Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »
Pas de visa pour les enfants recueillis
Emmmanuelle Andrez
La loi du 6 février 2001 ajoute au code civil l’article 370-3, qui dispose : « L’adoption ne peut [...] être prononcée si la loi nationale de l’un et l’autre époux la prohibe. L’adoption d’un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France. »
Il en résulte, d’une part, qu’un couple algérien ou marocain ou algéro-marocain résidant en France ne peut plus adopter et, d’autre part, que tout mineur de statut personnel arabo-musulman né à l’étranger (essentiellement les enfants algériens et marocains) n’est pas adoptable en France. En pratique, les individus concernés sont donc nombreux (la majorité des 16,86 % de mineurs originaires d’Afrique adoptés en France en 1996). En effet, les couples de statut personnel arabo-musulman et non naturalisés sont visés par l’interdiction d’adopter un quelconque enfant.
Quant aux couples français, c’est-à-dire éventuellement naturalisés ou mixtes et comportant un conjoint français, qui projetaient d’adopter un enfant algérien ou marocain, ils sont contraints d’y renoncer. Les pratiques consulaires sont ainsi qu’aucun visa n’est délivré aux mineurs d’Algérie et du Maroc, quand bien même un couple résidant en France se contenterait de vouloir procéder à une délégation d’autorité parentale.
S’agissant des couples d’Algériens résidant en France et désirant adopter un mineur algérien, les refus de visa constituent une violation caractérisée de l’accord du 27 décembre 1968 [1] , d’après lequel le regroupement familial est ouvert aux « enfants de moins de 18 ans dont l’intéressé a effectivement la charge en vertu d’une décision de l’autorité judiciaire algérienne ». La circulaire du 1er mars 2000 souligne d’ailleurs qu’« aucune distinction n’est à faire entre les enfants : tous les mineurs, y compris ceux dont le demandeur a juridiquement la charge en vertu d’une kafala judiciaire, sont concernés ». L’accord franco-algérien doit prévaloir, en vertu de la hiérarchie des normes, sur la loi française interne. Ainsi, un mineur algérien doit pouvoir obtenir un visa afin de rejoindre en France ses parents adoptifs algériens, selon la procédure du regroupement familial, par dérogation au régime de droit commun institué par la nouvelle loi.
Il apparaît ainsi discriminatoire qu’une partie des couples aspirant à l’adoption en soient exclus, et que les mineurs algériens et marocains se voient déclarés « non-adoptables ». Cette discrimination, qui est de surcroît dénuée de justification juridique, a été critiquée.
Double abandon
Le sénateur P. Allouche s’est ainsi inquiété que les enfants « dont la loi personnelle prohibe l’adoption » puissent « apparaître gravement discriminés comme subissant un abandon plus grave encore que celui de leurs géniteurs : l’abandon par une communauté ».
De même, l’association Enfance et familles d’adoption a « regretté avec amertume qu’une fois de plus les droits des enfants dépendent de leur lieu de naissance » [2] . Enfin, M.-C. Le Boursicot [3] souligne que « cette forme de discrimination a dû heurter la sensibilité des parlementaires, puisqu’ils ont réservé le cas des enfants nés en France et résidant en France, rompant ainsi avec le principe de l’unité du statut personnel. »
Des considérations d’ordre psychologique achèvent de convaincre de l’absurdité d’empêcher des couples d’origine maghrébine d’adopter des mineurs de même origine, lorsque tel est leur désir. A ce titre, il est fait mention, dans le rapport n° 151 annexé au projet de loi autorisant l’approbation de la convention de La Haye du 29 mai 1993 [4] , des méfaits potentiels d’une disparité ethnique entre adoptants et adopté : « L’enfant adopté à l’étranger est souvent confronté à des difficultés identitaires liées à la différence physique avec ses parents adoptifs. Selon certains psychologues, la découverte de la différence entre son visage et celui de ses parents peut produire un sentiment de honte et de confusion susceptible d’être à l’origine de troubles psychologiques graves. »
C’est en réalité l’interprétation de la kafala qui est au cœur du débat sur l’adoptabilité des mineurs algériens et marocains, et, pour les majeurs de ces pays, sur leur faculté d’adopter.
