Article extrait du Plein droit n° 39, juillet 1998
« Une vieillesse illégitime »
Des lieux de vie à inventer
Gilles Desrumaux
Responsable de l’Office Dauphinois des Travailleurs Immigrés (ODTI)
C’est une banalité qu’il est nécessaire de rappeler : le vieillissement de l’immigration n’est pas un phénomène récent et il a concerné toutes les immigrations qui se sont succédé en France. Pourtant, de prime abord, les deux termes « vieillesse » et « immigration » semblent contradictoires.
En effet, toutes les immigrations se sont déroulées pour les personnes, pour les sociétés d’accueil et les sociétés de départ sous le double signe du travail et du provisoire. La raison d’être et la légitimité du travailleur immigré c’est le travail, et sa présence ici n’est vécue que comme transitoire. Son destin est le retour au pays à l’issue du cycle de travail. En ce sens, la figure de l’immigré à la retraite, installé durablement ici, semble inconcevable.
En réalité, Abdelmalek Sayad l’a bien analysé, un véritable « paradoxe de l’immigration » est à l’œuvre. Loin de ne considérer l’immigré que comme une force de travail, le processus migratoire transforme l’ensemble de son existence. De provisoire, l’immigration se modifie progressivement en un processus d’installation durable. D’immigration de travail, les migrations deviennent des immigrations de peuplement(1).
Ce qui est nouveau, c’est que ce fait social du vieillissement se déroule aujourd’hui alors que l’on assiste à la fragilisation de la condition immigrée en temps de crise économique et sociale.
Enfin, le visage de l’immigration vieillissante est aujourd’hui celui des réalités migratoires d’il y a environ quarante ans. Or, ce visage est avant tout celui d’une immigration venue du Maghreb et notamment d’Algérie. C’est une immigration dont la caractéristique principale est d’être fortement masculinisée et d’avoir été « accueillie » et logée en particulier dans les foyers de travailleurs migrants.
A une immigration perçue comme provisoire ont donc correspondu, à partir des années cinquante, des logements provisoires sous la forme de foyers construits pour se substituer aux hôtels meublés souvent insalubres et aux bidonvilles. Les foyers offraient l’avantage de fournir des conditions de logement, certes sommaires, mais qui correspondaient aux normes de confort et d’hygiène modernes adaptées aux travailleurs qu’ils recevaient.
De plus, ils présentaient l’intérêt, en regroupant des populations nord-africaines dans un contexte colonial, de pouvoir exercer sur elles un contrôle social certain. Leur localisation, leur peuplement, leur statut juridique particulier, tout contribuait à faire des foyers des lieux à part pour des gens à part.
Au moment où, aujourd’hui, on parle tant d’intégration, il est nécessaire de rappeler combien la politique de l’habitat(2), initié par l’État dans ces années-là, a contribué à fabriquer du spécifique qui a créé de la distance et des écarts d’identité dont on a trop souvent tendance aujourd’hui à imputer la responsabilité aux intéressés.
Quarante ans plus tard, le visage des foyers a considérablement changé. Le public a vieilli avec les foyers. Une véritable transition démographique s’est opérée. Avec le vieillissement des résidents, c’est tout le rôle et la fonction des foyers qui se trouvent bouleversés. De lieux de passage temporaire, ils sont devenus des lieux de vie permanents pour des personnes dont le statut de « travailleur » tend à disparaître du fait du chômage, de problèmes de santé ou de la retraite.
A coté de cette population « traditionnelle », les foyers accueillent aujourd’hui une population nouvelle qui n’est pas spécifiquement immigrée et qui est constituée de personnes en situation de précarité qui trouvent dans les foyers un logement transitoire à faible coût.
La responsabilité des pouvoirs publics
Progressivement, les foyers se transforment ainsi en « résidences sociales » de fait ou agréées par les pouvoirs publics. Nous assistons ainsi, au sein des mêmes établissements, à deux cycles différents. L’un qui se termine, celui des foyers pour travailleurs migrants, et un autre qui naît et tend à prendre de l’importance, celui des résidences sociales pour personnes en situation d’exclusion. La coexistence de ces deux populations ne se fait d’ailleurs pas sans difficultés(3). Elle laisse en outre à méditer sur la place faite aux immigrés et aux « précaires » dans notre société…
Comment faire face au défi que constitue le vieillissement, dans les foyers, d’une immigration d’isolés vieillissants d’origine maghrébine ? Parmi ces isolés, beaucoup habitent encore des logements insalubres. Mais, dans les foyers, le vieillissement se passe, si l’on peut dire, sous le regard des gestionnaires et des pouvoirs publics. Ceux-ci ont donc des responsabilités devant un phénomène qu’ils ont construit pour une bonne part.
