s’il s’agit d’une infraction à la législation sur les stupéfiants, auquel cas l’ITF est quasi systématiquement réclamée et très souvent à titre définitif.

En ce qui concerne les infractions à la législation sur les étrangers l’ITF est presque toujours requise.

Selon un des avocats interrogés, les pratiques du TGI de Paris auraient évolué depuis l’apparition, dans l’ordonnance du 2 novembre 1945, de l’article 12bis. Un entretien avec le parquet, avant l’audience, sur les chances, pour le prévenu, de voir sa situation régularisée peut conduire à ne pas requérir l’ITF.

Toujours selon le même avocat, même si la question n’a pas été discutée avec le représentant du ministère public, le tribunal peut être sensible au fait que l’étranger qui se trouve devant lui peut prétendre, en théorie, bénéficier de plein droit d’un titre de séjour.

De façon générale, le tribunal suit les réquisitions du parquet. Mais il arrive que le juge répressif décide de prononcer cette peine complémentaire alors même que le ministère public ne l’a pas demandée (c’est en particulier le cas dans les TGI de Rouen et de Pontoise).

Est-ce que la modification de l’article 131-30 du code pénal, opérée par la loi Chevènement, exi- geant une motivation spéciale lorsque sont concernés les étrangers « protégés » a changé les pratiques judiciaires ? Par rapport aux parquets, quelle est la réalité de l’enquête de personnalité, par exemple ? Par rapport aux tribunaux, quelle est la motivation des jugements ? Tous les avocats interrogés considèrent que l’exigence d’une motivation spéciale pour justifier le prononcé d’une ITF à l’encontre des étrangers dits protégés n’a, en aucune manière, changé les pratiques judiciaires. D’une façon générale, le parquet ne procède à aucune enquête de personnalité (sauf en de rares occasions dans le cadre des comparutions immédiates). Bien que le texte de loi demande au juge pénal de motiver spécialement sa décision lorsqu’il prononce cette peine complémentaire, celui-ci use généralement d’une motivation stéréotypée : « eu égard à la gravité des faits reprochés, l’atteinte à la situation familiale et personnelle de l’intéressé n’est pas disproportionnée  ». Certaines cours d’appel font un effort de motivation qui, quoi qu’il en soit, demeure succincte.

L’ITF ET LES INFRACTIONS À LA LÉGISLATION SUR LES ÉTRANGERS

• Le tribunal fait-il un effort pour prendre en compte la situation personnelle de l’intéressé ? Les réponses à cette question sont variables, y compris venant d’avocats plaidant devant le même tribunal. Il en ressort finalement qu’il s’agit d’un élément très difficile à apprécier, ce qui fait dire à l’un d’entre eux : « Il y a une grande disparité dans la perception que l’on peut avoir des efforts des juridictions quant à la prise en compte de la situation personnelle des intéressés  ».

Par ailleurs, le tribunal fera cet « effort » si l’avocat est à même de lui présenter des éléments sur la situation personnelle, familiale, professionnelle du prévenu.

• Quelle est la possibilité, pour les avocats, de faire valoir cette situation dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate ? Tous les avocats s’accordent pour considérer que la voie de la comparution immédiate rend très difficile l’invocation de la situation personnelle de l’étranger : pas assez de temps pour étudier les dossiers, contacts improbables avec la famille, etc.

Certains d’entre eux font le choix de renvoyer l’affaire à une date ultérieure afin de préparer le dossier et de rassembler les pièces utiles, sachant que la conséquence sera généralement un maintien en détention pendant quelques semaines. Cet inconvénient paraît mineur au regard des avantages que peut présenter une meilleure défense de l’étranger.

L’article 131-30 du code pénal



« Lorsqu’elle est prévue par la loi, la peine d’interdiction du territoire français peut être prononcée, à titre définitif ou pour une durée de dix ans au plus, à l’encontre de tout étranger coupable d’un crime ou d’un délit.

L’interdiction du territoire entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant, à l’expiration de sa peine d’emprisonnement ou de réclusion.

