Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »
Les exclus de la protection sociale
La régularisation des familles présentes en France au moment de cette décision n’ayant pas été prévue par le gouvernement, un grand nombre d’entre elles sont maintenant exclues de cette possibilité et invitées à quitter le territoire. Situation inacceptable pour la plupart, soit parce qu’elles n’ont plus d’attaches au pays d’origine, soit parce qu’elles font le choix d’un regroupement familial, même précaire, plutôt que de vivre une séparation devenue insupportable.
Le droit à la santé remis en cause
En outre, des mesures ont été prises et des pratiques se sont développées qui cherchent à limiter les droits sociaux des familles étrangères en situation irrégulière, ce qui accroît ainsi leurs difficultés… Le but est clair : rendre la vie de ces familles tellement insupportable qu’elles décident d’elles-mêmes de partir.
À un moment où la protection maternelle et infantile se renforce de façon satisfaisante, de nombreuses femmes étrangères en sont exclues. On leur refuse la prise en charge des visites prénatales, des frais de maternité, des visites postnatales. Il en est de même de la prise en charge des soins des enfants, notamment en cas d’hospitalisation, si la mère n’a pas de titre de séjour.
Les conséquences de cette situation sont doubles et toujours dramatiques :
- multiplication des grossesses et accouchements sans surveillance médicale ;
- hospitalisation tardive avec ses risques sur la santé et son coût insupportable pour les familles.
Ces pratiques sont contraires à l’article L-311-7 du Code de la Sécurité sociale : Les travailleurs étrangers et leurs ayants droit bénéficient des prestations d’assurances sociales s’ils ont leur résidence en France.
Les mêmes dispositions s’appliquent aux étrangers ayant leur résidence à l’étranger et leur lieu de travail permanent en France s’il a été passé à cet effet une convention avec leur pays d’origine.
C’est autour de la notion de résidence que tourne tout le débat. L’administration a en effet ajouté aux termes de la loi qui se fondaient sur une notion de fait, « la résidence habituelle », une condition juridique « la résidence régulière » ; c’est-à-dire avec un titre de séjour. Mais outre que cette condition n’est pas réglementaire, elle est totalement inadaptée à la situation de nombreuses familles étrangères. Et la preuve de cette résidence peut être apportée par tous moyens, comme l’a reconnu la Caisse primaire d’assurance maladie de Paris, dans une étude sur la question faite à la demande de la CFDT, qui suggérait en fin d’analyse :
« Toutefois, en l’absence de dispositions légales limitant à ce seul moyen de preuve la vérification du caractère permanent de la résidence, une attestation sur l’honneur pourrait être acceptée, les Centres se réservant ainsi une possibilité de recours s’il s’avère par la suite qu’il s’agit d’une fausse déclaration. »
La résidence en France
C’est dans le même sens que le ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale répondait à une question de M. Jean-Pierre Blanc faisant état de « pratiques parfois anormales au sein de centres de paiement de la Sécurité sociale » : – Au termes de l’article L. 245 du Code de la Sécurité sociale, les travailleurs salariés de nationalité étrangère et leurs ayants droit "bénéficient des prestations d’assurances sociales s’ils ont leur résidence en France". Il est donc nécessaire, pour les ayants droit d’un assuré de nationalité étrangère, d’apporter la preuve de leur résidence sur le territoire national afin de bénéficier des prestations en nature des assurances maladie et maternité. En l’absence d’obligation légale relative à la nature des pièces à fournir, les intéressés peuvent utiliser tous moyens de preuves et, notamment, un titre de séjour pour les adultes ou un certificat de scolarité pour les enfants. (Journal officiel, Sénat, Questions et réponses, 16 août 1984.)
Logiquement, ces précisions auraient dû mettre un terme aux pratiques restrictives qui avaient cours dans de nombreux centres de paiement. Malheureusement, elles continuent, voire se multiplient. Sans titre de séjour toute prise en charge de soins ou d’hospitalisation est refusée. Certains centres acceptent la prise en charge des soins mais refusent des hospitalisations. Les recours amiables aboutissent souvent mais tardivement.
Quand des familles, déjà présentes en France, obtiennent un titre définitif, la période antérieure à la délivrance du titre n’est pas prise en compte par certains centres pour le paiement des prestations.
Madame A., Indienne, arrive en France en novembre 1984 pour se marier. Son mari réside et travaille régulièrement en France. Il est assuré social depuis le 21 mai 1982. Un enfant naît en 1986 à l’hôpital Lariboisière à Paris. Le centre de paiement refuse la prise en charge de l’accouchement. Pourtant le même centre de paiement accepte de considérer comme ayant droit madame A. à compter du 9 décembre 1986 (date à laquelle elle a obtenu un titre définitif), tout en maintenant son refus de rembourser les frais engagés antérieurement.
M. S., Sénégalais, vit en France depuis 1975. Il est titulaire d’une carte de 10 ans. Salarié, il travaille dans une entreprise de peinture. Sa deuxième épouse vient le rejoindre en France en octobre 1986, elle attend un enfant. Sa première épouse n’a jamais vécu en France. Elle vit au Sénégal.
