Article extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »
L’acquisition de la nationalité française : S’« assimiler » pour devenir français
Gérard Moreau
Directeur de la Direction de la population et des migrations (DPM) au ministère des affaires sociales de 1985 à 1997
Le droit de la nationalité française, dans ses nombreux détours, décline grosso modo toujours la même idée : un homme ou une femme ne naît ou ne devient Français que dans la mesure où il ou elle est proche des Français, leur ressemble, se comporte comme eux.
Toutes les conditions du droit partent de cette idée : le Français par filiation a un ou deux parents français ; qui dit mieux comme proximité ? La double naissance sur le sol français suppose qu’un grand parent, au moins, a procréé en France, comme l’un des parents ; la présomption d’une troisième génération qui commence sa vie en France, avec la durée d’accoutumance à la vie française qu’elle entraîne, permet d’attribuer la nationalité française. La naissance en France et la résidence qui amène notamment le jeune à fréquenter l’école républicaine conduit à la nationalité de droit. Le mariage, avec la communauté de vie qu’il suppose, à défaut de quoi il ne vaut, est une autre garantie d’une vie à la française, sauf, c’est notre sujet, « défaut d’assimilation ». L’acquisition de droit commun par décret, la naturalisation au sens strict, a pour condition essentielle la résidence, dans sa durée et/ou sa stabilité, qui conduit bien à une « acculturation » minimale, mais aussi une « assimilation » suffisante, à charge pour l’État encadré par la jurisprudence, de la délimiter, à partir de son sens simple de ressemblance aux autres Français.
L’idée générale n’a jamais, semble-t-il, été profondément contestée : tant qu’il y aura des États constitués, il ne faut guère s’attendre, et du reste quelle serait leur justification et, en démocratie, quelle opinion nombreuse apporterait son soutien à cette idée, à ce qu’ils reconnaissent comme leurs « naturels », leurs citoyens pleins et électeurs, des hommes ou des femmes qu’ils jugeraient autres, par leur attitude ou leur mode de vie.
La question qui se pose en réalité est donc moins celle du principe que celle du contenu, de la définition, de la délimitation de cette similitude, de cette proximité, et, puisque c’est le vocabulaire du droit de la nationalité, de cette assimilation. Alors on sort des idées générales et on rentre dans le champ de la subjectivité, même si celle-ci cherche à se raccrocher à des indices objectifs, donc des préférences, sinon des projections de celui qui s’exprime. L’auteur de cet article n’échappera donc pas à ce risque ; il n’exprime que sa propre vérité, en l’étayant de références de droit et de jurisprudence, et sait que du débat bien des évolutions peuvent encore ressortir.
Mais assumer cette subjectivité ne conduit pas à un débat sémantique ou purement idéologique ; il s’agit au contraire, bien plus modestement, d’analyser le droit et son application, à partir des textes, de leur gestion pratique et des décisions jurisprudentielles, sous un angle pragmatique et critique.
« Bonne vie et mœurs »
Le droit de la nationalité aborde parfois le thème de l’assimilation de manière indirecte, en plus ou en creux : la réduction ou la suppression de stage préalable à la naturalisation est accordée pour des motifs dont la plupart sont fondés sur le lien avec la France, par la famille, la langue ou les études, à partir de la présomption que ce lien rapproche le demandeur de la communauté française ; de même, l’activité du demandeur, qui « présente un intérêt particulier pour l’économie ou la culture française » assimile le temps de cette activité à une résidence en France ; de même encore, il reste de l’idée de la force assimilatrice de l’armée l’assimilation des temps de service, y compris comme volontaire du service national, à une résidence en France.
A l’inverse, « nul ne peut être naturalisé s’il n’est pas de bonne vie et mœurs ou s’il a fait l’objet de l’une des condamnations visées à l’article 21-27 », c’est-à-dire soit pour des crimes ou délits « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », soit à hauteur d’au moins six mois de prison fermes.
