Article extrait du Plein droit n° 52, mars 2002
« Mineurs étrangers isolés en danger »

D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ?

Violaine Carrère

Ethnologue
Aujourd’hui, dans les débats au niveau européen, on préfère parfois parler de mineurs « non accompagnés », afin de distinguer ceux qui arrivent vraiment seuls sur le territoire d1un des Etats de l’Union, de ceux qui sont accompagnés d’un adulte de fait chargé d’eux, même si c’est hors de tout statut légal. Ces définitions vont permettre de déterminer quels mineurs on considérera avoir à protéger, et quels mineurs échapperont à tout dispositif d’aide, soit parce qu’on ne les estimera pas en danger, soit parce qu’on dira qu’ils sont « inaccessibles » aux actions de protection, « inadaptés » à la vie en foyer, etc. Préciser de qui on parle, présenter dans leur diversité les motifs de départ et les parcours de ces mineurs, tel est l’objectif de cet article : brosser le paysage de la question.

Dans notre esprit, les réponses à ces questions ne constituent pas un préalable nécessaire pour agir, et à peine a-t-on posé les questions qu’on serait tenté de dire : peu importe. Ils sont mineurs, ils sont isolés, donc ils sont en danger, et donc il y a à mettre en œuvre toute la batterie d’actions propres au dispositif d’assistance aux mineurs isolés.

Mais ce serait insuffisant : d’une part, bien sûr, parce qu’on a envie de savoir quelle aventure, quel scandale placent ainsi sur les routes ou dans nos villes des enfants seuls, venus parfois de très loin. D’autre part, parce que l’origine, les spécificités de ces mineurs ne sont pas sans incidence sur les discours et le traitement dont ils font l’objet de la part d’acteurs du secteur social, d’acteurs du monde judiciaire, et de la part des législateurs et des responsables politiques.

Qui sont-ils ? Le plus souvent, ils ont entre seize et dix-huit ans, mais ils peuvent être beaucoup plus jeunes : certains ont neuf ou dix ans, quelques uns encore moins. En majorité, il s’agit de garçons, mais des filles sont aussi concernées.

Avant d’en dire davantage sur ce qu’ils sont et sur ce qui leur est arrivé, disons tout de suite que la liste des pays d’où ils viennent correspond peu ou prou à la liste des pays en guerre ou qui sortent tout juste de la guerre, des pays dans lesquels la situation politique est tendue, voire sanglante, des pays où des minorités subissent répression, exclusion, génocide, ou encore des pays pauvres dont les structures sociales alourdissent encore les effets de la pauvreté.

Tous les continents sont concernés à des degrés divers : la part relative de chaque pays dépend de sa proximité avec la France et de la plus ou moins grande facilité rencontrée pour venir en France.

Des mineurs isolés arrivent du Maghreb tout proche, mais aussi de nombreux pays d’Afrique noire : d’Afrique centrale et de l’Ouest – Congo, Angola, Nigeria, Guinée équatoriale, Libéria, Sierra Leone, parfois du Sénégal – de toute la Corne Est jusqu’à la région des Grands Lacs – Somalie, Kenya, Ethiopie, Erythrée, Soudan et Ouganda, Rwanda et Burundi. Ils viennent du Moyen-Orient – essentiellement des Kurdes d’Iran, d’Irak, mais aussi de Turquie. Certains viennent de plus loin encore, de toute la péninsule indienne jusqu’à l’Afghanistan : d’Inde, du Pakistan, du Bengladesh, du Sri-Lanka, et même de Chine ou du Vietnam. On connaît quelques cas de mineurs originaires d’Amérique du Sud – Venezuela, Colombie, Equateur. Enfin, beaucoup sont partis de divers pays d’Europe de l’Est et des Balkans : Roumanie, Albanie, Kosovo et Macédoine, Bosnie, mais aussi Russie, Ukraine, Pologne.

