Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »

Un recours en Conseil d’État

Danièle Lochak

Professeur de droit public à l’université Parix X-Nanterre.

Le 18 août 2006 a paru au Journal Officiel un arrêté du ministre de l’intérieur en date du 30 juillet 2006 créant un nouveau fichier. La finalité de ce fichier informatisé, dénommé « ELOI » (pour « éloignement »), est décrite à l’article 1er : il s’agit « dans la lutte contre l’immigration clandestine, de faciliter l’éloignement des étrangers se maintenant sans droit sur le territoire par la gestion des différentes étapes de la procédure d’éloignement ».

L’article 2 énumère les données enregistrées, relatives : 1. à l’étranger en situation irrégulière ; 2. à l’hébergeant lorsqu’un étranger en situation irrégulière est assigné à résidence ; 3. au visiteur d’une personne étrangère placée en rétention administrative.

On est a priori surpris de ne pas trouver, dans les visas, trace d’une quelconque délibération de la Cnil. En effet, la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978 – modifiée sur ce point par la loi du 6 août 2004 – prévoit que « les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre pour le compte de l’État […] qui intéressent la sûreté de l’État, la défense ou la sécurité publique sont autorisés par arrêté ministériel, pris après avis motivé et publié de la Cnil ». Mais la loi prévoit aussi que la Cnil doit se prononcer dans un délai de deux mois à compter de sa saisine, ce délai pouvant être renouvelé une fois sur décision motivée du président, et que si l’avis n’est pas rendu à l’expiration de ce délai, il est réputé favorable…

C’est exactement ce qui s’est produit ici : la Cnil, saisie le 18 mai 2006, n’avait pas rendu d’avis deux mois plus tard. Force est de constater que son président – distraction ? désinvolture ? – n’a pas usé de son pouvoir pour demander la prolongation du délai, et que le ministre de l’intérieur, de son côté, contrairement aux habitudes, n’a pas relancé la Cnil avant de publier son arrêté. Et force est aussi de reconnaître qu’en signant l’arrêté dès le 30 juillet 2006, le ministre de l’intérieur a bien respecté la lettre du texte – sinon son esprit, puisqu’il a privé les administrés de la garantie de procédure que représente l’examen du fichier par la Cnil – et qu’il n’a fait que mettre à profit une des contradictions de la loi qui, d’un côté, prévoit que l’autorisation de créer un traitement ne peut intervenir qu’après avis motivé et publié de la Cnil, et qui, de l’autre énonce que l’avis est réputé favorable s’il n’est pas rendu au bout de deux mois. Cette restriction aux pouvoirs de la Cnil avait été dénoncée par les associations au moment du vote de la loi d’août 2004 – mais personne n’y a prêté attention à l’époque, pas même le rapporteur du projet de loi, Alexis Türk, nommé par la suite président de la Cnil

L’arrêté créant le fichier a été attaqué conjointement par le Gisti, la LDH, la Cimade et Iris (Imaginons un réseau internet solidaire), SOS Racisme déposant de son côté une requête analogue. Dans leur recours, les associations s’attachent à démontrer que le fichier ELOI ne respecte pas les principes fondamentaux qui régissent la mise en œuvre des traitements informatisés de données à caractère personnel et qui découlent de différents textes de droit interne, de droit international et de droit communautaire : la Convention n° 108 du 28 janvier 1981 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel, et enfin la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, modifiée en dernier lieu, on l’a dit, par la loi du 6 août 2004. Il s’agit des principes de pertinence et de proportionnalité, de finalité et de l’exigence de garanties suffisantes. Cela signifie que les données à caractère personnel doivent être collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes et qu’elles doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard de ces finalités. C’est donc par rapport à la finalité du traitement qu’on peut évaluer le caractère proportionné et adéquat des données et de leur utilisation.

S’agissant du fichier ELOI, la finalité est bien vague : il faut « faciliter l’éloignement des étrangers se maintenant sans droit sur le territoire par la gestion des différentes étapes de la procédure d’éloignement », et cela, « dans la lutte contre l’immigration clandestine ». En pratique, on a du mal à apercevoir l’utilisation exacte qui sera faite de ce fichier.

Le traitement mis en place doit contenir en premier lieu des données concernant les étrangers en situation irrégulière. Outre qu’on ne voit pas bien ce qu’ajoutera ce fichier par rapport à tous ceux qui existent déjà, on peut contester la mise en mémoire de deux catégories de données :

Celles qui concernent la « filiation complète » de l’intéressé en tant qu’elles incluent les prénoms et dates de naissance des enfants (on relève au passage l’étrange nouveauté qui consiste à considérer que les enfants font partie de la « filiation » d’une personne !). La conséquence, c’est qu’on va ficher des enfants qui ne peuvent pas faire l’objet de mesures d’éloignement forcé : les données ne sont donc manifestement pas pertinentes au regard de la finalité du fichier. Mais surtout, ce fichage va désigner ces enfants à l’attention de l’administration et de la police et peut compromettre leurs chances d’obtenir ultérieurement un titre de séjour.