D’une manière ou de l’autre, par touches formulées de manière variable, on retrouve bien l’idée de proximité de la vie française, soit par les études, soit par l’activité, soit par le lieu où elle se déroule (les forces armées) ou l’idée de distance soit par le défaut de « bonne vie et mœurs », soit par la criminalité ou la délinquance.
S’agissant du refus de la naturalisation, il est frappant de constater que les rédacteurs du code, qui ont eu le temps de réfléchir et de remettre leur ouvrage sur le métier, puisque pas moins de cinq lois, dont quatre importantes, ont écrit et réécrit le droit de la nationalité depuis cinquante ans, utilisent aussi bien une expression conceptuelle floue (« bonne vie et mœurs ») et un critère arithmétique (six mois de prison fermes). Les débats, qui se voulaient approfondis, de la commission de la nationalité en 1987 n’ont pas davantage clarifié les choses.
Or, dans les deux cas, cette formulation est du côté de l’autorité publique : la notion floue de « bonne vie et mœurs », du reste très assimilatrice, au sens le plus classique du terme, peut être utilisée par l’autorité de manière très normative ; qu’elle ne l’ait pas été réellement jusqu’ici et que le contrôle de la jurisprudence puisse s’exercer n’en ôte pas le caractère peu ouvert, dans une société qui est précisément devenue plus ouverte.
Quant au seuil de six mois fermes, il faut bien constater qu’il est trop élevé si l’exigence du législateur est de n’accorder la nationalité française qu’à des demandeurs sans tache. Mais ce n’est pas le cas et il n’apparaît pas alors très élevé car il peut correspondre à des délits qui, pour être condamnables sans réserve, n’en correspondent pas moins à des faits qui ne sont pas majeurs et pour lesquels la sanction de la prison est suffisamment lourde sans que s’y rajoute automatiquement la « seconde peine » de la mise à l’écart de l’acquisition de la nationalité française, jusqu’à ce que la peine s’efface.
D’innombrables débats
Le mot « assimilation » n’apparaît, sans définition d’aucune sorte, que dans deux articles du code, qui valent d’être cités. Selon l’article 21-4, « le gouvernement peut s’opposer, par décret en conseil d’État, pour […] défaut d’assimilation, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger dans un délai d’un an… ». Selon l’article 21-24, « nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante selon sa condition de la langue française ».
Dans le premier cas, il s’agit, par une procédure solennelle (décret en conseil d’État) et limitée dans le temps, de s’opposer à l’exercice du droit d’acquisition de la nationalité par mariage ; c’est donc le défaut d’assimilation qui sera recherché ; dans l’autre cas, c’est au demandeur qu’il revient de justifier de son « assimilation à la communauté française ». Dans ce dernier cas, la loi précise que fait partie de l’assimilation un certain niveau de connaissance de la langue française.
Les textes renvoient donc à un concept général qui a alimenté d’innombrables débats où se sont entremêlés linguistes, sociologues, philosophes, plus rarement juristes, mais qui n’ont guère fait progresser les choses par rapport aux questions qui se posent tant à l’autorité de décision qu’au juge administratif, sous forme de cas successifs d’espèce, par quoi ils révèlent, de fait, leurs politique ou attitude.
En effet, les modes de décision administratifs, comme les décisions jurisprudentielles, gèrent des situations par rapport à des critères beaucoup plus généraux, et non par rapport à une doctrine globale explicite de « l’assimilation » : le ministre, et l’administration en son nom, tranche sur des situations précises pour lesquelles il a adopté une attitude, corrigée ou consolidée par la jurisprudence du conseil d’État ou de la cour administrative de Nantes(1).
Il faut donc examiner sur quels points la question de l’assimilation se concrétise et se trouve réglée par l’autorité publique ou le juge, avant de chercher à porter une appréciation plus globale.