Certes, la question peut être évacuée comme le fait le rapport « Cuq » qui évalue le nombre de personnes « dépendantes » dans les foyers de travailleurs migrants à quelques centaines à l’horizon 2000, et qui rapproche ce nombre « dérisoire » de la capacité d’accueil des maisons de retraite qui est de l’ordre de 500 000 lits. Il conclut donc que « la sortie des foyers actuels pour les résidents devenus dépendants n’est pas d’actualité »(4). Une telle approche « statistique » ne s’intéresse qu’à la notion de « dépendance » en calculant son taux par rapport à « l’ensemble de la population vivant à domicile ».
Peut-on calculer un taux de dépendance pour une population d’immigrés isolés, usés par une place particulière dans le processus de travail en référence à l’ensemble de la population ?
Peut-on ne retenir des processus de vieillissement que la notion de dépendance sans s’interroger sur l’adaptation des foyers pour l’accueil des populations vieillissantes ? Peut-on prétendre comprendre des personnes sans tenir compte de leurs caractéristiques particulières ?
Le foyer, de par ses caractéristiques propres, n’a jamais été, pour les Maghrébins en particulier, un lieu de sociabilité et d’organisation communautaire identique à d’autres formes d’habitat tels que les bidonvilles et l’habitat insalubre. « Le logement en foyer isole les résidents les uns des autres, à l’intérieur même du foyer, et les isole des autres immigrés, plus qu’il ne contribue à les rapprocher et à les unir »(5). Cette caractéristique des foyers est renforcée dans le processus de vieillissement.
D’une part, il semble que, dans la trajectoire résidentielle des immigrés, le maintien du statut d’isolé en France et le logement en foyer ne soient pas indifférents d’une forme d’indécision personnelle du parcours migratoire. Celui-ci se traduit par des incessants va-et-vient entre le pays d’origine et la France.
D’autre part, les quelques formes d’entraide et d’assistance voire l’échange de services qui peuvent exister dans les foyers trouvent vite leur limites dans le cas de personnes en perte d’autonomie. Le foyer n’est pas un lieu qui fournit spontanément des modes de réponse adaptés à la prise en charge du vieillissement de personnes isolées (aide à la préparation des repas, aux courses, au ménage, être présent lorsqu’une personne est malade, etc.).
Isolement et usure précoce
Cette population immigrée a été confrontée, durant sa vie active, à des conditions de travail difficiles auxquelles se sont souvent ajoutées des conditions précaires de logement. Ces populations, dont le corps est le principal outil, présentent alors des phénomènes d’usure précoce. Les « reins cassés », elles ont souvent connu dans leur existence une rupture causée, à un moment donné, par l’apparition puis le développement d’une maladie grave, généralement en rapport avec un accident de travail. Dans ces cas, l’accident de travail n’est pas seulement un incident plus ou moins grave, mais il crée une rupture, un traumatisme dans la vie du travailleur isolé.
La question centrale est celle des ressources pour une population immigrée isolée dont une partie de la famille continue de résider au pays. Il leur faut non seulement pouvoir se nourrir, se loger ici, mais aussi envoyer de l’argent au pays pour faire vivre la famille qui y réside. Plus symboliquement, on peut considérer l’argent envoyé au pays comme une forme de « rançon » de l’exil. C’est, d’une certaine manière, la raison de l’immigration et sa justification. Cette question trouve son acuité au moment du phénomène de vieillissement.
Avant l’âge de la retraite, la paupérisation des isolés est liée aux phénomènes de précarisation d’une main d’œuvre vieillissante et usée, touchée de plein fouet par le chômage, le travail intermittent, les pensions d’invalidité. Le passage à la retraite s’avère difficile pour plusieurs raisons : des salaires de base très faibles pour le calcul des retraites ; des difficultés pour justifier des trimestres nécessaires pour percevoir une retraite pleine (en raison du travail non déclaré, des employeurs multiples sur tout le territoire, du manque de justificatifs…) ; une mauvaise couverture en terme de retraite complémentaire.
