Article extrait du Plein droit n° 71, décembre 2006
« Histoires de mobilisations »
Cachan : diviser pour mieux éloigner ?
Antoine Mary & Lola Schulmann
Élève avocat ; étudiante en master professionnel projet européen à l’université de Cergy-Pontoise
« Un logement, des papiers une école pour tous » : tel était le slogan du Comité de soutien [1] aux Mille de Cachan [2]. Ce slogan est réapparu lors de l’évacuation du bâtiment F de la cité universitaire de Cachan les 17 et 18 août 2006, qui avait fait peser la menace d’une dispersion de ses résidents. Depuis quatre ans, ce lieu, construit en 1959 pour loger des étudiants, était devenu le point de chute de nombreux étrangers exclus de fait pour des raisons financières et administratives du circuit des logements sociaux habituels. Sous prétexte d’insalubrité et notamment de risque de saturnisme, un arrêté préfectoral avait été pris trois ans auparavant afin d’expulser ses résidents. C’est cet arrêté qui a été mis à exécution au mois d’août dernier.
Lors de l’expulsion, une solution d’hébergement en hôtel a été proposée, mais il s’est avéré que l’objectif de cette proposition était de ficher et de contrôler quotidiennement les expulsés. Par exemple, une famille composée d’un homme, d’un enfant atteint de la drépanocytose et de sa mère enceinte, a été surpris à cinq heures du matin par des policiers munis d’un passe. Ils ont été embarqués, gardés à vue, et retenus administrativement en vue de leur éloignement, les parents séparés de leur enfant. L’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière a été annulé et, cyniquement, alors que la drépanocytose nécessite un traitement poussé, cette famille s’est vu accorder une simple autorisation provisoire de séjour de trois mois. Il n’est donc pas étonnant que la grande majorité des résidents ait refusé la solution proposée.
Par ailleurs, chacun était conscient qu’une dispersion aurait entraîné la fragilisation des situations des personnes concernées. De ce constat simple est donc née une volonté de rester unis et solidaires : étrangers en situation régulière solidaires des étrangers en situation irrégulière, célibataires solidaires des familles et de leurs enfants scolarisés et, inversement, familles solidaires des célibataires, tous animés de la volonté de résider dans un même lieu après quatre années de cohabitation. Dans la cohue de l’évacuation et face à ce risque imminent d’éparpillement, les femmes ont joué un rôle déterminant en refusant de monter dans les cars affrétés pour l’occasion. L’intervention des policiers fut extrêmement violente et le bilan lourd : cinq blessés dont des femmes et des enfants. De très nombreuses personnes ont alors perdu leurs papiers lors de cette expulsion : titres de séjour, attestations diverses, notamment celles de la CMU et de l’AME.
Dans l’urgence, les anciens résidents de la cité universitaire ont alors décidé d’occuper le gymnase Belle Image de Cachan avec l’accord du maire de la ville. Pendant plus d’un mois et demi la vie s’est organisée au sein du gymnase. De nombreuses personnalités se sont mobilisées, sensibilisées par le sort des Mille de Cachan. Le comité de soutien et de nombreux citoyens sont intervenus pour rendre le quotidien des occupants un peu plus supportable. Concrètement, chaque décision était dictée par les choix des délégués, représentants des occupants du gymnase. Depuis le squat de la cité universitaire, les délégués étaient les personnes en charge des solutions aux problèmes rencontrés au quotidien par les résidents.
La médiatisation d’une situation inhumaine
Dans le cadre de la lutte collective du gymnase, le comité de soutien proposait des actions qui étaient ou non acceptées par les délégués. Il mettait ensuite à la disposition de la lutte ses moyens logistiques et humains afin de permettre la réalisation de l’objectif affiché par le slogan. Le comité de soutien n’a jamais guidé le choix des occupants du gymnase contrairement à ce que le ministre de l’intérieur a sous-entendu. Outre ce cadre restreint, la mobilisation de Cachan a permis de médiatiser une situation révélatrice du sort de milliers de mal-logés et de sans-papiers. Elle a permis également de pointer du doigt une politique autant illusoire et inconséquente qu’inhumaine. La situation de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes a été bloquée par les autorités de l’État durant de longues semaines, celles-ci misant sans doute sur un essoufflement de la mobilisation. Sourdes aux appels au dialogue, elles ont fait une obstruction systématique aux solutions de ré-hébergement dans un lieu unique, notamment au Centre d’études atomiques de Limeil-Brévannes.
