Article extrait du Plein droit n° 91, décembre 2011
« Les bureaux de l’immigration »
La « préférence nationale » s’installe
Antoine Math
Chercheur, Institut de recherches économiques et sociales
Dans un article précédent [1], nous racontions que nos gouvernants ne pouvaient pas exiger une condition de nationalité française ou européenne pour l’accès aux prestations sociales en raison des normes constitutionnelles et conventionnelles ; que, ne pouvant formellement exclure les étrangers des droits sociaux, d’autres biais avaient été trouvés pour en exclure une partie, toujours plus importante. Et qu’à cet égard, une condition de durée de résidence préalable, éventuellement assortie d’autres exigences, apparaissait comme un moyen de faire de la « préférence nationale » de façon déguisée.
Nous racontions comment une condition exorbitante de 3 ans de résidence préalable, en situation régulière ininterrompue et avec droit au travail, avait ainsi été créée pour le RMI, comment elle était passée à 5 années en 2004, comment elle avait été ensuite étendue en 2006 au minimum vieillesse (allocation de solidarité aux personnes âgées – Aspa) et au minimum invalidité (allocation supplémentaire d’invalidité – ASI) et comment enfin elle avait été durcie avec le nouveau RSA, mis en œuvre en juin 2009, en particulier pour les conjoints ou concubins.
Nous racontions que cette condition de cinq ans constituait une discrimination contraire aux principes d’égalité de traitement et de non-discrimination, protégés par de nombreux textes internationaux ; qu’il convenait, à cet égard, de ne pas hésiter à contester cette condition et faire valoir ses droits [2], et à saisir l’ex-Halde, devenue la Mission de lutte contre les discriminations du Défenseur des droits.
Le Conseil constitutionnel n’ayant rien trouvé à redire à cette exigence, nous racontions enfin qu’un jour futur, il suffira au législateur d’augmenter la durée à 10 ans ou plus, et qu’alors « ce ne sera formellement pas de la "préférence nationale" mais ça en aura quasiment les mêmes effets ». De là à penser que cette prémonition se vérifie rapidement, il y avait un pas… franchi lors de la discussion du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2012.
Dans un jeu de rôle bien rôdé entre le gouvernement et des députés UMP de la Droite populaire, ces derniers ont d’abord proposé deux amendements relatifs aux conditions d’accès des étrangers à l’Aspa. Le premier, soutenu par la commission des finances, visait purement et simplement à réserver cette allocation à « la personne de nationalité française ou ressortissante d’un État de l’Espace économique européen ou ancien combattant ayant combattu pour la France ». Les motifs avancés étaient qu’« il n’y a aucune logique à accorder [la prestation] à ceux qui ont travaillé dans un pays étranger à la Communauté européenne » et que, compte tenu du « déficit de nos comptes sociaux », « cette disposition permettrait de réduire fortement les dépenses liées à cette allocation versée par l’État français ». Le second amendement proposait de réserver le minimum vieillesse à la personne « de nationalité française ou ayant travaillé en France ». Même si l’un des deux amendements seulement avait été adopté, la « préférence nationale » était tellement explicite qu’il n’aurait eu aucune chance de passer le contrôle du juge constitutionnel. Aucun des deux n’était soutenu par la commission des affaires sociales qui avait déjà écarté un amendement du même acabit à l’occasion du projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2011 présenté quelques semaines auparavant.
À qui le tour ?
Manifestement, le climat envers les étrangers et les pauvres s’est modifié en quelques semaines puisque, lors de la séance du 28 octobre 2011, le gouvernement, par la voix de Xavier Bertrand, a défendu un amendement allant « dans le sens souhaité » par les auteurs des deux amendements retoqués. La nouvelle proposition, présentée par le ministre comme « une réelle avancée de façon à offrir la stabilité juridique nécessaire » (pour qui ?), revient à augmenter de 5 à 10 ans la condition de résidence préalable avec séjour régulier sous couvert d’un titre de séjour autorisant à travailler. Pire, elle étend cette condition d’antériorité de résidence aux titulaires d’une carte de résident, ces derniers étant jusqu’alors exemptés (comme le sont et le resteraient les réfugiés, apatrides et bénéficiaires de la protection subsidiaire). Le rapporteur de la commission des affaires sociales a soutenu la nouvelle proposition à titre personnel avouant que les membres de la commission « ont tous été à titre individuel sollicités, voire harcelés, textuellement ou par Internet, au sujet de ce problème », tous soumis à une campagne menée par des partisans du Front national et de la Droite populaire réunis.
Au cours des débats, le député UMP Dominique Tian justifiera, lui, le tour de vis au nom de la lutte contre la fraude et les « effets d’aubaine ». Avant que l’amendement ne soit finalement adopté, il obtiendra que soient exemptées de la condition d’antériorité de résidence les personnes « ayant combattu pour la France ».
Suite au dépôt de quatre amendements de suppression, le Sénat, dont la majorité est passée récemment à gauche, a annulé la disposition lors de l’examen du projet de loi en première lecture, le 14 novembre 2011, estimant que la disposition « instaure [rait] une inégalité de traitement injustifiée entre personnes âgées disposant de faibles revenus » et qu’elle « participe [rait] de la stigmatisation des [étrangers] ». Le ministre s’est insurgé contre le refus par la majorité sénatoriale d’« une modification qui, sans priver les bénéficiaires de leurs droits, permet de faire des économies » tandis que le représentant du groupe UMP a prétendu que la modification « vise à corriger une inégalité » entre étrangers. Comprenne qui pourra.
Le 22 novembre 2011, en deuxième lecture, l’Assemblée nationale a réintroduit la mesure sous la pression de Dominique Tian soutenant qu’« il s’agit simplement d’éviter le développement d’une forme de tourisme ayant pour objet d’obtenir cette allocation par opportunisme » [3]… Le 23 novembre, le Sénat a rejeté l’ensemble du projet de loi adopté par l’Assemblée qui affiche son intention de le rétablir dans son intégralité.
Mais on peut faire encore « mieux ». Dans une ordonnance du 24 novembre 2011 relative à l’extension du RSA à Mayotte dont le montant mensuel sera fixé sur au quart du montant des autres départements français (soit un versement effectif de 105 euros maximum), le gouvernement a décidé de fixer la condition de résidence préalable avec droit au séjour et droit au travail exigée des étrangers à 15 ans, contre 5 ans dans les autres départements, autres DOM compris.
Après l’Aspa, après le RSA à Mayotte, à qui le tour ? 3, 5 10, 15 ans, qui dit mieux ?
Ces conditions de résidence préalable (en séjour régulier et avec droit au travail) vont-elles passer le cap du Conseil constitutionnel ? On peut le craindre depuis sa décision indigente du 9 juin 2011 avalisant l’exigence d’une condition de résidence de 5 ans pour l’accès des étrangers au RSA [4].
Notes
[1] Antoine Math, « Minima sociaux : nouvelle préférence nationale ? », Plein droit n° 90, octobre 2011.
[2] Gisti, Minima sociaux (RSA, ASPA, ASI) : comment contester la condition de 5 ans de résidence, Note pratique, mars 2011.
[3] En précisant que l’exemption pour les anciens combattants se limitait à ceux répondant aux conditions de la législation sur les étrangers pour obtenir de plein droit la carte de résident.
[4] Serge Slama, « RSA : constitutionnalité contestable de l’exclusion de certains étrangers en situation régulière (Cons. constit., déc. n° 2011-137 QPC du 17 juin 2011, M. Zeljko S.) », 25 juin 2011 (Blog Combats Droits de l’Homme).
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