Que cela soit du fait de la précarisation ou de la retraite, on constate le poids important de personnes qui vivent en foyer et qui se situent dans une tranche de revenus de 1 500 à 3 000 F, c’est-à-dire au-dessous du minimum vieillesse.
C’est notamment pour permettre à ces personnes d’atteindre le seuil du minimum vieillesse que le GRAVE, avec le soutien du service juridique de l’ODTI (Office dauphinois des travailleurs immigrés) a engagé, dans les années quatre-vingt cinq, une action juridique sur la base des accords de coopération signés entre la Communauté européenne et les trois pays du Maghreb.
Cette action a abouti, en 1991, à l’arrêt MAZARI de la Cour de cassation attribuant à un ressortissant algérien le bénéfice du fonds national de solidarité (FNS). Une action élargie à l’ensemble du territoire a alors été menée avec le concours de trois autres associations(6).
Depuis cette date, malgré le refus obstiné des caisses de ne pas appliquer ces conventions, des centaines de jugements favorables ont accordé le bénéfice de l’allocation supplémentaire ou de l’allocation adulte handicapée (AAH) à des ressortissants non communautaires.
La « loi Chevènement » du 11 mai 1998 ne pouvait alors que consacrer cette action juridique menée pendant sept ans par les associations en ouvrant le bénéfice de l’allocation supplémentaire et de l’allocation adulte handicapée « aux personnes de nationalité étrangère titulaires d’un des titres de séjour ou documents justifiant la régularité de leur séjour en France ».
Mais l’application de ces mesures à l’ensemble des personnes concernées reste problématique et se heurte à la question de la preuve de la « résidence habituelle » des personnes. En effet, beaucoup d’entre elles sont installées dans un va-et-vient régulier entre le pays d’origine et la France. Or, les prestations qui permettent d’accéder au minimum vieillesse ne sont pas « exportables ». Le délai de résidence en France demandé par les caisses, six mois minimum, et strictement contrôlé, fait que beaucoup de personnes renoncent à ces prestations ou en perdent le bénéfice. Elles restent donc en-dessous du minimum vieillesse pendant leur séjour en France.
En outre, la grande majorité de cette population est illettrée et rencontre, de ce fait, d’importantes difficultés à la fois pour connaître les droits auxquels elle peut prétendre et pour remplir les différentes formalités administratives auxquelles sont assujettis ces droits. L’absence de retour des imprimés dans les délais impartis entraîne la suppression des droits correspondants. Un nombre important de démarches est alors nécessaire pour rétablir le versement des prestations.
Les assistants sociaux constatent par ailleurs que ces personnes accèdent difficilement aux structures d’hébergement collectif pour personnes âgées : foyer logement, maison de retraite, centre de long séjour, MAPA, domicile collectif, le coût de ces structures variant de 2 700 à 10 000 F par mois.
L’aide sociale départementale aux personnes âgées, dont ces immigrés âgés pourraient bénéficier, est soumise à enquête auprès des débiteurs d’aliments et est généralement refusée si ceux-ci ne répondent pas à l’enquête où se trouvent à l’étranger. Quand l’aide sociale est accordée, c’est au bout de délais très longs et bien souvent les places, réservées un moment par les établissements, ont été attribuées à d’autres. On peut imaginer les difficultés d’ordre pratique que pose la mise en œuvre de l’aide sociale.
Les gestionnaires des structures pour personnes âgées constatent également qu’il ne leur est pas possible d’accueillir ce public. En effet, les structures qu’ils gèrent reçoivent généralement des femmes et des personnes dont les modes de vie et de vieillissement nécessitent des réponses différentes de celles des personnes étrangères vieillissantes. Pour pouvoir faire coexister ces publics, il faudrait élaborer des projets spécifiques que leurs structures ne sont pas à même de réaliser.
Les modes de logement de cette population immigrée vieillissante : foyer, multilocation ou, pire, logement précaire ou insalubre, ne sont pas adaptés aux besoins nouveaux de ces personnes en perte d’autonomie : pas d’accessibilité handicapé, difficultés de fournir les services rendus nécessaires (portage des repas, entretien des lieux, soins infirmiers). Avec l’aggravation des handicaps, on assiste souvent à la dissolution des liens de solidarité de voisinage et à des formes de repli des personnes sur elles-mêmes. L’hospitalisation en urgence est alors l’ultime recours à une situation qui s’est dégradée à l’insu de chacun.