Il ne s’agit pas ici de décrire le fonctionnement et le mode de décision du ministère chargé des naturalisations, pas plus qu’il n’est question de décrypter les modes de construction des décisions juridictionnelles. Ce serait sans doute d’un grand intérêt pour élucider comment les perceptions implicites et explicites se combinent chez les acteurs responsables pour aboutir à des définitions de l’assimilation par cas successifs, mais ce projet ne relève pas de cet article. L’auteur se contentera donc de données générales pour cadrer le sujet.
Le ministère chargé des naturalisations fonctionne naturellement, s’agissant de dossiers individuels, sur un mode délégué, 90 % des décisions étant prises à la sous-direction des naturalisations de la direction de la population et des migrations, à charge pour elle de renvoyer à un niveau plus élevé la décision de dossiers plus difficiles, qu’ils soient de principe ou l’objet d’interventions particulières.
Entre ouverture et rigueur
L’application du droit se trouve alors soumise à deux tensions contradictoires : d’un côté, un droit globalement « ouvert », mélangeant droit du sol, filiation, acculturation soit par les études soit par l’activité pour faciliter l’attribution ou l’acquisition de la nationalité française. De cette ouverture, est ressortie la pratique durable, qui n’a commencé d’être réellement discutée qu’au cours des dernières années, de n’appliquer le code qu’a minima, pour ce qu’il définit explicitement. Ainsi, la condition de bonne vie et mœurs n’est posée que de manière exceptionnelle ; la notion d’assimilation n’était traditionnellement posée, en pratique, que sous l’angle de la connaissance linguistique, selon « la condition » du demandeur, aussi bien pour les demandes de naturalisation que pour les décrets d’opposition, en étendant à ces derniers la formulation de l’article 21-24.
Ce point mérite d’être souligné : « l’assimilation linguistique » n’est évaluée que par un questionnaire d’entretien avec un agent de préfecture, en principe ; ce questionnaire est sommaire et n’est relié à aucune méthodologie particulière ; il se limite à savoir si le demandeur parle, lit, écrit, comprend ou non le français, et, dans l’affirmative, s’il le fait mal, médiocrement ou convenablement, avec des qualificatifs divers. La réponse négative est éliminatoire, le qualificatif « mal » pour toutes les rubriques l’est en général aussi, la décision finale prenant en considération, en principe, l’ensemble des données du dossier. On voit ce que cette appréciation peut avoir de fragile, notamment d’une préfecture à l’autre, ce qui conduit le décideur final, dans un certain nombre de cas, à revérifier l’appréciation. Mais aucune méthode normalisée, qui aurait nécessairement été plus restrictive, n’a jamais été mise en place(2).
Avec cette interprétation ouverte, qui correspond à une lecture politique traditionnelle du droit, doit être conciliée, de l’autre côté, une pratique qui se veut rigoureuse et protectrice du ministre, à qui il ne saurait être reproché d’accorder la nationalité française de manière laxiste. Cette pratique, permanente, de rigueur puisque l’autorité déléguée doit être sans reproche face au ministre, y compris pour le « protéger » et pour lui laisser le privilège des décisions favorables, s’est trouvée naturellement accentuée à mesure que la crainte de l’immigration, sinon de l’étranger, s’emparait de la sphère politique et sociale, et qu’elle se reflétait dans les réactions des ministres face à des dossiers particuliers. Que cette crainte ait été, d’une part, limitée par la tradition du droit français et par les avis ou la jurisprudence du conseil d’État, mais, d’autre part, qu’elle se soit diffusée dans un certain nombre de circuits administratifs, au point de perturber des procédures, par exemple l’appréciation de l’assimilation linguistique, est certain. Quoi qu’il en soit, la question a commencé de se poser de plus en plus de l’application plus restrictive du code, évolution qui n’est pas nécessairement terminée.
