Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »
Un bilan en demi-teinte
Oui, décidément, ce second septennat avait bien mal commencé. À vrai dire, la prudence extrême dont avait fait preuve François Mitterrand pendant la campagne électorale ne laissait pas augurer d’initiative spectaculaire de la part du futur gouvernement en matière d’immigration : faisant chorus avec Jacques Chirac, au cours du débat télévisé qui les avait opposés, sur la nécessité non seulement de stopper l’immigration clandestine mais d’aboutir à une diminution du nombre d’immigrés résidant en France, renvoyant à plus tard la question du droit de vote des immigrés aux élections municipales, écartant par avance l’idée d’une remise en chantier de la législation en vigueur, c’est tout juste s’il avait concédé la nécessité de « restituer au pouvoir judiciaire la compétence qui est la sienne chaque fois qu’il s’agit du droit des personnes ». Le seul engagement clair et ferme portait sur la renonciation à réformer le Code de la nationalité.
Mais à défaut d’initiative spectaculaire, on escomptait au moins une inflexion immédiate des pratiques au niveau des préfectures, et l’engagement d’une réflexion sur les réformes à envisager à brève échéance. Au lieu de cela, le gouvernement a gardé obstinément le silence sur ses intentions ; et jusqu’à ce que le Président de la République, dans ses vœux de Nouvel An, remette à l’ordre du jour la question du sort réservé aux immigrés dans le pays des droits de l’homme, il y a eu un véritable black out sur toutes les questions concernant l’immigration.
L’argument de « l’appel d’air »
Lorsque le problème de l’immigration a été abordé publiquement, c’est le plus souvent par la bande, et en des termes qui ne laissaient guère de doute sur la volonté du gouvernement de ne surtout pas toucher au statu quo. Rappelons-nous : la grâce présidentielle du 17 juin 1988, puis la loi d’amnistie débattue au mois de juillet, qui, en n’effaçant pas, en même temps que les condamnations principales, les mesures d’éloignement prononcées en matière d’entrée et de séjour irrégulier (interdiction du territoire ou reconduite à la frontière), ont eu dans bien des cas pour seul effet, concernant les étrangers, d’avancer la date de leur départ forcé de France [1].
Rappelons-nous aussi la loi sur le RMI qui, dans sa mouture initiale, n’en accordait le bénéfice qu’aux étrangers détenteurs d’une carte de résident. Il a fallu toute l’obstination du rapporteur pour que le gouvernement accepte d’amender son projet initial et d’inclure parmi les bénéficiaires potentiels les étrangers titulaires depuis au moins trois ans d’une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié ». Mais ni les revendications argumentées des associations, ni les efforts du rapporteur n’ont réussi à faire bouger le gouvernement en ce qui concerne les demandeurs d’asile, qui restent exclus du dispositif. Comme seront exclus du calcul du montant de l’allocation les enfants qui entreront en France sans s’être conformés à la procédure du regroupement familial. Plus inquiétante encore que ces exclusions est la façon dont, tout au long du débat, a été sans cesse brandi l’éternel argument de « l’appel d’air » qu’une législation trop favorable risquerait de provoquer en encourageant une immigration accrue en provenance du Tiers-Monde [2].
Il y eut ensuite l’intervention du ministre de l’Intérieur, lors de la discussion du budget à l’Assemblée nationale au mois de novembre, qui n’était pas non plus faite pour rassurer sur l’état d’esprit des autorités gouvernementales à l’égard des immigrés : un discours entièrement centré sur la nécessité d’accroître les contrôles aux frontières pour faire efficacement la chasse aux clandestins et aux faux réfugiés, et formulé en des termes qui lui valurent la vive approbation... du député RPR Pierre Mazeaud (voir des extraits de ce discours « Joxe et le contrôle aux frontières »).
Si l’on quitte le terrain des paroles pour celui des actes, le bilan des premiers mois n’est guère plus positif. On peut porter à l’actif du nouveau gouvernement d’avoir adopté une politique moins répressive et plus humaine en matière d’expulsions : la pratique abusive des expulsions en urgence absolue est quasiment abandonnée, les avis des commissions d’expulsion sont désormais mieux suivis, et le ministère de l’Intérieur accepte d’abroger des arrêtés d’expulsion pris avant mai 1988 à l’encontre de personnes qui n’auraient pas été expulsables sous l’empire de la loi de 1981 (notamment les étrangers entrés en France avant l’âge de 10 ans).
