Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »

Les Effacés de Slovénie

Marie Perrin

Elève avocat – Volontaire dans le cadre du programme de mobilité européenne (Leonardo) à Ljubljana (Slovénie).
A côté des sans-papiers, des demandeurs d’asile et des candidats-au-séjour-en-attente-de-régularisation, l’État slovène a inventé une nouvelle forme d’exclusion. Et non des moindres ! Elle touche les « Effacés », personnes qui résidaient tout à fait légalement sur le territoire à l’époque de la République fédérale de Yougoslavie, et qui ont tout simplement été radiées des listes de résidence au moment de l’indépendance.

Lundi 16 Octobre, Ljubljana. Sur la place devant le Palais de justice, en cette après-midi d’automne, un curieux attroupement attire l’œil des passants. Un homme, tranquillement installé derrière un bureau, propose à qui veut l’entendre une « Destruction gratuite de papiers ! ». Quelques personnes s’avancent, lui tendent leurs papiers, et d’un coup sec il les perfore, entérinant ainsi en un geste simple, mais sans appel, leur mort civile.

Cette scène paraît absurde. C’est pourtant bien ce qu’ont subi quelque 18 305 hommes, femmes et enfants, au lendemain de la sécession de la Slovénie du territoire yougoslave, en 1992. Suite à une décision rendue dans le secret par le ministre de l’intérieur de l’époque, ces personnes, environ 1 % de la population slovène, ont, au hasard d’une banale démarche administrative, pu voir ainsi leurs papiers détruits – puis leurs vies. Devenus subitement illégaux, ils ont perdu emploi, logement, droit à pension, éducation et assurance : ils ont tout perdu, par un seul geste. Près de quinze ans plus tard, leur sort n’est toujours pas réglé.

La Slovénie n’a pas toujours connu les joies de l’indépendance ni de la souveraineté. En réalité, son territoire a été placé depuis des siècles sous l’autorité d’entités plus vastes, Empire austro-hongrois tout d’abord, puis République fédérale de Yougoslavie après 1918. Pendant plus de soixante-dix ans, ses habitants ont disposé d’une totale liberté de circulation et d’installation sur le territoire, sans que personne y trouve rien à redire.

Un Bosniaque, par exemple, pouvait tout à fait se rendre en Slovénie pour y chercher du travail, rejoindre sa femme – ou simplement se changer les idées –, et s’y établir (un peu comme un Lorrain qui déciderait de prendre le large et de s’installer à Paris). Du point de vue de sa situation administrative, il était à la fois citoyen yougoslave (trait commun à tous), d’origine bosniaque, et résident permanent en Slovénie.

Mais subitement, le 26 février 1992, le jeune État slovène a décidé de mettre fin à cette situation. Il s’agissait pour lui, on peut le craindre, de s’« adapter » à une vision purement nationale de l’État, telle qu’elle sévit en Europe [1], et de construire une citoyenneté slovène ethniquement homogène. Peu importaient alors la réalité des situations et la diversité d’origines de ceux qui composaient sa population, le fait que des milliers de personnes aient construit leur vie sur ce territoire et s’y sentent chez eux. Les dirigeants slovènes disposaient depuis peu des outils de la souveraineté : il allait falloir les faire fonctionner.

Au moment de son indépendance, et sous les feux de l’actualité, la Slovénie a néanmoins dû se soumettre à quelques règles de droit international. En l’occurrence l’article 13 de la loi constitutionnelle mettant en œuvre la Charte de souveraineté (UZITUL) laissait aux citoyens des autres républiques la possibilité d’opter, dans un délai de six mois [2], pour la nationalité slovène. Cette disposition prévoyait en outre une égalité de traitement entre tous les citoyens ex-yougoslaves, mais assortie d’une date de péremption : le 26 février 1992 [3].

Pourquoi, de ce fait, parler d’une « homogénéisation ethnique » de la population ? Encore aujourd’hui, l’État slovène clame haut et fort son innocence, se targuant des quelque 170 000 citoyens des autres républiques ayant pu « profiter » de cette faculté de choix, et acquérir ainsi la nationalité slovène. Les Effacés se seraient-ils donc perdus dans leurs contradictions ?

Au vu des conséquences concrètes de ces mesures, il semble que non. Il faut tout d’abord préciser que les conditions d’obtention de la nationalité slovène ont, dans les faits, occasionné bon nombre de refus. L’existence d’un casier judiciaire, les soupçons de menace à l’ordre public, ou l’impossibilité matérielle, pour certains, de rassembler les pièces justificatives dans le bref délai de six mois, ont constitué autant d’obstacles à l’application pleine et entière de l’article 13 de l’UZITUL [4].