Trois sujets doivent être évoqués à cet égard, l’assimilation linguistique, qui, aujourd’hui, est la moins problématique, le statut matrimonial, qui a posé les premières questions de la définition de l’assimilation, les comportements minoritaires, notamment sous l’influence de la culture ou de la religion islamique, mais pas seulement, qui commencent d’étendre la question de manière plus large. Pour les aborder, il faut néanmoins évoquer l’attitude parallèle des juridictions administratives.
La jurisprudence administrative est relativement récente en matière d’assimilation, d’autant que le triple degré de juridiction, tribunal administratif de Nantes, qui travaille en série, cour administrative de Nantes, conseil d’État, ne s’est pas encore posé de manière complètement stable, comme en témoignent les rapports d’activité de la sous-direction des naturalisations(3).
Assouplissements du Conseil d’Etat
Le sujet ici traité mériterait une étude, aussi exhaustive que possible, de la jurisprudence, y compris en remontant loin dans le temps ; cette étude n’a pas été faite, même si le chapitre du jurisclasseur nationalité évoque la question. On se limite donc ici, et sous cette importante réserve, à dresser un point actuel de la question, en y rajoutant, du reste, quelques considérations sur les décrets d’opposition.
Ces décrets, on l’a vu, sont des décrets en conseil d’État ; celui-ci donne un avis que le gouvernement n’est pas tenu de suivre mais qu’il respecte le plus souvent, dans la mesure où une contestation devant le conseil risquerait d’obtenir l’annulation du décret. Or, si le conseil d’État accepte le plus souvent l’appréciation de l’administration s’agissant de l’assimilation linguistique, il tend à nuancer et à assouplir les positions de l’administration quant aux autres aspects de l’assimilation à considérer. La cour administrative de Nantes, dans le domaine du contentieux de la naturalisation, adopte une attitude générale similaire.
Sur les trois domaines d’assimilation évoqués, la langue, le mariage et le comportement religieux, il faut aujourd’hui considérer que les choses sont assez claires pour les deux premiers, mais restent évolutives pour le troisième, d’ailleurs plus vaste.
L’assimilation linguistique est clairement exigée, c’est-à-dire parler et comprendre le français, le lire et l’écrire autant que possible, comparativement avec les autres caractéristiques du dossier, « selon la condition du demandeur ». Sauf caractéristique particulière du dossier, l’exigence est ferme et confirmée par la jurisprudence.
Pour mémoire, parce que la jurisprudence est aujourd’hui également claire sur ce point, le français est nécessaire, même si une autre langue est véhiculaire là où vit le demandeur, créole dans les pays d’outre mer, anglais par exemple à Saint Martin.
Mais il subsiste des cas qui ne sont pas simples, lorsque, par exemple, se présente une femme, en France depuis quinze ans mais qui ne parle toujours pas le français : est-ce défaut d’assimilation de sa part ou condition sociale qui la maintient cloîtrée chez elle, selon la coutume d’origine et, peut-être, le comportement de son mari peu soucieux de voir sa femme s’émanciper ?
L’administration a toujours eu tendance à refuser ou à ajourner la demande, nonobstant la durée de séjour, le contentieux à l’accepter. Parallèlement, l’administration a eu tendance à « sanctionner » le mari de son attitude en le refusant également pour défaut d’assimilation (puisqu’il cantonnait sa femme d’une manière non conforme aux habitudes françaises) ; de son côté, la jurisprudence refuse cette sanction pour ne juger que l’assimilation linguistique du mari, sans se référer à son attitude probable, mais non démontrée, de « contrôle » de l’épouse.
Entre une attitude large ou restrictive, souple ou exigeante, le débat mériterait d’être ouvert. Il est difficile car il renvoie rapidement au niveau d’exigence d’une langue que nombre de Français ne manipulent pas très bien eux-mêmes. Question récurrente, néanmoins, qui mériterait, pour commencer, plus de matériaux et notamment un questionnaire des demandeurs bien plus complet et normalisé que le feuillet et demi actuellement à la base de l’entretien dans les préfectures.
