Article extrait du Plein droit n° 50, juillet 2001
« L’enfermement des étrangers »
Halte-garderie en zone d’attente ?
Jean-François Martini
Juriste, permanent au Gisti.
En juin dernier, deux jeunes enfants de nationalité camerounaise ont été séparés de leur père et placés en zone d’attente par la police des frontières à leur arrivée à l’aéroport de Roissy. Le père était titulaire d’un titre de séjour en France mais ses enfants étaient dépourvus de visa d’entrée. Au bout de quatre jours, ils ont été présentés, comme la loi le prévoit, au juge des libertés et de la détention qui a ordonné leur maintien en zone d’attente. Privés de liberté, séparés de leur père et menacés d’éloignement vers leur pays d’origine, ces deux jeunes enfants ont finalement été libérés sur intervention de la défenseure des enfants et ont été admis « à titre provisoire », selon les termes de la préfecture de Seine-Saint-Denis, sur le territoire français, et rendus à leur père.
Relatée par la presse, cette affaire a contraint le ministre de l’intérieur et la préfecture de Seine-Saint-Denis a fournir quelques explications. Celle-ci a invoqué le caractère douteux du passeport du père, et a crû bon de préciser « qu’en l’absence de toute preuve de la filiation, l’intérêt même des enfants exigeait les mesures de précaution qui ont été prises… ». Il faut saluer ici ce chef d’œuvre de communication qui consiste à invoquer l’intérêt des enfants pour justifier la mesure de privation de liberté prise à leur encontre et les séparer de leur parent. De son côté, la ministre déléguée à la famille, Ségolène Royal, affirmait « être complètement en phase avec le ministre de l’intérieur » dans cette affaire.
Habituellement, l’administration ne s’embarrasse pas d’autant de justifications. Des centaines de mineurs sont retenus chaque année dans les zones d’attente sans autre considération que l’application de l’article 35quater de l’ordonnance de 1945 qui permet de retenir jusqu’à vingt jours les étrangers non admis sur le territoire ou qui sollicitent l’asile aux frontières, le gouvernement estimant que cette procédure s’applique aux étrangers, qu’ils soient majeurs ou mineurs.
Les enfants peuvent être accompagnés de leurs parents ou d’un adulte qui les prend en charge. Dans ce cas, leur sort dépend de la situation du majeur qui les accompagne. On ne compte plus les histoires de mères maintenues en zone d’attente avec leurs enfants en bas âge pendant des jours, dans des conditions déplorables, sans le strict nécessaire pour s’occuper correctement de leur nourrisson. Le tout se concluant, le plus souvent, par un renvoi vers le pays d’origine.
Les situations les plus cruelles sont sûrement celles qui aboutissent à la séparation entre parents et enfants. C’est le cas, notamment, lorsque les parents, installés en France et titulaires d’un titre de séjour tentent de faire venir en dehors de la procédure de regroupement familial, le plus souvent à l’occasion de vacances, leurs enfants restés au pays. Si le ou les enfants, comme cela a été les cas des deux jeunes camerounais, sont dépourvus de visa, la police des frontières leur notifie un refus d’entrée sur le territoire et les maintient en zone d’attente jusqu’à leur renvoi. Le même problème peut se présenter lorsqu’un mineur vivant habituellement en France mais y étant arrivé tardivement (après l’âge de dix ans) et en dehors de la procédure de regroupement familial, veut rentrer en France après un voyage à l’étranger. On peut aussi évoquer la situation des femmes étrangères qui, bien que résidant en France, vont accoucher dans leur pays, et pensent pouvoir revenir en France sans avoir à solliciter un visa pour leur nouveau-né.
Enfin la troisième hypothèse concerne les mineurs qui se présentent seuls à la frontière. Dès lors qu’ils sont dépourvus des documents les autorisant à entrer sur le territoire ou qu’ils demandent l’asile, une mesure de placement en zone d’attente est systématiquement prise à leur encontre.
Dans tous les cas, la légalité d’une décision de maintien d’un mineur en zone d’attente, qu’il soit accompagné ou non, n’a rien d’évident. On peut ainsi s’interroger sur la conformité d’une telle mesure de privation de liberté avec les dispositions de la Convention internationale sur les droits de l’enfant, et plus précisément de deux de ses articles.