Ensuite, les conséquences (tues à l’époque) d’un choix contraire ont réduit à néant l’existence même de ce choix. Si le refus d’opter pour la nationalité slovène a signifié, en réalité, la perte de tout « statut » d’être humain, la sélection qualitative a bel et bien été mise en marche. Dans la volonté de construire de toutes pièces un « corps citoyen » à forte tendance nationaliste, la mise dos à dos des bons et des mauvais [5] est un outil fort efficace. En définitive, le message que l’on peut retirer a posteriori du « choix » offert aux citoyens des autres républiques ex-yougoslaves est le suivant : « La Slovénie, tu déclares officiellement que tu l’aimes ou tu la quittes.  »

Le 26 février 1992, donc, le couperet est tombé. Les citoyens des autres républiques qui n’avaient pas effectué les démarches en vue de l’acquisition de la nationalité, se l’étaient vue refuser ou attendaient patiemment que leur demande soit instruite, ont disparu des registres de la population.

Pour rendre à César ce qui lui appartient, il faut préciser que, aujourd’hui comme hier, l’État slovène nie jusqu’à la réalité de l’acte d’effacement. Selon ses dires, il ne se serait agi que d’un simple transfert, d’un registre à un autre. Dans la mesure où un nouveau registre, purement national, avait été créé, la démarche du 26 février n’a consisté qu’à déverser tous ces déloyaux citoyens sur la liste des étrangers. Mais la réalité est tout autre. Car à l’époque, c’est bien d’une absence de tout registre officiel qu’il leur a été fait mention.

Malgré la gravité des conséquences, aucune annonce n’a précédé l’acte d’effacement. C’est au contraire par hasard, et individuellement, que chaque « Effacé » a appris la modification de son statut, sans être aucunement informé des motifs d’une telle relégation. Au détour d’une visite à l’administration, de retour de voyage, suite à des problèmes de santé, lors d’une inscription à l’école ou en fac, ou tout simplement en se rendant à son travail, il s’est vu signifier qu’il n’était plus rien aux yeux de l’État. Assimilé à un étranger illégal, un indésirable.

Pourquoi ces nouveaux étrangers furent-ils déclarés d’office illégaux ? Parce qu’à compter du 26 février 1992 c’est la loi relative aux étrangers qui s’est appliquée à eux [6]. Or, en vertu de cette loi, l’obtention d’un permis de résidence permanente était soumise à la délivrance de trois permis de résidence temporaire successifs. Dans la mesure où les citoyens des autres républiques avaient, jusqu’alors, été traités à l’égal des citoyens slovènes, ils ne disposaient d’aucun permis : il leur était donc matériellement impossible de se conformer à ces dispositions. Sans compter, une fois encore, l’ignorance dans laquelle ils avaient été maintenus, et qui ne leur permit de comprendre que progressivement que leur situation avait changé du tout au tout.

Chaque famille, chaque individu isolé n’a donc pu prendre conscience, dans un premier temps, de l’ampleur du désastre. Le choc a été subi comme quelque chose de personnel, de honteux, d’inavouable. Retenus à la frontière, interdits d’accès à l’éducation, au travail, aux pensions pour lesquelles ils avaient cotisé ou à l’assurance maladie, parfois même recevant une visite spéciale de la police en plein dîner, pour une reconduite à la frontière immédiate, ils se sont sentis désarmés. Sans parler de l’humiliation…

Émergence d’une lutte

Peu à peu cependant, les langues se sont déliées. Il a fallu pour cela que les Effacés se rencontrent, échangent sur leur vécu pendant toutes ces années de misère, ravalent leur souffrance et sortent sur la place publique. L’effort n’a pas été vain. En 1999, puis de nouveau en 2003, la Cour constitutionnelle slovène a jugé l’acte d’effacement contraire à la Constitution et a, de ce fait, exigé la restitution immédiate des droits violés, avec effet rétroactif au 26 février 1992. La bataille semblait donc gagnée. Mais c’était sans compter sur les pratiques politiciennes.

Bien que la Cour constitutionnelle se soit fondée sur des principes fondamentaux tels que l’État de droit, la sécurité juridique ou l’égalité [7], et qu’elle ait donné à la législature des directives claires pour remédier aux manquements, le règlement de la situation s’est transformé en un immense imbroglio. Le cas des Effacés a été brusquement catapulté au cœur des débats politiques. Déclarations mensongères, paranoïaques et xénophobes à la clé : qui sont donc ces Effacés, sinon des profiteurs d’un système social réservé à nous, les Slovènes de pure souche ? Des gens du sud, paresseux et misérables, de la racaille, une plaie pour notre société. Les politiques ont inscrit dans les discours quotidiens cette haine subite de l’« autre », en utilisant bien évidemment l’argument pécuniaire : pour la grande majorité des Slovènes, il apparaissait tout à fait inconcevable, et injuste, que leurs impôts soient affectés à indemniser ces parias. Sans compter que l’État lui-même aurait alors risqué la banqueroute.