La censure de la polygamie effective
On connaît la foi dans le mariage qu’a adoptée le droit français, facteur d’intégration et de nationalité tout à la fois. Mais cette foi conjuguée à l’idée d’égalité homme-femme a conduit depuis longtemps à rejeter la polygamie dans le code civil, c’est-à-dire à déclarer nul tout mariage en France d’un homme déjà marié (et à le sanctionner). La polygamie est pourtant inscrite dans le droit de nombreux pays africains, avec ou sans option de monogamie, et même de pays maghrébins, de manière plus discrète.
Sujet « vendeur », la polygamie a fait l’objet d’une réprobation croissante dans l’opinion et dans les rapports(4) au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ; le statut matrimonial a donc fait l’objet d’une vérification systématique dans les dossiers de naturalisation. La position de départ de l’administration a été rigide : toute personne mariée en droit, et quelle que soit la situation de fait, sous régime polygamique, montre par là même qu’elle n’accepte pas les mœurs françaises qui rejettent cette possibilité et donc ne justifie pas d’une assimilation suffisante.
La jurisprudence, après un temps d’hésitation, n’a pas suivi cette position et s’est finalement référée aux situations de fait : un homme vivant en situation de polygamie, que ses femmes vivent ou non ensemble, ne peut être considéré comme « assimilé », même si l’une des femmes n’est pas son épouse mais vit sous le même toit que l’épouse (25/6/98, M. Iafa, cour de Nantes) ; même si la polygamie de fait a cessé mais a duré de très nombreuses années, le défaut d’assimilation peut être prononcé (25/2/98, M. Diallo, conseil d’État).
Pour les femmes, la jurisprudence est plus souple et protectrice de la femme : elle a rejeté la position administrative initiale en qualifiant d’erreur de droit le refus pour défaut d’assimilation de la demande d’une femme sur le seul motif du régime matrimonial, et même si le mari est bigame (18/6/97, Mme Konate, conseil d’État). Il revient à l’administration de s’appuyer sur d’autres éléments de comportement de l’épouse.
La situation est donc claire aujourd’hui : l’administration doit, dans ce domaine, rechercher des éléments de fait, c’est-à-dire, pour l’essentiel, une bigamie effective de l’homme.
Sans que cette brève analyse n’aborde au fond les problèmes de la polygamie, on voit néanmoins l’effet modérateur qu’a apporté la juridiction administrative dans l’appréciation de cette situation pour l’acquisition de la nationalité française.
Défaut d’assimilation
Dans l’appréciation du défaut d’assimilation ou de l’assimilation, un regard accru a de plus en plus été porté sur le comportement général, coloré ou non de religion, des demandeurs parce que les entretiens dans les préfectures les signalaient explicitement.
La question ne concerne pas seulement les « musulmans », que l’on fasse référence à leur religion ou à leur culture, mais toutes sortes de situations dont le fondement religieux existe vraisemblablement sans être au cœur de la question : dans quelle mesure l’attitude adoptée par le demandeur, qui est visible, répond-elle au critère d’assimilation du droit de la nationalité ?
Un étranger qui se comporte en moine bouddhiste dans le sud-ouest et demande la nationalité française doit-il être considéré comme assimilé ? D’autres, qui vivent en communauté fermée en limitant au strict minimum, par le relais de personnes désignées à cet effet, leurs contacts avec le voisinage, doivent-ils être naturalisés ? Chacune de ces situations doit naturellement être appréciée en elle-même.
Elle est de la même nature que celles, plus fréquentes, que l’on trouve avec les personnes de culture ou de religion musulmane. Une situation souvent rencontrée est celle des femmes qui se présentent avec un voile, refusent de l’ôter, même pour fournir une photographie d’identité. De même, certaines femmes refusent de s’exprimer hors de la présence de leur mari, ou celui-ci, explicitement, le refuse pour elles.