Il paraît en effet difficile de penser qu’une mesure de placement en zone d’attente à l’encontre d’un mineur ne viole pas l’article 3 de la convention qui précise que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques […], des tribunaux, des autorités administratives […], l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ». La question n’a pas été directement tranchée par une juridiction française, mais une décision du Conseil d’État apporte un éclairage intéressant. En effet, dans l’arrêt CINAR, du 22 septembre 1997, le Conseil d’État a estimé que la décision d’un préfet de renvoyer un enfant âgé de quatre ans en Turquie et de le séparer, même provisoirement, de sa mère résidente en France, au motif qu’il n’était pas entré dans le cadre d’une procédure de regroupement familial, « portait atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant et devait être regardée comme contraire à l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant ». On trouve là un cas d’espèce très proche de la situation des jeunes camerounais que leur père tentait de faire entrer en France en dehors d’une procédure de regroupement familial.
Une autre disposition de la convention pourrait être invoquée pour contester une mesure de placement en zone d’attente. Il s’agit de l’article 37 bis qui précise que « la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible ». Le Comité pour les droits de l’enfant de l’ONU a souligné que les dispositions de l’article 37 limitant la privation de liberté s’appliquent à toutes les formes de cette privation, y compris, dans « les établissements de santé ou de protection de l’enfance, aux enfants demandeurs d’asile et aux jeunes réfugiés ». Il a notamment fait connaître ses inquiétudes quant à la détention des enfants demandeurs d’asile et étrangers en Suède du fait que ce pays ne prévoyait pas « de séparer les enfants des adultes dans les établissements pénitentiaires et que les enfants étrangers [étaient] placés en détention en vertu de la loi sur les étrangers ». Il note que pareille pratique est discriminatoire dans la mesure où généralement les enfants suédois ne peuvent être mis en détention avant l’âge de 18 ans. Le Comité suggère également à la Suède de trouver d’autres solutions que l’incarcération d’enfants en vertu de la loi sur les étrangers [1] La France pourrait bien encourir les mêmes reproches avec ses placements en zone d’attente de mineurs si elle ne bloquait pas le travail du Comité des droits de l’enfant en s’abstenant de répondre à ses demandes [2].
A propos des mineurs isolés, la déclaration de bonne pratique établie par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et l’Alliance internationale Save The Children dans le cadre d’un programme en faveur des enfants isolés en Europe va beaucoup plus loin. Elle considère qu’en application des articles 31 et 33 de la Convention de 1951 relative aux réfugiés, « les enfants isolés en quête de protection ne devront jamais se voir refuser l’accès au territoire ou être refoulés à la frontière. Ils ne seront jamais détenus pour cause d’immigration. » Elle précise que cette dispense de détention concerne aussi « la détention à la frontière, par exemple dans les zones internationales… ».
Le maintien de mineurs isolés en zone d’attente n’enfreint pas seulement des textes internationaux ; il viole aussi des dispositions législatives nationales concernant la protection de l’enfance et, en premier lieu, l’article 375 du code civil qui précise que « si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice… ». Il est incontestable qu’un mineur arrivant seul sur le territoire français doit être considéré comme étant en danger. Sa situation devrait être immédiatement signalée au parquet des mineurs pour que celui-ci puisse prendre en urgence toutes les mesures de protection nécessaire.
Une procédure entachée de nullité
Or, actuellement, cette protection n’est possible que si le mineur obtient son admission sur le territoire. Si la police des frontières décide de le renvoyer dans son pays d’origine, ou pire encore, vers le dernier pays de transit, personne ne s’inquiète de savoir ce qui l’attend. Quelqu’un est-il en mesure de l’accueillir à son arrivée ? Risque-t-il de se retrouver en situation d’errance, de subir des maltraitances ? Est-il venu par une filière d’immigration clandestine ? Par un réseau d’exploitation [3] (travail forcé en remboursement d’une dette contractée auprès de passeurs, prostitution…) ? Ce n’est pas l’affaire des autorités françaises qui préfèrent voir dans ces jeunes des étrangers sans visa plutôt que des mineurs en danger.