Une cartographie fluctuante

Pour de très nombreuses raisons, il est difficile d’avoir des chiffres ; on ne tentera donc pas de dresser une cartographie du phénomène ou un classement des pays en fonction du plus ou moins grand nombre de mineurs isolés qui en sont originaires. D’ailleurs, cette cartographie est fluctuante : elle est fonction des évolutions politique, économique, sociale des différentes régions du monde. Elle dépend aussi du montage et de la prospérité de réseaux de toutes sortes, réseaux de trafiquants ou simples passeurs, même si – il faut le dire tout de suite – les mineurs ne viennent pas uniquement via des « réseaux ».

Il est possible, en revanche, d’associer plus ou moins une région, un pays avec un type de parcours ou un type de motivations, de raisons du départ. Les situations sont évidemment très différentes entre celle d’un enfant qui a une famille mais qui l’a quittée, et celle d’un enfant qui était déjà isolé avant de quitter son pays d’origine.

Le premier cas de figure est celui du mineur qui arrive tout seul, vraiment seul, ayant quitté le domicile familial suite à un conflit avec sa famille, ou parce qu’il était victime de maltraitance. La fugue aurait pu s’arrêter dans son pays, mais il s’est retrouvé à passer des frontières, et le voilà hors de son pays, sans vraiment avoir mûri le projet de le quitter. Ce cas de figure concerne fréquemment des enfants maghrébins ou d’Afrique noire.

Deuxième cas de figure : la fuite d’un pays ou d’une région en guerre, dévastés. Le mineur a survécu à un génocide, à des massacres. Parfois, ses parents ont été tués sous ses yeux, ou bien il fuyait avec sa famille mais il l’a perdue dans les difficultés de l’exode, il s’est retrouvé seul sur les routes, a poursuivi l’exode seul, au hasard de rencontres… Il y a des enfants qui ont été mis dans un bateau, un avion, par un adulte compatissant, bénévole d’une association qui s’occupe de réfugiés, prêtre… Ainsi des enfants rwandais, burundais, sierra-leonais. On rencontre des enfants qui ont été forcés de s’enrôler, ou qu’on a cherché à enrôler de force dans des groupes armés, et qui ont fui pour cette raison.

Des mineurs sont parfois – troisième cas de figure – poussés à partir par leurs parents eux-mêmes, ou par des proches, le plus souvent simplement pour fuir la misère. Soit ceux qui l’ont incité et aidé à partir avaient un projet pour le mineur lui-même : qu’il s’en sorte, qu’il aille à l’école, reçoive une formation professionnelle pour pouvoir gagner sa vie et échapper au destin qui serait le sien s’il restait. Soit le projet concerne le reste de la famille : qu’il travaille en Europe et envoie de l’argent pour aider sa famille restée au pays. On trouve cette situation pour des mineurs originaires aussi bien du Maghreb que de Turquie, d’Inde ou de Chine. Il arrive que le jeune ne sache pas très bien où il va : on le met dans un avion, avec un peu d’argent et il ne sait ni où il va atterrir ni ce qui va lui arriver ensuite…

Fuir la misère

Certains jeunes, de leur propre initiative ou bien conseillés par des proches, tentent de rejoindre un parent dont ils savent seulement qu’il se trouve dans telle ville d’Europe : Toulouse, Strasbourg, Bruxelles… Le mineur débarque à Toulouse et cherche son oncle, dont il n’a pas d’adresse précise…

Le désir de fuir la misère peut être le motif du départ pour des mineurs qui, contrairement aux cas précédents, étaient sans famille depuis déjà des mois ou des années avant leur départ pour l’Europe. Dans ce quatrième cas de figure, il s’agit d’enfants qui ont connu l’errance, la mendicité, les petits emplois de fortune, la délinquance, éventuellement la prostitution. Ils se rendent bien compte que s’ils restent dans leur pays, ils n’ont aucun avenir, et décident de tenter leur chance dans un pays riche.

