Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »

La traite des immigrés en Guyane

Jean-Yves Urfié

Aumônier des Haïtiens en Guyane
À la veille de l’application de la loi Joxe, nous nous sommes interrogés sur la situation des immigrés dans les DOM. Le père Jean-Yves Urfié, aumônier des Haïtiens en Guyane, a bien voulu répondre à nos questions et a saisi cette occasion pour dénoncer les situations inhumaines que connaissent bon nombre d’Haïtiens dans ce département d’outre-mer.

Comment les Haïtiens arrivent-ils aujourd’hui à entrer en Guyane ? On suppose qu’il existe des filières clandestines ...

J.Y Urfié : La filière par le Surinam est parfaitement organisée. Des recruteurs payés officiellement par le consulat surinamien attirent les candidats à l’entrée en leur faisant miroiter des salaires de 300 dollars par mois. Ces recruteurs proposent de prendre en mains départ et passage de la frontière. Chaque semaine, un avion fait le trajet Port au Prince-Paramaribo avec, à son bord, environ 75 Haïtiens et un accompagnateur voyageant gratuitement (il amène tellement de clients !) [1]. Dès leur arrivée, ils sont conduits de nuit à la rivière frontière entre le Surinam et la Guyane ; là, des Indiens les attendent pour les faire traverser. On n’évite pas certains incidents... Ainsi, il y a quelque temps, l’Indien qui devait conduire la pirogue à bon port s’étant endormi, son embarcation s’est retrouvée en pleine mer et les passagers obligés de boire de l’eau salée. Pris par les gendarmes, tous les Haitiens furent réexpédiés immédiatement sur Haïti malgré l’intervention humanitaire de la Commission « Justice et Paix », sauf trois femmes enceintes qui furent placées dans un camp. Certains prétendent qu’il y aurait des complicités dans la police de l’air et des frontières, surtout entre certains officiers de quart et des chauffeurs de taxi qui transportent les nouveaux arrivants à Kourou. Les sommes réclamées par ces derniers sont considérables. Aussi, faute de pouvoir payer, des Haïtiens se retrouvent parfois séquestrés jusqu’à ce que la famille alertée verse les 3 000 francs requis. Viols, violences et rackets sont le lot commun de toutes ces filières clandestines. Les gendarmes viennent d’ailleurs d’arrêter un chauffeur de taxi qui avait complètement spolié huit immigrés haïtiens.

L’exploitation des Haïtiens a pris une telle proportion qu’elle nous oblige à intervenir : nous avons ainsi libéré en pleine nuit une fille et trois garçons qui étaient détenus dans une maison transformée en prison. On est très loin des règles préétablies gouvernant les filières clandestines dites « classiques » avec un tarif fixe. Face à la déroute des Haïtiens venant me trouver et faute de moyens matériels, je suis parfois amené à leur conseiller de contacter la police. Ils sont reconduits à la frontière très rapidement : une bien triste mesure quand on connaît la situation en Haïti... mais un remède à court terme à l’exploitation et au traitement inhumain qui leur sont réservés ici en guise d’accueil.

La commission diocésaine « Justice et Paix » a saisi le préfet et les élus de ces abus. Mais les pouvoirs publics refusent d’affronter ce problème, la seule solution préconisée étant le retour forcé. On évite de tarir à la source les filières clandestines de main-d’œuvre, dont l’origine est internationale. Que faire ? Face à la présence irrégulière de nombreux immigrés en Guyane, je suis tenté de prescrire la régularisation, unique moyen de parvenir à leur insertion. Reste à savoir effectivement comment la Guyane avec ses 95 000 km2 de forêts peut continuer à assumer humainement, socialement et économiquement l’arrivée de nouveaux Haïtiens.

Il existe « là-bas aussi » des lois sur l’entrée et le séjour. Comment sont-elles mises en œuvre ?

La Guyane fait partie du territoire national mais demeure, comme tous les DOM, soumise à une réglementation spécifique. C’est ainsi que l’application de la loi du 29 octobre 1981 ayant été suspendue pendant cinq ans, on est passé directement de la loi Bonnet à la loi Pasqua. De toute façon, quelles que soient les réglementations en vigueur, une grande liberté gouverne l’application des textes. On constate de nombreuses illégalités. Continuellement, sont mises hors du territoire des familles haïtiennes comptant des mineurs parmi leurs membres dont beaucoup sont nés en Guyane. Aucune procédure n’est respectée même pour les expulsions.

La moitié des enfants qui naissent en Guyane aujourd’hui sont de parents brésiliens ou haïtiens. Ils sont théoriquement français à l’âge de 18 ans. À défaut, ils obtiennent de « plein droit » une carte de résident dès lors qu’ils ont pu se maintenir ici.

Est-il possible pour un Haïtien d’obtenir une carte de dix ans ?