Le règne du « cas par cas »
Mais sur tous les autres aspects du droit au séjour, on ne décèle aucun changement dans les pratiques antérieures : les préfectures continuent, en particulier, à refuser la délivrance de cartes de résident à des parents d’enfants français ou à des conjoints de Français au motif qu’ils sont en situation irrégulière au moment où ils en font la demande ; la police des frontières continue à refuser l’accès du territoire à des personnes munies de tous les documents exigés par les textes ; et ces personnes - parmi lesquelles figurent un certain nombre de demandeurs d’asile - sont parfois maintenues pendant plusieurs jours dans la zone internationale des aéroports dans des conditions matérielles précaires et sans pouvoir bénéficier d’aucune des garanties prévues par la loi [3]. Ce sera notamment le cas de trois réfugiés roumains, retenus pendant douze jours au Sofitel de Roissy en décembre 1988, et auxquels le gouvernement français finira, de façon assez peu reluisante, par refuser l’accès du territoire sous le prétexte qu’étant passés par Vienne, ils auraient dû formuler leur demande auprès des autorités autrichiennes.
Mieux - ou pire - encore : des pratiques jusque là inconnues ou en tout cas exceptionnelles se généralisent dans le courant de l’année 1988. Ainsi l’administration considère-t-elle désormais que les jeunes résidant en France y sont en situation irrégulière dès lors qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une procédure de regroupement familial, et cela alors même qu’ils seraient entrés en France avant l’âge de 10 ans et auraient vocation à obtenir automatiquement une carte de résident à l’âge de 16 ans. Et la police des frontières en tire les conséquences en refusant l’accès du territoire français à ces jeunes à leur retour de vacances. Ceci aboutit à des situations absurdes qu’illustre de façon caricaturale le cas de cette ressortissante marocaine, résidant régulièrement en France sous le couvert d’une carte de résident, et qui ayant accouché au Maroc au cours de l’été 1988 se voit refuser l’accès du territoire français avec son bébé âgé de trois semaines, au prétexte qu’il lui faut d’abord accomplir les formalités du regroupement familial ! [4]
Des démarches insistantes auprès des ministères concernés permettent sans doute le règlement de cas individuels particulièrement dignes d’intérêt ; mais l’efficacité de ces démarches est elle-même limitée par le temps que mettent les services centraux, noyés sous l’afflux des demandes, à traiter les dossiers. Il eût été pourtant facile d’éviter cet engorgement en donnant les instructions nécessaires aux services préfectoraux pour que les problèmes soient réglés à leur niveau ; mais on a nettement l’impression, à l’époque, que le gouvernement craint, en prenant des positions claires, de s’exposer aux critiques.
Une situation intolérable
C’est cette attitude que vont dénoncer plus d’une centaine d’organisations réunies au sein d’un collectif constitué en 1986 pour lutter contre la loi Pasqua : « Une telle politique, si cela en est une, est intolérable. Le sort des immigrés ne saurait dépendre du succès d’éventuels recours hiérarchiques, qui ont de surcroît toutes les chances de s’enliser : le cas par cas, ici, n’est pas acceptable. (...) Une telle situation ne doit pas durer », déclarent-elles dans un texte diffusé au début du mois de décembre 1988 à l’occasion d’une conférence de presse. Et elles annoncent également leur intention d’organiser au mois de janvier une semaine d’action destinée à attirer l’attention sur ce qui se passe au niveau des préfectures.
Cette semaine d’action aura effectivement lieu. Mais elle se déroule dans un contexte que les prises de position du Président de la République auront entre-temps sensiblement modifié. Après avoir stigmatisé, dans ses vœux de Nouvel An, des dispositions législatives qui ne lui paraissent « ni équitables, ni justifiées », il réaffirme à deux reprises dans les jours qui suivent sa volonté de voir modifié le contenu de la loi (voir encadrés).
Le sésame présidentiel
Les déclarations présidentielles vont agir comme un véritable sésame, ouvrant la voie à une série de prises de position et de mesures concrètes. Dès le 1er janvier 1989, un communiqué du ministère de l’Intérieur informe que deux circulaires, datées respectivement du 23 décembre et du 1er janvier, ont été envoyées aux préfets, et que deux autres interviendront incessamment, visant à « corriger les effets injustes de la législation sur les étrangers qui conduisent à se trouver en situation irrégulière des catégories d’étrangers ayant vocation à séjourner et à s’intégrer en France » (sur la portée - finalement limitée - de ces circulaires et la façon dont elles ont été appliquées, voir « Circulaires : y a rien à voir ? »).