Les rapports de police comportent dans d’autres cas des éléments quant au comportement de voisinage, fréquentations, prosélytisme, militantisme, relations avec des personnes repérées par leurs liens avec des mouvements surveillés par la police, etc..
Enfin, on relève des comportements religieux très visibles, par exemple sur le lieu de travail (prières).
Le ministère et la jurisprudence, cas par cas, sont parfois hésitants, le premier tendant vers une vision extensive de l’assimilation, par prudence qui confine parfois à l’incompréhension discriminatoire de l’évolution de la population française, la seconde vers une vision plus éloignée des problèmes de sécurité, souvent invoqués par le ministère de l’Intérieur, et plus proche des principes fondamentaux du droit et de laïcité de l’État.
L’administration acceptera donc un moine bouddhiste isolé, qui apparaît excentrique sans plus, ou un ermite solitaire, bien mal « intégré » socialement. Elle refusera une demande émanant d’une communauté fermée, mais la juridiction administrative la corrigera dans ce cas ; elle refusera une femme qui se présente voilée à la préfecture pour son entretien, avant de revenir sur sa décision devant l’ensemble des éléments de comportement présentés dans un recours gracieux, etc. Le juge acceptera, en annulant la décision administrative, la demande d’un « voyant » africain qui soutient, « sans être contredit » qu’il exerce sa profession « sans se référer à une pratique religieuse ni aux coutumes africaines ».
En réalité, ici aussi, il faut partir de la jurisprudence disponible sur les problèmes de fond. Une décision-clé paraît être celle du conseil d’État en date du 14 octobre 1998, M. Amiour, à propos d’un décret d’opposition à sa déclaration par mariage. Le fait que le décret ait été confirmé par cette décision n’est pas ici en question, puisqu’il s’agit de l’examen au fond des pièces du dossier qui tendaient à démontrer que le demandeur était « un militant actif d’un mouvement extrémiste ».
« Le caractère incomplet de l’intégration »
Ce qui importe est que le juge a confirmé le décret en qualifiant de défaut d’assimilation « le rejet essentiel des valeurs de la société française ». Quelle que soit la généralité de la formule, qui renvoie naturellement le débat aux cas d’espèce, elle fixe un point de référence, les valeurs de la société française, pourvu qu’elles soient « essentielles ». Le conseil d’État est, d’une certaine manière, fidèle à sa jurisprudence « foulard islamique », selon laquelle le port du foulard n’est pas, à soi seul, un désordre dans la communauté scolaire ; il s’en déduit qu’un habillement traditionnel n’est pas, à soi seul, constitutif d’un défaut d’assimilation, tout au plus un indice d’une attitude qui reste à délimiter par rapport au noyau dur des principes essentiels(5).
Cette attitude du juge est développée dans d’autres arrêts. La décision Ben Halima du 19 novembre 1997, qui annule un décret d’opposition, considère que le fait d’être un « musulman croyant et pratiquant de stricte observance », dont l’épouse française « est elle-même de religion musulmane et porte le voile islamique » n’est pas de nature à motiver un défaut d’assimilation. Même si l’élément délicat de cette décision est la compréhension du sens de la « stricte observance » de la religion musulmane, dont on sait le lien complexe qu’elle entretient avec la société civile, sinon politique, la position du juge exprime ainsi la tolérance du principe de liberté religieuse et de laïcité qui fait bien partie de nos valeurs essentielles.
De même (24/11/97, Mahmadou Daffé), appartenir à l’association des étudiants islamiques, participer à des émissions ou colloques pour mieux faire connaître la religion musulmane en France, diriger la revue « le musulman », ne sauraient en eux-mêmes constituer un défaut d’assimilation(6).