Puis, soudainement, les événements se sont précipités. Dans la nuit du 5 au 6 octobre, un Accord sur les modalités de libération du gymnase Belle Image à Cachan a été signé. Il avait été précédé d’un protocole d’accord d’hébergement. Ces textes prévoyaient notamment la mise à disposition par l’association France terre d’asile (FTDA) de soixante seize places au centre de transit de Créteil, quarante-quatre places en hôtel dans le département du Val-de-Marne, vingt places en hébergement d’urgence à Stains, dix-huit places à Boissy-Saint-Léger dans le dispositif Sonacotra.
France terre d’asile était supposée présenter aux services centraux du ministère de l’intérieur (direction des libertés publiques et des affaires juridiques), en collaboration avec SOS Racisme et la Licra, les dossiers des personnes accueillies dans ces structures ainsi que dans le dispositif Sona-cotra en vue de leur réexamen, au cas par cas, au regard de la législation sur le séjour des étrangers en France. Le protocole d’accord devait s’appliquer exclusivement aux personnes mentionnées sur une liste annexée comportant trois cents soixante-dix noms. Pendant le temps de l’instruction, les occupants du gymnase devaient bénéficier de certaines garanties : l’accompagnement spécialisé et la protection qu’offre traditionnellement FTDA aux personnes qui lui sont confiées.
Ces accords et leur application ont été analysés comme une sortie de crise honorable par de nombreux observateurs, journalistes et politiciens. Le ministre de l’ntérieur s’est également félicité que « des associations raisonnables et responsables comme la Licra, SOS Racisme, France terre d’asile [aient] convaincu ces malheureux » [3].
Une solidarité brisée
En réalité, ces accords ont brisé la solidarité des Mille de Cachan. Du fait d’abord des conditions dans lesquelles ils ont été signés. Les associations dont Nicolas Sarkozy a chanté les louanges et qui sont intervenues en tant que médiatrices, ne faisaient pas partie du comité de soutien. Elles promettaient un dénouement rapide à la crise et avançaient des solutions qui ressemblaient à s’y méprendre aux solutions du protocole d’accord rejeté en août.
Pressés de toutes parts, les délégués ont soumis ce « nouveau » projet d’accord à l’approbation des occupants. Ces derniers, éreintés par un mois et demi de lutte, fatigués moralement de voir le peu de cas que les autorités faisaient d’eux et soucieux de la santé des enfants et des six grévistes de la faim qui commençaient à être hospitalisés après quarante-cinq jours de grève, ont sans doute demandé aux délégués d’en finir avec cette situation. Malgré l’étrange similitude de ces accords avec le protocole rejeté au mois d’août, ceux-ci ont donc été acceptés dans la précipitation.
En deuxième lieu, les circonstances du vote sont troubles. Alors que six délégués représentaient les résidents depuis le squat du bâtiment F, il y a eu trente votants lors de l’approbation de l’accord. Suite au lobbying des associations médiatrices, il est apparu que seules les personnes favorables à une sortie rapide du conflit avaient été invitées à voter, en plus des délégués ; la proportion du « oui » a donc été énorme. Les délégués, qui ont voté contre cet accord ou se sont abstenus, n’ont cependant plus voulu le remettre en cause par la suite. Ils ont en effet estimé que, malgré l’erreur qu’avait constitué la signature de cet accord, il fallait aller de l’avant, le retour à la situation précédente étant tout simplement impossible.
Exclus de l’accord
L’exécution de l’accord laisse également à désirer. Des listes ont été dressées afin de désigner les personnes qui pourraient en bénéficier. Or, sur les quatre cent quatre vingt-onze occupants du gymnase, seuls trois cent soixante-dix se sont retrouvés sur la liste. Cent vingt et une personnes ont donc été exclues des listes pour permettre à France terre d’asile d’héberger les autres. La méthode, inqualifiable, révèle bien la stratégie adoptée : il fallait diviser. Lors de l’évacuation du gymnase, un sentiment de malaise planait sur son déroulement nauséabond.