  • Celles qui concernent la « nécessité de surveillance particulière au regard de l’ordre public ». D’une part, les étrangers visés ne sont pas des personnes en instance d’expulsion mais des personnes faisant l’objet de mesures d’éloignement justifiées par l’irrégularité du séjour : elles ne représentent donc pas a priori une menace pour l’ordre public. D’autre part, la formulation est vague, donc source d’arbitraire : quels sont les critères d’évaluation de la menace pour l’ordre public : une condamnation, une arrestation, un simple sentiment subjectif ?

L’enregistrement des données relatives aux personnes qui hébergent les étrangers assignés à résidence et à celles qui leur rendent visitent dans les lieux de rétention n’a plus, quant à lui, aucun rapport avec la mise en œuvre des mesures d’éloignement.

Certes, les données enregistrées sont minimales : le nom, le prénom, l’adresse, dans tous les cas, plus le sexe lorsqu’il s’agit de l’hébergeant (on s’explique d’ailleurs mal pourquoi cette donnée est considérée comme utile dans un cas mais pas dans l’autre : cette incohérence fait peser un soupçon supplémentaire de non pertinence sur cette donnée).

Concernant les personnes chez qui sont hébergés des étrangers assignés à résidence au lieu d’être placés en rétention, on peut comprendre que leurs noms et adresses soient relevés. Mais à quoi sert la mise en mémoire, autrement dit la conservation durable, de ces noms et adresses ?

  • Concernant les personnes qui rendent visite à un étranger placé en rétention, on se perd en conjectures pour comprendre l’intérêt que le fichage de ces visiteurs présente pour l’accomplissement de la mission dévolue à l’administration. En revanche, on voit bien les risques que peut représenter pour un individu le fait de figurer dans un fichier lié à la répression de l’immigration clandestine : le fichage aboutira inévitablement à faire peser un soupçon sur les personnes qui viennent dans les lieux de rétention rendrent visite aux personnes retenues.

Ce risque est d’autant moins acceptable que la formulation du texte laisse peser une grande incertitude sur les personnes concernées, qui seront la « cible » de ce fichage. Le terme même « visiteur » renvoie à une formulation particulièrement vague et générale : est en effet « visiteur » selon le dictionnaire de l’Académie française « celui, celle qui va voir quelqu’un ou quelque chose ». Si le lieu de la visite est déterminé en l’espèce (le centre de rétention) la personne qui visite ne l’est absolument pas : or, a priori, peuvent effectuer des visites les membres de la famille d’un retenu, ses amis, un travailleur social, un médecin, un avocat, des parlementaires dans le cadre des visites qu’ils sont habilités à faire, des membres du Comité contre la torture du Conseil de l’Europe, des journalistes, le Procureur de la République – cette liste étant bien évidemment non limitative.

La mise en mémoire de toutes ces données est d’autant plus dangereuse que la durée de conservation prévue est longue : trois ans « à compter de la clôture du dossier de la personne concernée ». Or tous les textes qu’on a cités plus haut (la Convention 108 du Conseil de l’Europe, la directive 95/46/CE, la loi du 6 janvier 1978) insistent sur la nécessité de limiter la durée de conservation des données personnelles à ce qui est réellement nécessaire compte tenu de la finalité du traitement. La durée de trois ans prévue par l’arrêté du 30 juillet 2006 est manifestement excessive à cet égard. C’est évidemment le cas pour les données relatives aux hébergeants et aux visiteurs et que rien ne justifie de mettre en mémoire, donc a fortiori de conserver pendant trois ans. Mais c’est aussi le cas pour les données relatives aux étrangers en instance d’éloignement, d’autant que le délai de trois ans a un point de départ bien incertain : que signifie en effet : « à compter de la clôture du dossier de la personne concernée » ? Le terme de clôture ne renvoie à aucune notion juridique, tout au plus à des pratiques administratives. On peut même penser que le dossier d’un étranger qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement forcé n’est jamais « clos ».

Lors de l’audience de référé qui s’est tenue devant le Conseil d’État, le 7 novembre dernier, pour statuer sur la demande de suspension déposée par SOS Racisme, les représentants du ministère de l’intérieur n’ont été capables de donner que des explications embarrassées sur la finalité et le contenu du fichier ELOI (voir Le Monde, 9 novembre 2006). On peut donc espérer que la requête déposée par les associations connaîtra un sort plus heureux que tant d’autres recours jugés récemment par le Conseil d’État – on pense notamment au recours contre le décret organisant l’informatisation des attestations d’accueil dans des conditions particulièrement contestables, et pourtant rejeté d’un revers de main, ou plutôt de plume par le Conseil (CE, 26 juillet 2006, Gisti, Ldh, Iris).



Article extrait du n°71

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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