Politiquement, tout a été mis en œuvre pour contester les décisions de la Cour. En 2004, un référendum a même été organisé qui, dans une large mesure, a donné raison aux adversaires acharnés des Effacés [8]. Pourtant, plusieurs tentatives de référendum avaient déjà eu lieu, toutes empêchées par la Cour, car elles s’attaquaient à des décisions définitives dans des domaines où le pouvoir législatif ne pouvait arguer d’aucune liberté de jugement. Ce n’est que parce que le président de l’Assemblée nationale n’a pas soulevé à temps cette objection que le référendum de 2004 a pu avoir lieu. Mais nul un tant soit peu au fait des exigences de l’État de droit ne peut être dupe : aucun référendum, si populaire soit-il, ne peut prétendre remettre en cause les droits humains des gens. Dans les faits, le référendum de 2004, et les tentatives qui l’ont précédées, n’ont fait que retarder le règlement d’un conflit déjà injustement enlisé, et de longue date.

La lutte des Effacés a donc dû se relancer. Elle a été soutenue par de nombreuses instances internationales [9] qui, en tant qu’observateurs de la situation slovène, ont redoublé de critiques et de recommandations en vue de l’exécution des décisions prises par la Cour. Le pouvoir en place n’en a pas moins persévéré dans son action de résistance illégale, soutenu par des médias acquis à sa cause. Mais la cause des Effacés commence elle aussi peu à peu à convaincre… Le rassemblement du 16 octobre 2006, avec sa « mise en scène » d’effacement, avait pour but de soutenir un Effacé poursuivi en justice par trois anciens ministres pour diffamation pour avoir, à plusieurs reprises, et dans différents journaux, qualifié de « fascistes » les hommes à l’origine de la mesure d’effacement. Ce jour-là cependant, les portes du tribunal sont restées fermées au public : Alesksandar Todorovic, que ne représentait aucun avocat, n’a pu être soutenu silencieusement par la salle. Il s’est retrouvé seul, face aux juges et aux plaignants, ne pouvant compter que sur lui-même pour se défendre ou, tout du moins, résister à la pression.

Car, en réalité, le procès n’a pas eu lieu : à la suite d’une proposition des ex-ministres, il s’est transformé en une tentative de conciliation, dont les termes étaient simples : des excuses publiques contre un retrait de la plainte. Autre forme d’étouffement. La réponse n’a pas tardé : « Vous voulez des excuses publiques ? Commencez déjà par présenter les vôtres, 18 305 fois. Ensuite nous pourrons discuter ! ». Qu’on cesse donc de se voiler la face : les Effacés, eux, ont définitivement arraché leurs bâillons.

La Caravane des Effacés

Prévue de longue date et organisée du 27 au 29 octobre 2006, la « Caravane des Effacés » a rassemblé une cinquantaine de personnes, qui ont parcouru des centaines de kilomètres en Europe. Son but était de rencontrer des représentants institutionnels, en Italie, en France et en Belgique, afin de soutenir un recours déposé par onze Effacés devant la Cour européenne des droits de l’homme. Plus généralement, il s’agissait aussi d’« européaniser » la question des Effacés, et de faire sortir la question de son cadre purement slovène dans lequel elle se trouve tout bonnement asphyxiée.

Deux haltes furent prévues en Italie, l’une à Trieste, au conseil régional de Frioul-Vénétie Julienne, et la seconde à Monfalcone, appuyée par les syndicalistes de la FIOM (fédération de la métallurgie). Les conseillers qui ont reçu les Effacés ont exprimé leur solidarité. Alessandro Metz (Verts) a également déclaré qu’une résolution serait adoptée, encourageant l’Union européenne à s’impliquer dans la problématique des Effacés ; cette résolution sera envoyée au Parlement européen ainsi qu’à la Commission.

