Article extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »
Inégalités sociales et parcours professionnels : Femmes étrangères, doublement discriminées
Nathalie Frigul
Sociologue au Centre de recherches sur les enjeux contemporains en santé publique (CRESP), UFR Santé Médecine Biologie humaine, Université Paris XIII
Une recherche sociologique de type qualitatif a été menée en Seine-Saint-Denis(1), auprès de quatre-vingt six femmes en chômage de longue durée et en mauvaise santé qui, à partir d’une information donnée par voie postale sur les objectifs d’enquête, ont accepté de répondre à des entretiens semi-directifs et approfondis. Près de 60 % de notre effectif a été constitué de femmes immigrées(2).
La situation des femmes immigrées ayant participé à l’enquête est marquée du sceau d’une double précarité, sur laquelle se construisent les inégalités sociales : celle de leur pays d’origine dans lequel, pour des raisons politiques et/ou socio-économiques, elles ne peuvent plus rentrer, et celle de la société française. Au regard de celle-ci, leur légitimité tenait à leur insertion (ou à celle de leur mari) sur le marché du travail français. Même pour ces immigrées de longue date, avec la perte de droits à la protection sociale, leur accès à l’assistance, formellement égal à celui des Français, est mis en question par ce que cet accès suppose de connaissance des institutions et par le développement de formes plus ou moins explicites de racisme institutionnel.
Les situations de chômage que connaissent les femmes immigrées enquêtées sont déterminées par les formes que prennent la gestion de la main-d’œuvre immigrée et l’organisation sociale du travail d’une part, par des atteintes aux droits dans la situation de travail d’autre part. Les ruptures involontaires d’emploi se sont déroulées dans le cadre de relations employeur/salariée qui reflètent la violence de la division sociale-technique du travail. Les problèmes de santé constituent un point d’ancrage et de développement des inégalités sociales et des formes de discrimination qui se mettent en place. Ils sont souvent à l’origine des licenciements(3). Nous voudrions illustrer ces propos par quelques récits qui exposent les situations de travail dont ont fait l’expérience les femmes étrangères de notre recherche.
Des atteintes aux droits du travail
Pour parer à des formes discriminatoires d’embauche, notamment à caractère sexiste ou raciste, des législations successives ont posé quelques principes d’équité et de justice. La loi du 13 juillet 1983 établit et garantit l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, notamment au regard de la formation, de la promotion et de l’affectation professionnelles, au regard des rémunérations et de la qualification. La loi du 7 janvier 1981 donne une protection de l’emploi aux salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. La loi du 31 décembre 1992 interdit toute procédure de recrutement établie sur des discriminations, lesquelles sont sanctionnées par le code pénal. Les lois plus anciennes du 11 juillet 1975 et du 17 juillet 1980 interdisent les discriminations à l’égard des femmes enceintes.
La recherche met en évidence des entorses à la législation du travail. Elles sont repérables dans l’ensemble de notre échantillon ; cependant, elles s’expriment plus violemment pour les femmes étrangères. Celles-ci sont davantage exposées aux inégalités sociales pour différentes raisons liées au statut social et professionnel, aux problèmes de la langue, aux méconnaissances des procédures administratives, à l’absence de protection syndicale, mais aussi à la peur de perdre un emploi, dans un contexte où c’est l’emploi qui donne la légitimité de la présence en France. Cette crainte de l’avenir offre des marges de manœuvre moins importantes que dans la population française pour négocier les formes d’embauche, les conditions de salaire ou de travail, pour résister et aussi protester et porter plainte quand des entorses aux droits du travail ou encore des atteintes aux droits de l’homme et du citoyen se font jour. C’est par exemple le cas de Mme Abel, licenciée en toute illégalité, alors qu’elle était enceinte (encadré n° 2). Une telle infraction a pu avoir lieu dans une situation d’emploi où la salariée ne connaissait pas ses droits et ne maîtrisait pas la langue française.
Exploitation et domination patronales
Une autre forme de discrimination spécifique à l’égard des immigrées et particulièrement des étrangères s’exprime dans la violence des rapports hiérarchiques. Dans les histoires professionnelles qui sont présentées, nous avons une démonstration des formes variées et pourtant communes que peuvent prendre les rapports d’exploitation.
Le récit que nous a fait Mme Ania de son premier emploi est caractéristique d’un abus de pouvoir exercé par un supérieur hiérarchique sur un de ses subordonnés (encadré n° 3). Alors femme de ménage en entreprise, Mme Ania, par inadvertance, déclenche l’alarme de sécurité de l’établissement. Le chef d’équipe, arrivant furieux, la frappera au visage. La violence de son geste, malgré la plainte déposée par la famille Ania, est resté impunie. De tels faits sont pourtant constitutifs d’une infraction et justifient l’octroi de dommages et intérêts au profit de la victime.