Par ailleurs, du protocole d’hébergement initial, prévoyant quatre sites d’hébergement, on est arrivé à une dispersion dans trente-trois communes, sur une cinquantaine de sites. Après la division administrative est intervenue la division géographique. Pire, les conditions d’accueil pour les personnes hors liste et pour certaines personnes qui étaient sur les listes, se sont révélées déplorables. Les exemples sont nombreux :
- hébergement chez des marchands de sommeil connus de l’association Droit au logement (DAL) et de la préfecture qui avaient déjà effectué des fermetures administratives à leur encontre ;
- impossibilité de faire la cuisine dans les chambres d’hôtel et donc de faire chauffer les biberons pour les nourrissons ;
- ré-hébergement de très courte durée ;
- impossibilité de se rendre à son travail, trop éloigné, et donc perte de l’emploi ;
- déscolarisation des enfants.
Cette dispersion des personnes a impliqué également une division du traitement administratif relatif à la régularisation qui, à l’avenir, se fera au cas par cas. Le réexamen des dossiers des personnes en situation irrégulière a débuté laissant peu d’espoir à celles qui ne rentraient pas dans les critères de la loi. Bien souvent, les personnes concernées avaient déjà essuyé des refus de titres de séjour sur le même fondement. Malgré la promesse d’un réexamen attentif de leurs dossiers, il est apparu donc clairement qu’en dehors du collectif il n’y avait pas d’issue possible.
Ainsi, le consentement des occupants du gymnase n’était pas éclairé (on pourrait même soutenir qu’il leur a été soutiré dans des conditions pour le moins troubles), et les accords qui sont sortis de cette négociation asymétrique n’ont même pas été exécutés. Loin de régler la situation des Mille de Cachan, l’enchaînement de ces événements permet de tirer d’ores et déjà quelques conclusions :
- Des situations extrêmes comme celle-ci, sont le produit des pratiques restrictives de l’administration ; elles rappellent une nouvelle fois la légitimité de revendiquer la liberté de circulation et d’installation, en l’articulant à la question de la protection sociale pour tous les étrangers résidant en France.
- Puisque de tels droits individuels n’existent pas encore dans les textes, il ne faut pas se lasser de répéter qu’ils sont souvent le fruit de luttes collectives, de pressions et d’actions, des personnes concernées mais également de leurs soutiens.
- A partir du moment où les stratégies de division fonctionnent, le droit actuel et les pratiques administratives plus ou moins légales qui en découlent, perdurent. Les individus retournent ainsi dans l’oubli à tel point qu’aujourd’hui on peut craindre que, dans l’indifférence générale, ce soit des papiers, un logement et une école pour personne.
Notes
[1] Comité de soutien : AC !, Aden, Afrique XX1, AFVS, Aitec, Ajep, ANC AMES, AMF, Alter. Citoyenne Idf, Apeis, Attac, CADTM-France, Cimade, CNT, CDSL, Collectif des sans-papiers de St Bernard, CGT, CNL, CNT, Collectif de Montreuil pour les droits des sans-papiers, Dal, Droits Devant !!, FCPE, Femmes solidaires, FSU, Gisti, Génér’actions unies, IACD, LDH, Mib, Mrap, No Vox, Réseau Ipam, RESF, Resoci, Solidaires, Sud Éducation Créteil, Survie, Zanadoan 83e avenue..., JC, LCR, LO PCF, Verts, les Alternatifs, Utupia,... de nombreux élu(e)s du Conseil général, du Conseil régional et de municipalités environnantes…, et de nombreux(ses) bénévoles dont l’investissement quotidien a permis que les conditions de vie soient les moins mauvaises possibles pour les expulsés du gymnase.
[2] Pourquoi les « Mille de Cachan » ? Un recensement effectué par le Crous en 2004 a dénombré 742 habitants dans les bâtiments F de la cité universitaire de l’École nationale supérieure de Cachan, dont 155 enfants.
[3] Article du nouvelobs.com du 6 octobre 2006.
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