Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »
Refus de visas : l’arbitraire complet
Dominique Lahalle
Au cours des discussions entre le ministre de l’Intérieur et les associations sur l’avant-projet de loi tendant à modifier les textes sur l’entrée et le séjour des étrangers, les associations ont fait part de leur souhait de voir remettre en cause la généralisation des visas décidée par le précédent gouvernement. On sait que le ministre n’a pas voulu céder sur ce point, un des arguments invoqués par les représentants du ministère de l’Intérieur étant qu’il était préférable, pour les intéressés eux-mêmes, de se voir refuser un visa avant d’entreprendre leur voyage, plutôt que de se voir refouler à l’arrivée.
La discussion sur l’opportunité de cette pratique administrative a occulté la discussion sur les conditions de sa légitimité en droit. La question fondamentale porte moins, en effet, sur l’obligation du visa comme moyen de contrôler l’entrée des étrangers en France que sur la façon dont les visas sont accordés ou refusés, et plus précisément sur le point de savoir si la procédure adoptée respecte ou non les droits des individus.
On peut admettre que le législateur ait le souci de donner à l’État les moyens de faire prévaloir la souveraineté nationale, en le dotant des instruments nécessaires pour contrôler - et éventuellement refuser - l’entrée sur son territoire des étrangers dont la présence pourrait constituer un danger pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique. Mais le principe de la souveraineté nationale ne doit pas conduire à négliger les droits fondamentaux des personnes : en l’occurrence, le droit de libre circulation en période de paix et le droit de faire valoir ses moyens de défense contre des décisions estimées arbitraires.
Dans ces conditions, le refus de délivrance d’un visa, qui emporte refus d’entrée sur le territoire, devrait être motivé et notifié à l’intéressé dans des conditions qui lui permettent d’engager un recours et d’obtenir la modification de la décision si elle se révèle injustifiée. Or c’est précisément le principe contraire qu’entérine l’article 16 de la loi du 9 septembre 1986, qui dispose que, par dérogation à la loi du 17 juillet 1979 imposant la motivation des décisions individuelles défavorables, les décisions de refus de visa prises par les autorités diplomatiques ou consulaires ne sont pas motivées.
On voit mal, à vrai dire, ce qui justifie une telle dérogation au principe posé par la loi de 1979. D’autant que l’absence de motivation explicite ne dispense pas l’administration, en cas de recours de la part de l’intéressé, de produire devant le juge les motifs sur lesquels elle s’est fondée pour prendre sa décision - motifs que le juge communiquera alors au requérant et dont il aura à apprécier le bien fondé. Mais il est vrai - et sans doute est-ce là un des buts recherchés - que l’ignorance dans laquelle est laissé l’intéressé quant aux raisons qui ont conduit l’administration à lui refuser son visa risque fort de le dissuader d’intenter un recours.
Quant à l’argument tiré de ce que la motivation de ces décisions pourrait parfois conduire à révéler des faits couverts par le secret et à mettre en danger la sécurité publique ou la sûreté de l’État, il est peu pertinent, puisque les décisions d’expulsion, elles, doivent être motivées, de même que les refus d’entrée sur le territoire lorsque la décision émane de la police des frontières ou du ministre de l’Intérieur. On ne voit donc en définitive aucune raison valable qui justifie la non-motivation en matière de visas.
À défaut d’appliquer le droit commun en matière de motivation, on pourrait au moins s’inspirer des dispositions édictées au niveau communautaire. En effet, la directive n° 64/221 du 25 février 1964 prise « pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique » prévoit dans son article 6 que « les raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique qui sont à la base d’une décision le concernant sont portées à la connaissance de l’intéressé, à moins que des motifs intéressant la sûreté de l’État ne s’y opposent ».
On pourrait, en s’inspirant de cette disposition, envisager de rédiger l’article 16 de la loi du 9 septembre 1986 de la façon suivante : « à moins que des raisons tirées de la sûreté de l’État ne s’y opposent, les motifs justifiant un refus de visa sont portés par écrit à la connaissance de l’intéressé ». Faute de quoi l’arbitraire le plus complet continuera à régner dans ce domaine - un arbitraire qui contraste avec les garanties que le législateur a accordées aux étrangers en matière de séjour.
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