Une question fréquente, qui prolonge l’analyse ci-dessus dans la vie quotidienne, est celle de l’attitude d’un demandeur ou d’un couple qui refuse de présenter à la préfecture les photos d’identité tête nue pour la femme, comme il est demandé par les textes relatifs à la constitution d’un dossier. L’administration se place alors sur le terrain de l’opportunité pour ajourner la demande à deux ans « pour […] permettre d’améliorer (l’)assimilation aux us et coutumes françaises ». Ce motif a été accepté par le tribunal administratif de Nantes qui a jugé que le « ministre […] n’a pas commis d’erreur de droit en se plaçant sur le terrain de l’appréciation d’opportunité et en ajournant pour ce motif la demande dont il était saisi » ; « en refusant de produire des photos d’identité tête nue (pour l’épouse), comme l’exige la réglementation des titres de séjour », les demandeurs ont « révélé le caractère incomplet de [leur] intégration ». Sans s’attarder au détail de la formulation, et sous réserve du résultat éventuel d’appels, cette jurisprudence attire l’attention sur le pouvoir discrétionnaire du ministre et sur la motivation qui vise bien en l’espèce l’assimilation.
Le débat sur l’assimilation, même s’il est normal qu’il se nourrisse d’éléments linguistiques, n’est pas abstrait s’agissant du droit de la nationalité. Si l’on considère, avec le conseil d’État, que la pierre de touche est le respect des valeurs essentielles de la société française, toute la difficulté est de trancher au cas par cas par rapport à ce critère.
Cette difficulté n’est pas que de principe. Il faut proportion garder : l’administration ne peut pousser ses enquêtes trop loin pour de simples raisons de moyens, elle ne le doit pas, en tout état de cause, sauf exception, car la demande de naturalisation ne saurait donner lieu à une enquête inquisitoriale. Les éléments disponibles restent donc limités et l’appréciation de l’assimilation ou de son défaut sommaire.
Sur le fond, la jurisprudence confirme bien sûr que l’assimilation n’est pas l’uniformisation ou l’identification à un modèle totalisant ; elle ne règle pas le débat du contenu et des formes du respect des valeurs essentielles. En particulier, les droits des femmes par rapport à d’autres systèmes culturels posent encore problème. De même, le respect des règles de droit, principe d’application stricte ou proportionné à l’ampleur de ces règles. Jusqu’où leur absence marque-t-elle un défaut d’assimilation ?
Par là, le débat reste ouvert, d’autant plus que le pouvoir discrétionnaire du ministre peut tendre à élargir le champ des valeurs qu’il veut faire respecter par les demandeurs, au-delà des valeurs « essentielles ». Alors, on risque de retrouver le débat central de la présence étrangère en France, craintif ou confiant dans l’ouverture au monde. Alors, subsiste l’enjeu dans la définition des Français que nous sommes.
Notes
(1 ) Rappelons que la sous-direction des naturalisations où sont signées les décisions négatives est située dans le ressort de la cour administrative de Nantes.
(2 ) Il en est évidemment résulté des cas où l’entretien était mal fait, sinon détourné de son but du fait d’un agent mal formé ou influençable. Erreurs ou bêtisiers s’en nourrissent malheureusement.
(3 ) Qui, il est vrai, ne semblent plus être diffusés depuis trois ans, s’agissant des données du contentieux.
(4) Voir l’idée d’une interdiction pure et simple de la polygamie en France proposée par le Haut conseil à l’intégration en 1993.
(5 ) Ce faisant, la jurisprudence rencontre, on le sait, la critique, que l’auteur partage, de l’incompréhension du sens du port du foulard, à savoir le statut particulier de la femme dans la culture musulmane, directement contraire à nos valeurs.
(6 ) La décision fait référence au fait que le requérant était docteur d’Etat et chargé de recherches au CNRS ; cette notation est curieuse par rapport aux autres faits ; serait-il moins assimilé s’il était moins titré, eu égard à ses activités religieuses ?
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