La Sécurité sociale refuse la prise en charge des visites prénatales et exige que la deuxième épouse ait un titre de séjour et que M. S., produise un jugement de divorce de la première épouse restée au pays.
Cette décision est abusive. En effet, différents textes prévoient les cas où il existe deux conjoints : pour les conjoints d’un assuré musulman, l’assurance maladie ne garantit que celle des épouses pour laquelle la première demande de prestations a été introduite. Mais si cette épouse devient elle-même directement assurée, parce qu’elle travaille, alors une autre épouse peut devenir ayant droit à sa place !…. (Lettres ministérielles du 28 février 1957 et du 5 août 1965.)
Cette disposition est d’ailleurs particulièrement injuste et devrait pouvoir être contestée car si une personne a à la fois un(e) conjoint(e) et un(e) concubin(e), l’assurance maladie prendra en charge les deux simultanément au titre d’ayants droit. En effet, des instructions demandent dans ce cas « d’admettre la pluralité de bénéficiaires » (lettre circulaire de la Caisse nationale d’assurance maladie, du 4 octobre 1978).
On ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, un assuré social pourrait prendre conjointement en charge son conjoint et sa concubine et ne pourrait pas le faire avec ses deux épouses légitimes.
Prestations familiales l’étau se resserre
En matière de prestations familiales, des pratiques similaires s’étaient développées à l’initiative de certaines caisses ou à la suite de circulaires ministérielles contestables. Une loi du 19.12.1986 (art. 7) tente de légaliser ces pratiques en renvoyant à un décret le soin de déterminer la liste des titres de séjour et les pièces justificatives qui attestent de la régularité de l’entrée et du séjour des bénéficiaires étrangers des prestations familiales et des enfants qu’ils ont à charge et au titre desquels les prestations familiales sont demandées.
Le décret a été publié le 27 avril 1987. Désormais, pour bénéficier des allocations familiales, les enfants devront justifier, soit être nés en France, soit être entrés régulièrement au titre du regroupement familial. Pour sa part, l’allocataire, qui peut être le père ou la mère, doit avoir un titre de séjour supérieur à trois mois, ce qui exclut, entre autres, tous les demandeurs d’asile. La circulaire du 26 juin 1987 prise en application du décret du 27 avril 1987 précise qu’il n’est pas exigé un titre de séjour des deux conjoints.
Ce sont de nouvelles restrictions aux droits sociaux qui sont introduites ainsi pour toutes les familles dont les droits ne sont pas ouverts au 1er juillet 1987.
Le Gisti a déféré à la censure du Conseil d’État le décret, car il limite le nombre de résidents bénéficiaires, ce qui est contraire aux principes mêmes de la Sécurité sociale et aux dispositions de la Convention 118 de l’OIT ratifiée par la France et qui prévoit l’égalité de traitement entre nationaux et non nationaux en matière de Sécurité sociale.
L’aide sociale : toujours l’exclusion
La Mairie de Paris est tête de file pour limiter l’accès de l’aide sociale aux étrangers. Sa politique sociale cherche d’abord à profiter aux nationaux électeurs et exclut autant qu’il est possible les étrangers. Tout est bon pour les éloigner de la capitale. Les étrangers en situation irrégulière ou précaire sont, bien entendu, les plus visés.
Dans une circulaire du 20 novembre 1986, le directeur général du Bureau d’aide sociale de Paris invite ses services à exiger un titre de séjour d’une validité supérieure à trois mois pour toute demande d’aide sociale présentée par un étranger.
Prescription cynique quand on sait que l’aide sociale est celle à laquelle on a recours quand plus aucune prestation n’est versée et qui n’est normalement assujettie à aucune autre condition que celle d’être dans le besoin, quelles que soient la nationalité et la situation administrative du demandeur.
C’est du reste ce que rappellent le Conseil d’État dans son avis du 8 janvier 1981 et la Commission centrale d’aide sociale dans sa décision rendue le 14 octobre 1986 contre un refus de la commission départementale de l’Oise d’attribuer l’aide médicale hospitalière à une étrangère en séjour irrégulier (voir encadré ci-contre).
De telles pratiques font craindre les mêmes tentations d’exclusion que celle déjà observée en matière de prestations familiales. Mais peut-être les vives protestations qui s’élèvent déjà de divers milieux seront-elles de nature à juguler les risques de dérive et surtout à faire prendre conscience qu’on ne construit pas un régime de solidarité nationale au détriment d’une partie de la population.
Au contraire, une telle approche de la réforme du régime de protection sociale, qui n’hésite pas, pour quelques économies, à prôner l’exclusion des catégories les plus défavorisées, aboutit tôt ou tard à l’effet inverse du but recherché, c’est-à-dire à la dégradation de l’état sanitaire et social du plus grand nombre.
La position du Conseil d’État et de la Commission centrale d’aide sociale
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