C’est réellement très difficile à cause des embûches administratives qui jalonnent leur parcours. J’en connais peu qui en sont détenteurs. Quant aux conjoints de Français, comme en métropole, il leur faut un an de mariage avant de pouvoir prétendre à une carte de résident. Cependant, les autorités demandent énormément de preuves. Le problème se complique si l’immigré haïtien est père ou mère d’enfant français. En effet, la reconnaissance paternelle est très peu répandue dans les milieux guyanais et haïtien. Pour pouvoir cerner ces situations, il faudrait des statistiques précises, or nous en manquons.

Un étranger peut-il engager une procédure de regroupement familial avec des chances de succès ?

J’ai dû souvent intervenir car cette procédure fonctionne mal. Elle est souvent trop longue. Mes interventions sont un premier reflet des pratiques restrictives en la matière, l’administration se retranchant derrière le manque de personnel pour justifier ce dysfonctionnement. Par exemple, Mme J. L. demande le 21 mars 1988 l’autorisation de faire venir sa fille mineure. On lui répond le 18 avril 1989 que sa demande a été transmise pour enquête...

Même lorsque toutes les conditions permettant le regroupement des familles sont remplies, le temps d’obtention des titres s’étend parfois sur plusieurs années. Les conséquences en sont très graves.

Comment se font les demandes d’asile politique ?

On encourage les associations haïtiennes à construire des dossiers...en vain. C’est quasiment impossible de mener à terme une demande d’asile politique. L’exemple des Surinamiens est flagrant. Ils sont placés dans des camps à Saint-Laurent, sans aucun espoir d’amélioration de leur situation. Pourtant, je suis certain qu’un grand nombre d’entre eux va rester en Guyane, contrairement aux rumeurs publiques.

L’accueil de ces réfugiés a été détestable à cause entre autres de la façon de faire de l’État français qui n’a pas estimé utile de consulter les élus locaux. Manifestations « anti-réfugiés » et violences ont suivi. Les Surinamiens sont totalement assistés. Certains réussissent néanmoins à vivre de la fabrication des pirogues.

Aucun d’entre eux n’a de papiers de réfugié ?

Non. On refuse de les assimiler à des réfugiés, ils ont un statut de personnes déplacées.

Et comment s’y fait la scolarisation ?

Elle est assurée par des instituteurs eux-mêmes réfugiés et par quelques Hollandais payés par leur pays d’origine. On refuse de faire l’enseignement en français parce que les pouvoirs publics craignent qu’un tel enseignement soit une façon de les stabiliser dans les lieux.

Ils sont retenus, maintenus ou prisonniers ?

Ils peuvent sortir du camp mais pas trop loin. Ils restent très surveillés. On leur donne des cartes de ravitaillement... De temps en temps, certains parviennent à s’échapper et se retrouvent à Cayenne. Ces « évasions » demeurent des exceptions.

Pouvez-vous nous dire quelques mots du recrutement des Brésiliens à Kourou ?

Il y a deux « types » de recrutement, celui des Brésiliens du sud, qui sont embauchés sous contrat discuté avec ardeur, et celui des Brésiliens du nord, passant la frontière de façon sauvage et qui n’ont aucun mal à trouver des entrepreneurs ayant besoin de travailleurs - clandestins si possible - pour les raisons que vous connaissez, de rentabilité.

Sur les chantiers, il n’y a pas que des Brésiliens mais aussi des Haïtiens, employés comme manœuvres non qualifiés. L’Haïtien est celui qui assure les travaux que les autres ne veulent pas faire, alors que le Brésilien, plus qualifié, est réputé bon travailleur du bois et bon charpentier - travaux que l’immigré haïtien ne sait faire puisque l’Haïtien « type » vient d’un milieu rural, sans aucune formation scolaire.

Il est très difficile d’évaluer le nombre de Brésiliens recrutés ; sur Kourou, plusieurs milliers en un an, sans doute. Le plus souvent, ils disposent de contrats de travail à durée limitée, celle de la réalisation du chantier. À l’expiration du contrat, ils sont supposés rentrer. Quant à leur situation administrative, contrairement aux Brésiliens du sud pratiquement toujours déclarés à la sécurité sociale, ceux venus du nord ne le sont pas à cause de leur clandestinité.

Nous aimerions revenir avec vous sur les pratiques administratives en matière de législation sur les étrangers et surtout sur leurs conséquences. En effet, la précarisation des titres de séjour délivrés par l’administration guyanaise a de graves répercussions sociales...

Effectivement, l’administration préfectorale tend à multiplier les récépissés de séjour dont on rallonge la durée de validité à coup de tampons successifs, reportant à chaque fois la date d’expiration des documents provisoires de séjour. Ne pourrait-on pas envisager un système qui dispenserait les étrangers de venir faire la queue à partir du 4 heures du matin pour obtenir un quinzième coup de tampon sur un récépissé de trois mois qui, au bout du compte, avoisinera une durée de validité de 3 ou 4 ans. Et ainsi, des ressortissantes haïtiennes se voient privées des allocations familiales pour leurs enfants parce que cette carte rose a une validité originelle de 3 mois.