Les abus d’autorité ne sont pas des cas isolés dans notre population. Ils prennent plusieurs formes : de la maltraitance du salarié (qui n’est pas nourri) à sa dépendance et son assujettissement (le salarié ne distingue plus la sphère privée de la sphère professionnelle. C’est par exemple le cas de Mme Fusca (encadré n° 4) qui interrompra une grossesse sur les conseils de ses anciens employeurs. Ces phénomènes apparaissent surtout dans les emplois de service aux particuliers où l’offre du gîte et du couvert, au domicile ou à proximité des employeurs, annonce une servitude et une appropriation du temps du salarié. L’employé croit toujours, en raison de son origine géographique, sociale, « devoir quelque chose » aux patrons pour la « gentillesse » avec laquelle ils le traitent. C’est particulièrement le cas dans le rapport salarial qui s’instaure entre le patron et l’étranger. Ce rapport salarial est traversé par un rapport de domination exercé par l’employeur sur le salarié et fondé sur le pouvoir qu’a celui-là de donner ou de refuser du travail, donc de faire obtenir ou non la carte de séjour.
L’invisibilité sociale
Ces éléments d’analyse ne doivent cependant pas nous faire oublier que les femmes ont pu envisager cette insertion professionnelle comme le moyen et les signes d’une ascension sociale.
Mme Fusca nous dit avoir aimé le métier de cuisinière et avoir beaucoup appris. Cependant, son expérience, comme les autres expériences racontées ici, offrent peu de marge de manœuvre pour négocier les possibilités d’un maintien dans l’emploi ou d’une adaptation au poste de travail, quand un problème de santé se présente. Sur ce point, nous constatons de nombreuses entorses à la législation réglant les procédures de déclaration des accidents du travail et de reconnaissance des maladies professionnelles.
Les formes d’exploitation de la main-d’œuvre immigrée et étrangère et les formes violentes de domination économique et culturelle qui y sont liées s’inscrivent dans la quotidienneté des rapports de travail.
Elles ne deviennent visibles socialement qu’au détour d’anecdotes, d’événements insolites, révélant des conditions de travail exténuantes, un licenciement abusif, le non respect de règles d’hygiène et de sécurité, la non application d’une mesure de protection de l’emploi ou du système de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.
Les stratégies de résistance, dans les cas étudiés, sont réduites compte tenu de l’obstacle de la langue, de l’incompréhension et de la méconnaissance du dispositif législatif français, de l’absence complète de soutien et de défense syndicale des droits.
Ces récits questionnent la possibilité de mettre en place des moyens d’accompagnement culturel, institutionnel et administratif auprès des personnes victimes de discriminations. Ces moyens leur permettraient de connaître les législations existantes (information des droits du travail, des droits syndicaux, sensibilisation de l’inspection du travail aux modes de gestion de la main d’œuvre immigrée…) afin que les entorses constatées puissent être prévenues, exprimées collectivement et publiquement, contestées socialement et saisies par le Droit.
Encadré n° 1Situation des femmes immigrées qui ont participé à la recherche
|
Encadré n° 2Mme Abel, marocaine, 34 ans
|
Encadré n° 3 Mme Ania, yougoslave, 55 ans
|
Encadré n° 4Mme Fusca, portugaise, 43 ans.
|
Notes
(1) La recherche s’est déroulée sur quatre ans (1990-1994) et a été conduite par l’équipe ISIS (Inégalités Sociales Industrialisation et Santé) dirigée par Annie Thébaud-Mony dans l’Unité de recherche U-292 de l’Inserm. Une thèse de doctorat en sciences sociales a suivi ce travail. Elle montre comment les processus de précarisation et d’exclusion qui mènent au chômage de longue durée s’inscrivent dans l’histoire du rapport salarial et des rapports sociaux d’exploitation, de sexe et d’ethnicité.
(2) Dans notre recherche, nous désignons par population immigrée, les femmes nées étrangères, dans un pays étranger et vivant en France. Celles-ci peuvent avoir gardé leur nationalité d’origine, comme avoir acquis la nationalité française. Ces définitions se rapprochent de celles de l’Insee, concernant la notion d’immigré, liée à une caractéristique invariable : le lieu de naissance.
(3) Dans les récits que nous exposons, les problèmes de santé sont omniprésents et accompagnent le parcours professionnel. Ils ne proviennent pas d’un questionnement spécifique sur la santé, mais d’un questionnement sur les conditions de travail, l’organisation du travail et les conditions sociales de la rupture involontaire d’emploi. Les questions de santé ont surgi comme un élément structurant du discours, donnant pour l’interviewée elle-même de la cohérence à son récit.
Partager cette page ?