Mieux vaut tard que jamais... On ne peut malgré tout s’empêcher de penser que ces circulaires, réclamées depuis longtemps, auraient pu intervenir bien plus tôt : cela faisait plus de deux ans que l’on s’acharnait à dénoncer, preuves à l’appui, les « effets injustes » de la loi Pasqua, et sept mois que les services de l’Intérieur étaient quotidiennement alertés sur telle ou telle affaire douloureuse due à l’application scrupuleuse, par les préfectures, des instructions données par le ministre précédent !
Puis c’est au tour du ministre de la Solidarité d’annoncer, le 3 janvier, une accélération de la procédure de naturalisation, avant que le Premier ministre, à l’occasion du trentième anniversaire du FAS, n’annonce que seront prises « d’ici à l’été » des mesures destinées à favoriser « une véritable intégration des personnes d’origine étrangère ». Il est vrai que ce genre d’engagements a figuré sans discontinuer au programme de tous les gouvernements depuis la « nouvelle politique de l’immigration » préconisée par Paul Dijoud en 1974... On peut toutefois s’étonner de l’absence de toute allusion au rapport élaboré sous l’égide du Commissariat au Plan en 1987 et publié à la fin de l’année 1988 sous le titre : Immigrations : le devoir d’insertion. S’il faut savoir gré à Lionel Stoléru, ministre du Plan, d’avoir sorti ce rapport du placard où la droite l’avait enfermé, force est de constater qu’aucune des propositions qu’il contient n’a pour l’instant été mise en application.
Il faut croire que malgré tout les choses ne sont pas aussi mûres au sein du gouvernement que dans l’esprit du Président de la République, puisqu’on doit attendre encore trois longs mois avant que le Conseil des ministres n’approuve, le 29 mars, les principales orientations du projet préparé par le ministre de l’Intérieur. À partir de là, en revanche, pour des raisons qui ne sont sans doute pas exclusivement liées au sort des principaux intéressés, tout va aller très vite : bien plus vite - et bien plus loin - qu’il n’était prévisible au regard des atermoiements antérieurs.
Le ministre de l’Intérieur, comme il s’y était engagé au mois de janvier lors de la semaine d’action organisée par les associations, leur communique début avril un premier avant-projet - que toutes s’accordent à trouver gravement insuffisant sur une série de points capitaux. En particulier, aucun changement n’est apporté aux dispositions de la loi Pasqua régissant l’entrée sur le territoire français, des restrictions subsistent en ce qui concerne la délivrance de plein droit des cartes de résident, la peine d’interdiction du territoire n’est pas supprimée, etc.
C’est alors que, de façon relativement inattendue, le ministre accepte de satisfaire sur bon nombre de points les revendications de ses interlocuteurs. La presse parlera d’ailleurs de la « volte-face » (Libération du 25 avril) ou encore du « revirement » (Le Monde du 19 mai), du ministre. Le projet de loi déposé au Parlement apparaît - si l’on excepte le problème de l’entrée sur le territoire sur lequel le ministre n’a pas voulu céder d’un pouce - comme un véritable projet d’abrogation de la loi Pasqua. Le projet, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale après déclaration d’urgence, sera voté en quelques semaines malgré l’obstruction de la droite.
La loi elle-même comporte du bon et du moins bon (5). Son adoption est loin, par ailleurs, de régler tous les problèmes en suspens : aucun assouplissement n’est envisagé, par exemple, concernant les visas, et le sort des demandeurs d’asile reste plus incertain que jamais. Mais au moins a-t-on rompu avec l’immobilisme qui prévalait il y a quelques mois encore, et quelles que soient les raisons de ce changement d’attitude, on ne peut que s’en féliciter.
Mitterrand et les immigrés
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Notes
[1] Voir l’article de Jean Quatremer, « Les oubliés de l’amnistie », Plein droit n° 5, novembre 1988.
[2] Voir Jean-Michel Belorgey, « RMI : l’occasion d’une solidarité », Plein droit n° 7, avril 1989.
[4] Tous ces exemples et bien d’autres encore sont cités dans une brochure publiée par le collectif des 120 associations réunies pour l’abrogation de la loi Pasqua et présentée à la presse le 7 décembre 1988.
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