A Paris, un premier rendez-vous a été donné à l’Assemblée nationale. Là, la Caravane au grand complet a participé à une conférence de presse, en présence de Martine Billard et de Noël Mamère (Verts), de Patrick Braouezec (groupe Communistes et Républicains), de Serge Blisko (groupe Socialiste) et d’Etienne Pinte (groupe UMP). À côté des journalistes, un autre « invité » était aussi de la partie : l’ambassadeur de Slovénie en France, qui a présenté la version de l’État slovène à grand renfort de chiffres pour prouver que « le traitement de l’affaire est en cours », que les Effacés sont bels et bien régularisés à la louche et qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter ni de mobiliser [10]. Une déclaration des députés français a coupé net cet exposé : l’annonce qu’une lettre serait remise au président Chirac, « toutes tendances politiques confondues  », afin de lui demander que la France fasse jouer de toute son influence pour que la question des Effacés soit réglée avant la présidence slovène de l’UE en 2008.

Dans la soirée, au cours du débat organisé à la mairie du 3ème arrondissement, l’ambassadeur de Slovénie a repris les mêmes arguments. Cette fois-ci plusieurs Effacés ont entouré l’ambassadeur, lui montrant leur papiers détruits afin de le mettre face à ses mensonges. Il s’est finalement éclipsé, profil bas, laissant les Effacés quelque peu sous le choc d’un tel acharnement. La Caravane a par la suite été accueillie pour la nuit par la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France avant de repartir à l’aube pour Bruxelles.

L’entrée dans Bruxelles s’est faite au son de l’accordéon d’un des membres de la Caravane. Au Parlement européen, la délégation a été accueillie par Giusto Catania, Luisa Morgantini et Roberto Mussacchio (GUE/NGL, Italie). Une réunion au sein du Groupe GUE, suivie d’une conférence de presse, a permis d’obtenir, sinon un engagement concret, du moins l’assurance d’un soutien. À la Commission LIBE (Commission des Libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures), une députée slovène était présente, qui a déclaré avoir déjà posé par deux fois des questions concernant les Effacés à des instances européennes qui, toutes, lui ont répondu que le problème devait être réglé en application du principe de subsidiarité. Le but de la Caravane était pourtant d’européaniser la question, dans la mesure où il apparaît clairement qu’elle ne trouve pas de solution au niveau national. A la fin de l’échange, les représentants de tous les groupes présents (à l’exception du Parti populaire européen) ont décidé d’organiser une discussion élargie sur le thème des exclus de la citoyenneté en Europe. Enfin, à la direction générale chargée de la justice, de la liberté et de la sécurité (présidée par Franco Frattini, vice-président de la Commission), une délégation de la Caravane a été reçue par un secrétaire auquel M. Frattini avait confié le dossier, et il a été décidé qu’une question serait posée directement au ministre de l’intérieur slovène.

La situation des Effacés connaîtra-t-elle une fin heureuse ? Elle devra tenir compte, en tout cas, du soutien et des fermes déclarations établis ces jours-ci. Le lien européen est désormais noué – du moins peut-on l’espérer.




Notes

[1Pour s’en convaincre, ou s’il l’on trouve le propos un peu extrême, ne pas hésiter à lire la passionnante analyse de Georges Corm dans « L’Europe et l’Orient - De la balkanisation à la libanisation. Histoire d’une modernité inaccomplie  », Paris, La Découverte, 1989.

[2C’est-à-dire jusqu’au 31 janvier 1991.

[3Date à laquelle on estimait que les demandes d’acquisition de la nationalité seraient instruites.

[4Qui prévoyait qu’en ce qui concerne l’acquisition de la nationalité, les citoyens des autres républiques devaient être mis sur un pied d’égalité avec les citoyens slovènes.

[5Ceux qui ont opté pour la nationalité et ceux qui ont fait fi de cette « généreuse proposition ».

[6Article 81 § 2 ZTuj.

[7En l’occurrence vis-à-vis des autres « étrangers », dont les permis de résidence n’avaient pas souffert de l’indépendance, et s’étaient vu prolongés, conformément à l’article 14 de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, définitivement adoptée en 2001, et concernant la nationalité des personnes physiques en relation avec la succession d’État.

[8Sur 37 % des électeurs s’étant rendus aux urnes, 95 % ont voté contre la réintégration des Effacés.

[9Il s’agit entre autres du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (ONU), du Comité consultatif du Conseil de l’Europe, du Haut-commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, d’Amnesty international, du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ONU).

[10Il est à noter que l’une des conditions désormais exigée pour l’obtention de permis de résidence est le fait qu’une demande ait préalablement été déposée. Outre qu’une telle exigence ne comble que très imparfaitement le « trou » législatif dénoncé par la Cour constitutionnelle, elle bloque la résolution du cas de nombreux Effacés, tout en mettant sur leur dos la pleine et entière responsabilité de leur tragédie. En un mot, peu importe que le comportement de l’État ait été illégal ; ce qui doit être puni, c’est que les Effacés ne s’y soient pas conformés.


Article extrait du n°71

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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