Depuis la circulaire du 19 février 1999, qui a anticipé la loi nouvelle, le droit français considère le droit arabo-musulman comme prohibant l’adoption. Cette appréciation est prônée par la Mission de l’adoption internationale (MAI) [5] – organisme dépendant du ministère des affaires étrangères auquel il est dévolu de se prononcer sur la délivrance des visas long séjour « pour adoption » –, selon laquelle : « la kafala ne peut être assimilée qu’à une tutelle ou une délégation d’autorité parentale qui cesse à la majorité de l’enfant. [Elle] ne peut en aucune façon être comparée à une adoption, simple ou plénière, laquelle emporte création d’un lien de filiation, ce qui est totalement proscrit par la charia et par la législation en vigueur notamment au Maroc et en Algérie. Le droit français, respectueux des lois étrangères et soucieux d’éviter le prononcé en France de décisions conférant à des étrangers un statut non susceptible d’être reconnu dans leur pays d’origine, s’oppose à l’adoption d’enfants [de ces pays]. »
Cette appréciation peut être contestée à plus d’un titre. Elle porte en son sein plusieurs contradictions : si la kafala peut être assimilée à une délégation d’autorité parentale, pourquoi ne permet-elle pas l’obtention d’un visa à cette seule fin ? En outre, comment expliquer la dérogation permettant l’adoption d’un « enfant né en France et résidant en France », mais confié aux services de l’aide sociale à l’enfance par sa mère qui lui a transmis sa nationalité algérienne ou marocaine, alors qu’au regard de sa loi nationale, son adoption n’en serait pas moins insusceptible de reconnaissance ?
La religion et le droit
Ces iniquités ne résistent pas à l’examen des lois étrangères. En réalité, l’affirmation que le droit arabo-musulman prohibe l’adoption repose sur une méconnaissance de l’évolution des relations entre la religion et le droit dans les Etats arabo-musulmans. La meilleure preuve de ce détachement de la lettre du Coran par les législations contemporaines est que la Tunisie a consacré, par une loi du 4 mars 1958, une institution calquée sur l’adoption française, se démarquant ainsi radicalement du Coran.
A l’époque préislamique [6] , l’adoption était fréquente ; elle emportait des effets comparables à ceux de la filiation légitime. Le Coran [7] rapporte les faits à la suite desquels l’adoption fut privée d’effet juridique. Mahomet avait un fils adoptif, Zaïd, époux de Zineb. Zaïd eut le sentiment que son père désirait Zineb. Il la répudia et Mahomet l’épousa. Ce mariage surprit leurs contemporains, qui estimaient que le lien d’adoption s’y opposait. Le Coran précisa alors la conception qui devait prévaloir : « Quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse, Nous te l’avons donnée pour femme afin qu’il n’y ait pas de faute à reprocher aux croyants au sujet des épouses de leurs fils adoptifs, quand ceux-ci ont cessé tout commerce avec elles. » Les commentateurs en déduisirent que le Coran enlevait à l’adoption tous ses effets juridiques reconnus jusqu’alors, parmi lesquels les empêchements à mariage.
Kafala et adoption simple
Du Coran, le code algérien de la famille du 9 juin 1984 ne retient en définitive que la philosophie. Le « recueil légal (kafala) » y est défini – aux articles 116 à 125 – comme l’engagement, établi par acte légal – judiciaire ou notarié –, de prendre en charge à titre gratuit l’entretien, l’éducation et la protection d’un enfant mineur, « au même titre que le ferait un père pour son fils ». Lorsque l’enfant recueilli (makfoul) est de filiation connue, il doit la garder. La kafala confère à son titulaire (kafil) le droit de tutelle et lui ouvre droit aux mêmes prestations familiales et scolaires qu’à l’enfant légitime. Le kafil administre les biens du makfoul, et peut en disposer en sa faveur dans la limite du tiers de ses biens.
En cas de décès du kafil, la kafala est transmise à ses héritiers s’ils y consentent ; à défaut, le juge attribue la garde de l’enfant à l’institution compétente en matière d’assistance. La kafala peut être révoquée : si le père et/ou la mère [biologiques] demande(nt) la réintégration du makfoul sous leur tutelle, celui-ci, s’il est en âge de discernement, doit y consentir expressément. S’il est trop jeune, l’enfant ne peut être remis à ses parents que sur autorisation du juge.
En résumé, l’attribution de l’autorité parentale au kafil et son caractère révocable, la possibilité de dévolution successorale, de même que l’absence de rupture des liens avec la famille biologique connue convergent pour permettre l’assimilation de la kafala à l’adoption simple des articles 360 à 370-2 du code civil français. Il est utile de rappeler les caractéristiques de cette dernière : attribution de l’autorité parentale, vocation successorale comme un enfant légitime à l’égard des adoptants, maintien de la vocation successorale de l’adopté à l’égard de sa famille biologique, révocabilité de l’adoption à l’initiative de l’adoptant, de l’adopté et de ses parents biologiques.