Un cinquième cas de figure est celui de mineurs amenés par un adulte – un oncle ou une tante, un voisin de la famille, un ami – qui a accepté de se voir confier l’enfant, avec ou sans acte officiel, dans le cadre d’un acte de khefala ou hors de tout cadre légal. Une fois en France, l’adulte en charge du jeune peut avoir des problèmes relationnels avec cet enfant dont il n’a pas forcément l’habitude. Ou bien il découvre l’ampleur des difficultés pour inscrire à l’école un mineur dont on n’est pas le tuteur légal, pour clarifier sa situation. Il arrive donc que des jeunes placés dans ce genre de situation comprennent qu’ils n’ont pas d’avenir avec ce tuteur de fait, et partent de chez lui. L’adulte qui s’est chargé de l’enfant peut de son côté se lasser et abandonner cet enfant.

Une palette de situations

L’adulte qui s’est chargé de l’enfant peut aussi n’avoir pas eu pour seul désir de rendre service à la famille de l’enfant. Il peut avoir été mû par le projet d’avoir, à bon compte, un domestique, un employé de maison, quelqu’un qui garde ses propres enfants. Il arrive que les parents du mineur qui a été confié aient été abusés. Quand le jeune découvre la réalité, ou lorsqu’il refuse d’accepter plus longtemps d’être ainsi exploité, il s’enfuit et se retrouve isolé.

Il y a ensuite les cas des mineurs amenés par un passeur. Ce terme générique peut signifier des situations très variables. Le passeur peut être simplement quelqu’un qui, contre rémunération, va fournir ses services : sa connaissance des moyens de franchir des frontières, de monter à bord d’un bateau, d’un avion, d’éviter les contrôles, etc. Des passeurs peuvent jouer un rôle dans certains des cas de figure que nous venons de passer en revue.

Selon les cas, les passeurs demandent à être payés tout de suite, avant le départ, ou bien il est entendu que le prix du voyage sera remboursé par le travail du mineur une fois arrivé en Europe.

Le sixième cas de figure est ainsi celui de mineurs liés à des passeurs par une dette. On entre là dans le domaine du trafic à proprement parler, avec un mineur tenu par l’engagement de ses parents, ou objet de menaces, chantage, séquestration pour le contraindre au travail, et maintenu dans la clandestinité. Le mineur peut se trouver longtemps sur le territoire national bien loin d’être « isolé » au sens de seul avant de parvenir à se libérer.

Brèves histoires de mineurs...



Alpha, Sierra Leone. Alice, Rwanda : deux cas similaires de mineurs envoyés en France par un adulte qu’ils ont connu au hasard de leur fuite.

Le Sierra-Leone est à feu et à sang. Le village où vit Alpha est attaqué, détruit, ses parents sont assassinés. Il a dix-sept ans. Alpha fuit, avec quelques autres rescapés, vers la Guinée. Il se retrouve dans un camp de réfugiés. Le temps passe. Attente de quoi ?

Le jeune adolescent parle à un compatriote qui travaille dans le camp, qu’il émeut, et qui décide tout simplement de le mettre dans un avion. Alpha débarque à Roissy, où la PAF essaiera par deux fois de le remettre dans un avion. Il se débat, disant « je préfère mourir ici qu’être tué là-bas  ». Finalement, il obtiendra de n’être pas renvoyé, et sera placé dans un foyer en région parisienne.

Toute la famille d’Alice, ses parents, ses frères et sœurs, ont été massacrés à Kigali en 1994. Alice s’est enfuie. Pendant cinq ans, elle vit au Rwanda, puis au Congo, de camps de réfugiés en orphelinats. A Pointe-Noire, au Congo, elle rencontre un prêtre qui l’héberge. Mais Alice a de graves problèmes de santé. Le prêtre décide de la faire partir en France, pour qu’elle y soit soignée. Il l’emmène à l’aéroport et l’y laisse avec un billet d’avion. Alice arrive à Roissy seule. Elle a quinze ans.

Après un séjour en zone d’attente, elle sera finalement accueillie au Centre pour mineurs isolés demandeurs d’asile de Boissy-Saint-Léger.