Entre l’accès, sinon impossible, en tout cas difficile dans les structures de personnes âgées et le vieillissement « sur pied » dans les foyers, il nous semble important de penser des structures adaptées à l’accueil de ces populations. La mise en place de telles structures doit faire l’objet d’une concertation avec les résidents concernés des foyers. Elles peuvent être situées dans certains foyers au cours de leur réhabilitation ou, mieux, dans de petits ensembles bien situés sur un territoire communal.
Un devoir de mémoire essentiel
L’objectif de ces structures, qui se rapprochent des formes de maintien à domicile mis en place par ailleurs, est d’offrir un mode d’habitat à taille humaine, intégré dans un quartier et au milieu de populations d’origines sociales diverses, adapté pour pouvoir accueillir durablement des personnes pouvant présenter des handicaps physiques.
Ces structures doivent d’abord offrir des coûts de redevance peu élevés afin d’être accessibles à des personnes aux faibles revenus : cette question doit être un élément d’appréciation primordial.
Elles doivent ensuite permettre de lutter contre l’isolement en restaurant un mode de vie semi-communautaire où les activités quotidiennes (ménage, repas, échanges informels) sont le support du maintien d’une vie sociale et conviviale.
Enfin, et c’est un point essentiel, il est nécessaire de prévoir et d’assurer la coordination de l’intervention de services particuliers (soins infirmiers, ménage, préparation de repas). Il ne s’agit pas de recréer une nouvelle fois des structures à part pour des personnes à part, mais de mettre en place un réseau coordonné d’interventions des services de droit commun dans un habitat adapté aux besoins des personnes immigrées vieillissantes.
Un grand chantier est donc à engager. Des expériences sont menées à Grenoble mais aussi à Toulouse, à Nice… C’est un chantier dont les gestionnaires de foyers, les responsables des services pour personnes âgées et les pouvoirs publics ne peuvent se désintéresser. A l’occasion de ses quarante ans, le Fonds d’action sociale organise sur le thème de l’immigration et du vieillissement une rencontre nationale à Marseille en décembre 1998. Cette manifestation s’inscrit dans toute une série d’événements dont un des plus marquant aura été sans doute le film et le livre de Yamina Benguigui « Mémoires d’immigrés, l’héritage des Maghrébins »(7).
Dans une période où la légitimité même des immigrations semble en jeu, il est nécessaire de prêter attention à tous ceux qui vieillissent en silence dans les foyers et ailleurs. Ils n’ont pas seulement construit ou reconstruit la France, ils sont la France dans toute sa diversité et sa richesse. Il y a là un devoir de mémoire essentiel.
Le GRAVE
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« L’analyse de ces cas particuliers de la politique sociale appliquée aux immigrés que sont les foyers pour travailleurs, permet de saisir les contradictions de la représentation sociale et de l’usage social de l’immigré. Chargée de résoudre les problèmes qu’on dit sociaux, c’est-à-dire susceptibles d’être résolus par une action sociale appropriée, la politique sociale concernant les immigrés forme un tout : dans leur logement comme dans leur chômage, ou leurs maladies ou leur retraite, circonstances où les immigrés perdent leur seule propriété intéressante, celle de travailleurs, dans leur formation professionnelle ou dans leur éducatioin, comme dant tous les cas où il faudrait les traiter en hommes “complets ”, se révèle ce que l’on attend de ces travailleurs à l’état pur, leur force de travail ; toutes leurs autres propriétés ne sont jamais que impedimenta qu’il faut traiter au moindre coût ». Abdelmalek Sayad, in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, 1991. |
(1) Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Ed De Boek.
(2) Jacques Barou, « Entre spécificité et droit commun, la prise en compte des besoins des immigrés dans les politiques de l’habitat », Ecarts d’identité n° 80, mars 1997.
(3) Jacques Barou, « Du foyer pour migrants à la résidence sociale : utopie ou innovation », Hommes et Migrations, n° 1202, octobre 1996.
(4) Henri Cuq, « Mission parlementaire sur la situation et le devenir des foyers de travailleurs migrants », 1996.
(5) Abdelmalek Sayad, op.cit.
(6) Le CATRED, collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l’égalité des droits ; le GISTI et la FNATH, fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés. Ces quatre associations ont publié ensemble une brochure intitulée « Pour une égalité de traitement – Les engagements internationaux de la France pour les handicapés et les retraités nationaux ». Réédition novembre 1997.
(7) Canal +, Editions 1996.
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