Et les femmes immigrées qui n’arrivent pas à obtenir ce récépissé, faute de remplir les conditions du regroupement familial ou parce qu’elles sont déjà sur place, bénéficient-elles au moins de certains soins ?

La loi oblige les hôpitaux à admettre toute patiente quelle que soit sa situation administrative... Et pourtant, à Cayenne, des informations ont circulé, selon lesquelles les Haïtiens ou les Brésiliens sans carte de séjour devaient payer 1 500 francs pour leur admission. Une pratique à finalité démagogique : l’administration a tendance à attribuer le déficit de l’hôpital de Saint-Denis exclusivement aux clandestins ; en leur demandant une telle somme à l’entrée et en le faisant connaître à l’opinion publique, on calme certains esprits.

En matière d’aide médicale hospitalière, là encore, les pratiques sont hors-la-loi. Cette aide est subordonnée à la preuve, par tout moyen, de la résidence en France. Un immigré irrégulier peut en bénéficier s’il satisfait à la condition de résidence, notion de fait et non de droit. Les organismes concernés refusent cependant de prendre les demandes en considération dès lors que les intéressés ne disposent pas d’une carte de séjour.

On retrouve le même problème à propos des inscriptions scolaires des enfants de migrants haïtiens : en l’espèce, le maire de Cayenne avait signé un arrêté recommandant aux établissements scolaires de ne pas inscrire les enfants, même nés en France, dont les parents étaient dépourvus de titres de séjour. Dans cette affaire, les médias ont été un précieux auxiliaire : cinq minutes sur les ondes ont été plus efficaces que tous les courriers du monde.

On a souvent l’impression que la Guyane est une « planète » en dehors de notre monde légal.

La reconduite à la frontière fait l’objet aussi de certaines illégalités...

Un seul exemple résume à lui seul les libertés prises avec les textes : l’histoire de cet Haïtien en Guyane depuis onze ans, père d’une petite fille âgée de deux ans. Sa carte venant à expiration, il se rend à la préfecture en toute sérénité : en effet, comme il cumule plus de dix ans de situation régulière, il peut prétendre de plein droit à la délivrance d’une carte de résidence. Le guichetier de la préfecture auquel il a affaire prend contact avec un officier de la PAF, qui l’emmène sur le champ à l’aéroport sans autre explication qu’un « mais tu es en situation irrégulière ». Grâce à une rapide intervention de ma part, il est relâché. Quinze jours plus tard, nouvelle convocation à la police, nouvelle intervention. Finalement, la police décide de venir le chercher de nuit. Exaspéré par ces pratiques inadmissibles, j’alerte les médias et un avocat. Avant que le tribunal ne statue sur un sursis à exécution, il est expédié sur Port-au-Prince. Pour revoir sa famille, il franchit la frontière guyanaise par le Surinam. L’administration en guise de représailles confisque la carte de séjour de sa concubine. Finalement, la carte lui a été rendue après mon intervention. Mais que d’énergie dépensée, de pressions, pour régler le dossier individuel d’un bénéficiaire de plein droit à la carte de résident !

Nous aimerions que vous nous parliez de la situation de « travail » des Haïtiennes, qui cumulent, on l’a vu, un certain nombre de handicaps. Quels sont leurs secteurs professionnels de prédilection ?

Les ressortissantes haïtiennes sont souvent femmes de ménage. On en compte 3 000 dans la zone de Cayenne, la plupart en situation irrégulière. Il n’y a aucune possibilité de régularisation à cause de la « situation de l’emploi en Guyane » constamment opposée à toute demande. À l’ANPE de Cayenne, 120 guyanaises seraient inscrites comme demandeurs d’emploi dans cette branche d’activité. Les Haïtiennes sont recherchées et appréciées comme femmes de ménage ...beaucoup plus que les Guyanaises. Les offres non satisfaites correspondent à cette situation du marché.

Y a t-il un salaire de référence pour les femmes de ménage ?

Non. On leur donne ce qu’on veut puisqu’elles ne sont pas déclarées. Au lieu de toucher 200 francs par jour, elles doivent se satisfaire de 30 à 50 francs. J’ai rencontré des Haïtiennes qui n’avaient été payées pour le mois que 500 francs, alors qu’elles avaient assuré à temps complet garde d’enfants, cuisine et ménage. Quand on connaît le coût de la vie en Guyane, c’est véritablement un salaire de misère. Il est sûr que si ce milieu pouvait s’organiser, se syndiquer, des résultats formidables pourraient être enregistrés. Tout semble dépendre de leur stabilisation au séjour.

Le monde du travail est complètement éclaté avec des conditions d’emploi inégalitaires.

La situation en Guyane pour les immigrés haïtiens exige une réflexion approfondie et spécifique. Qui voudra bien la mener et l’assumer ?




Notes

[1Il paraîtrait que depuis qu’un avion s’est écrasé fin mai à Paramaribo, les vols soient moins fréquents.


Article extrait du n°8

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Dernier ajout : vendredi 6 juin 2014, 18:04
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