Cette assimilation de la kafala à l’adoption simple a été consacrée à plusieurs reprises par nos juridictions. Le 1er juillet 1997, la Cour de cassation appliquait le principe posé par un arrêt du 10 mai 1995 : « Si deux époux français peuvent procéder à l’adoption d’un enfant dont la loi personnelle n’autorise pas cette institution, c’est à la condition qu’indépendamment des dispositions de cette loi, le représentant légal du mineur ait donné son consentement en pleine connaissance des effets attachés par la loi française à l’adoption, et dans le cas de l’adoption plénière, du caractère complet et irrévocable de la rupture des liens entre le mineur et les autorités de tutelle de son pays d’origine. »
En l’espèce cependant, elle refusait d’accueillir la requête en adoption plénière, au motif que le représentant légal du mineur se confondait avec la personne du juge des mineurs, autorité publique dont la loi prohibait l’adoption complète et irrévocable. Cette confusion des rôles empêchait le magistrat de consentir à un acte (adoption plénière) inconnu de la loi marocaine qu’il était chargé d’appliquer.
En revanche, la Cour de cassation accueillait, le 16 décembre 1997, une requête en adoption simple, au motif que « [...] les époux français pouvaient adopter, dès lors que le représentant légal du mineur [le centre Lalla Mariam de Rabat] avait donné son consentement en connaissance des effets attachés par la loi française à l’adoption projetée ».
Le président de la 1ère chambre civile, M. Lemontey, apporte la justification suivante à cette différence de régime [8] : « Considérant que la kafala a des effets plus étendus que notre tutelle ou notre délégation d’autorité parentale, et que le Coran ne s’oppose pas à l’adoption simple donc révocable, la Cour retenait que le consentement à une telle adoption n’est pas interdit par la loi étrangère. Une autorité administrative ou judiciaire algérienne ou marocaine peut donc y consentir valablement. Seuls les parents [biologiques], dont le consentement s’apprécie indépendamment du contenu de leur loi nationale, peuvent consentir à une adoption plénière. »
Refus de visa
Cette jurisprudence illustre la progressive compréhension de la kafala par les juridictions françaises. Si cette jurisprudence était empreinte de casuistique, puisqu’il fallait rechercher la qualité du représentant légal du mineur – magistrat ou personne privée, parents biologiques ou orphelinat –, elle permettait néanmoins, dans tous les cas, l’adoption simple, seuls les parents biologiques pouvant consentir à l’adoption plénière. Cette jurisprudence était à tout le moins préférable à la loi du 6 février 2001.
Quelles sont aujourd’hui les perspectives de recueil en France des enfants algériens et marocains ? Les pratiques consulaires de refus systématique de visa, même en vue d’une délégation d’autorité parentale, ne sont guère encourageantes. Reste à observer l’application de la récente loi par les juridictions. A cet égard, la Cour d’appel de Paris [9] accueille, dans un arrêt du 22 mai 2001, une requête en adoption simple, au terme d’un raisonnement très audacieux. Citant l’art. 116 du code de la famille algérien, la Cour en déduit que : « La personne qui recueille l’enfant est tenue de l’éduquer et de l’élever comme le sien, dans des conditions proches, y compris au regard de l’autorité parentale, [...] de l’adoption simple. Le consentement donné par les autorités algériennes à la kafala équivaut à une acceptation des effets de l’adoption simple, en raison de l’équivalence des lois en présence. [... [10]] L’enfant de parents inconnus remis à un couple français au titre d’un acte de kafala [...] peut donc faire l’objet d’une adoption simple. »
Si, en conclusion, nous nous félicitons évidemment d’une telle motivation, nous espérons qu’elle échappera à la censure de la Cour de cassation. Il reste que se profile un conflit ouvert entre l’exécutif, qui a appelé de ses vœux la loi nouvelle, et les magistrats. Que décideront les juridictions administratives en matière de refus de visa ? Puissent-elles se livrer à une interprétation du droit étranger avec une acuité semblable à celle de la Cour d’appel de Paris, pour qu’enfants algériens et marocains puissent rejoindre en toute quiétude les couples d’adoptants qui en France les attendent. ;
Notes
[1] Titre II dans sa rédaction modifiée, telle qu’elle résulte du protocole annexé à l’avenant du 22 décembre 1985.
[2] Sous la plume de Danielle Housset, dans la revue Accueil de mai 2000 : www.sdv.fr/efa.
[3] Auteur d’un article paru à la Revue juridique personnes et famille n° 3 mars 2001 p. 6.
[4] Sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale.
[5] Site de la Mission de l’adoption internationale : www.diplomatie.gouv.fr/MAI.
[6] Le droit musulman, François-Paul Blanc, Connaissance du droit, Dalloz.
[7] Coran (XXXIII–4, 5 et 37).
[8] Lors d’une formation dispensée par l’Ecole nationale de la magistrature en mai 2000.
[9] Dalloz 2001, Informations rapides p. 2083.
[10] Elle poursuit : « En revanche, ce consentement ne peut en aucune façon équivaloir à un consentement à l’adoption plénière avec les conséquences qu’y attache le droit français quant à son caractère complet et irrévocable. »
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