Le tribunal ne peut prononcer que par une décision spécialement motivée au regard de la gravité de l’infraction l’interdiction du territoire français à l’encontre :



D’un condamné étranger père ou mère d’un enfant français résidant en France, à condition qu’il exerce, même partiellement, l’autorité parentale à l’égard de cet enfant ou qu’il subvienne effectivement à ses besoins ;

  • D’un condamné étranger marié depuis au moins un an avec un conjoint de nationalité française, à condition que ce mariage soit antérieur aux faits ayant entraîné sa condamnation, que la communauté de vie n’ai pas cessé et que le conjoint ait conservé la nationalité française ;



  • D’un condamné étranger qui justifie qu’il réside habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de dix ans ;



  •  



D’un condamné étranger qui justifie qu’il réside régulièrement en France depuis plus de quinze ans. »



• Quel est le « tarif » du tribunal que vous fréquentez ? Peut-on même parler de « tarif » : – en matière d’entrée ou de séjour irrégulier d’une part, – en matière de refus d’embarquer d’autre part ? Les peines le plus souvent prononcées en matière d’entrée et de séjour irrégulier sont de 3 mois d’emprisonnement et 3 ans d’ITF. Faut-il pour autant parler « tarif », notion qui vient heurter de front le principe d’individualisation des peines ? Selon une avocate, la multiplication, dans la loi Chevènement, des cas de délivrance de plein droit des titres de séjour peut permettre de lutter contre ces pratiques judiciaires un peu routinières en offrant aux avocats le cadre d’une meilleure défense.

Les « liens avec la France  »



« Le respect du principe posé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme impose que soient perfectionnées les modalités de recueil des éléments relatifs à la réalité des liens de l’étranger avec la France. Cette exigence fondamentale est de nature à faciliter la motivation des décisions de justice. [...] Le recueil des éléments doit notamment porter sur les critères caractérisant les liens de l’intéressé avec la France, sur la nature des indices définissant sa situation familiale et privée. [...] La rédaction d’un rapport synthétique et précis versé au dossier de la procédure rapportant les éléments recueillis dans un questionnaire confidentiel est indispensable. [...] Il convient de rappeler à cet égard que la volonté du législateur exprimée dans cet article est de limiter la possibilité de prononcer une interdiction du territoire français à l’encontre d’un certain nombre d’étrangers ayant, en raison de leur situation familiale et personnelle, un lien de rattachement particulier avec la France, sauf circonstances exceptionnelles et motivation expresse de la décision.  »

Extrait de la circulaire du 17 novembre 1999 du ministère de la justice.

LES REQUÊTES EN RELÈVEMENT

• Y a-t-il une enquête systématique de personnalité ordonnée par le ministère public ? S’agit-il d’une enquête formelle ou d’une enquête approfondie ? Pour tous les avocats interrogés, l’enquête de personnalité est loin d’être systématiquement ordonnée ! Quand elle existe, elle se révèle formelle et superficielle.

• Obtenez-vous des relevés ? Si oui, pour quel type d’infraction ? Au regard de quels éléments ? Sur la base de quelle motivation ? Quasiment tous les avocats obtiennent des résultats positifs en matière de relèvement d’ITF, ce qui ne signifie pas que cela marche à tous les coups. Les meilleurs résultats obtenus concernent les infractions à la législation sur les étrangers. En revanche, les choses semblent nettement plus difficiles lorsque l’étranger a été condamné pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Dans ce cas, seront pris en compte l’ancienneté de l’infraction et de la condamnation. De façon générale, ce sont les attaches familiales, professionnelles et l’ancienneté du séjour qui constituent la motivation des requêtes. Les avocats mettront également en avant les chances d’une régularisation. Mais, là encore, les pratiques varient d’un tribunal à un autre ; ainsi, le barreau de Rouen refuse systématiquement les requêtes en relevé d’ITF en matière d’infraction à la législation sur les stupéfiants « même si la personne réside en France depuis quarante ans et a cinq enfants français  ».

• Quelle est la durée de la procédure ?

Quels que soient les tribunaux, la procédure dure entre six mois et un an.

• Quelles sont les suites d’un relèvement ? si l’ITF est prononcée pour séjour irrégulier, quel est le poids du jugement devant la préfecture pour l’obtention d’un titre ? -* si l’ITF est prononcée pour une infraction de droit commun, l’étranger recouvre-t-il ses droits au séjour ? Dans quel délai ? Il ressort de beaucoup de réponses données que, en matière d’infraction à la législation sur les étrangers, le jugement prononçant l’ITF aura un effet positif dans le traitement, par la préfecture, de la demande de titre de séjour. Ce n’est pas le jugement en soi qui permettra la régularisation de l’intéressé mais davantage les arguments de fait et de droit qui ont été invoqués à l’appui de la requête.

En revanche, la situation est différente pour l’étranger dont l’ITF relevée a été prononcée pour une infraction de droit commun. Dans ce cas, il n’est pas rare que la préfecture invoque l’ordre public pour refuser un titre ou faire traîner la demande. Tout dépend de l’infraction qui a été commise : on observe une plus grande sévérité ou carrément un blocage complet en matière d’agressions sexuelles ou de stupéfiants. ;



Article extrait du n°50

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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