Il y a là toute une palette de situations qui vont de l’entente entre adultes – dont la famille du mineur elle-même – où l’enfant est pris en otage, à l’abus de confiance : les parents ont été abusés, on leur a fait croire qu’il s’agissait de permettre à leur enfant d’avoir une vie meilleure, et qu’une fois le prix du passage payé par quelques mois de travail, l’enfant aurait une vie facile et aisée, éventuellement qu’il pourrait venir en aide à ses parents.

Trafics de toutes sortes

Parfois, le passage a été organisé en vue de rembourser une dette contractée par la famille bien avant. Le système dont il s’agit ici, très répandu au Pakistan, au Bengladesh, est celui qui touche des familles très pauvres, obligées de s’endetter pour survivre. En même temps qu’elles travaillent pour rembourser, elles doivent s’endetter toujours davantage et, au bout d’un moment, le départ de l’un des enfants vers un pays riche apparaît comme la seule solution pour se sortir du cercle vicieux et espérer annuler la dette.

Enfin, le septième et dernier cas de figure est celui des mineurs déjà aux mains de trafiquants avant d’arriver sur le sol français. Les trafics dont il s’agit ici sont des trafics de toutes sortes. Bien sûr, on songe d’abord au proxénétisme et aux réseaux de prostitution forcée. Là encore, les mineurs et leur famille peuvent avoir été trompés par des promesses de vie meilleure qu’on leur a fait miroiter. Ces filières touchent principalement aujourd’hui des jeunes filles d’Europe de l’Est, d’Albanie par exemple dont on a beaucoup parlé, mais aussi des jeunes filles, et parfois très jeunes filles, d’Afrique noire.

D’autres mineurs arrivent aux mains de trafiquants au travers de réseaux pédophiles. Mais le phénomène concerne aussi les trafics de drogue, les trafics de diamants ou de bijoux (avec les enfants dits enfants-mules). Et puis il y a les enfants victimes de trafiquants de travail illégal, les enfants recrutés par des filières organisées pour le travail domestique, etc.

Sur les itinéraires qu’ont suivis les mineurs étrangers isolés avant leur arrivée en France, il est difficile de dire quelque chose de précis : très variables, ils dépendent bien sûr des circonstances du départ, de la présence ou non d’adultes accompagnant le mineur, de l’éloignement du pays d’origine par rapport à la France.

Parfois, c’est tout simplement un vol direct, mais souvent c’est un premier vol puis un deuxième, ou bien un vol suivi d’un trajet en camion, en voiture, parfois même à pied pour franchir de nuit une frontière. Certains mineurs mettent des mois, voire une année entière, avant d’arriver en Europe.

Le trajet peut non seulement être très long, il peut aussi être inconnu du jeune : il peut se passer dans un coffre de voiture, sous une bâche de camion, dans un container, la cale d’un bateau, sur ces petites embarcations fragiles qu’on appelle des « pateras », souvent de nuit : les mineurs à leur arrivée seraient bien en peine de dire quels pays ils ont traversés. Lorsqu’ils voyagent seuls, ils sont à la merci de tous ceux qui voudront bien les prendre à bord, ou bien ils devront se cacher dans un véhicule : ils ne savent en général pas grand chose des frontières qu’ils ont à franchir, ils ne parlent pas toujours les langues qu’ils entendent…

En tous cas, très souvent, ces itinéraires sont complexes, et les mineurs une fois arrivés n’ont pas forcément pour premier souci de raconter les péripéties de leur voyage. Du coup, ce que l’on sait de ces itinéraires, comme du reste de leur passé d’ailleurs, vient parfois seulement après des mois de mise en confiance. Il arrive que l’on n’apprenne l’histoire des mineurs étrangers isolés que longtemps après les avoir pris en charge, c’est-à-dire lorsqu’on leur a suffisamment manifesté qu’on voulait leur bien.

Car ces mineurs, aussi précocément mûris qu’ils soient par les expériences qu’ils ont vécues, n’en sont pas moins… des enfants, et – cet essai de description a été fait pour contribuer à le montrer – des enfants en danger, qui ne sauraient relever d’autre chose que des dispositifs de protection de l’enfance.



Article extrait du n°52

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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