Seule est parfois entendue la demande de protection de jeunes qui arrivent de pays en guerre. En 1999, un quart des 602 mineurs isolés demandeurs d’asile recensés par le ministère de l’intérieur ont été admis au titre de l’asile. Pourtant, toujours selon l’intérieur, plus de 90 % de ces mineurs ont finalement été admis sur le territoire. Ce chiffre élevé d’admissions sur le territoire s’explique par le fait qu’à partir de 1998, la plupart des juges des libertés et de la détention chargés de statuer sur les demandes de prolongation des placements en zone d’attente ont estimé que la procédure était entachée de nullité quand elle concernait un mineur sans représentant légal, celui-ci n’ayant pas de capacité d’agir en justice.
Les mineurs étrangers isolés, qu’ils aient ou non sollicité l’asile, étaient ainsi assurés de sortir de la zone d’attente à l’issu des quatre premiers jours, à condition bien sûr d’avoir pu échapper à une mesure de refoulement pendant cette première période. Le gouvernement a décidé de mettre fin à cette jurisprudence favorable aux mineurs en présentant un projet de loi visant à modifier l’article 35quater. Un première mouture visait à conférer au mineur de plus de seize ans une capacité juridique strictement limitée à la procédure de maintien en zone d’attente. L’incapacité du mineur de plus de seize ans était ainsi levée pour permettre au juge de prolonger le maintien en zone d’attente en toute bonne conscience. Les moins de seize ans avaient, eux, droit à un administrateur ad hoc pour les représenter devant le juge.
Cet abaissement de l’âge de la majorité a été perçu, à juste titre, comme une mesure discriminatoire et défavorable aux mineurs étrangers. Le gouvernement a rapidement revu sa copie en prévoyant, dans une seconde mouture, un système de désignation d’un administrateur ad hoc pour tous les mineurs étrangers isolés placés en zone d’attente. Loin d’organiser un début de protection pour ces mineurs, l’intervention d’un administrateur ad hoc dans la procédure ne met en place qu’une représentation fictive du mineur ayant pour unique objectif la levée de l’obstacle de son incapacité juridique lors de sa comparution devant le juge chargé de statuer sur la prolongation du maintien en zone d’attente. A aucun moment, l’administrateur ne sera en mesure de défendre véritablement les intérêts du mineur qu’il devra représenter faute de pouvoir connaître précisément sa situation.
Une décision catastrophique
Après avoir tenté sans succès de caser ce projet lors du vote de la loi de modernisation sociale, le gouvernement a momentanément renoncé à le présenter au parlement. Il pourrait être définitivement enterré grâce à la Cour de cassation qui semble avoir admis, dans un arrêt récent [4] qu’un mineur étranger isolé pouvait être maintenu en zone d’attente en dépit de son incapacité juridique ! En décidant de la sorte, la Cour de cassation a porté atteinte à l’un des éléments fondamentaux de la protection des mineurs : le principe de son incapacité en raison de son état de faiblesse. Les premiers effets de cette décision catastrophique n’ont pas tardé à se faire sentir. Les deux petits camerounais séparés de leur père et placés en zone d’attente, puis maintenus dans cette zone par ordonnance du juge, ont été priés de signer l’ordonnance que celui-ci venait de rendre. Leur avocat a indiqué à la presse qu’ils ne l’avaient pas fait en raison de leur âge et de leur compréhension limitée des débats. L’aîné avait cinq ans et le plus jeune trois ans. A quand les haltes-garderies en zone d’attente ? ;
Notes
[1] Suède, RIOF, Add.2, par.9 et 12.
[2] Les Etats parties à la Convention de New York sur les droits de l’enfant ont obligation de rendre annuellement un rapport faisant état de son application. Or, la France n’a toujours pas remis au Comité des droits de l’enfant, comme elle y est tenue, son second rapport qui aurait dû être soumis au Comité le 5 septembre 1997 !
[3] Voir à ce sujet l’article p. 37.
[4] Cour de cassation, 2 mai 2001, 2ème chambre civile.
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