Article extrait du Plein droit n° 80, mars 2009
« Sans papiers, mais pas sans voix »

Les sans-papiers isolés de la Bourse

Mireille Ginésy-Galano

Soutien aux sans-papiers
Le 2 mai 2008, au cœur de Paris, dans une cour humide et encaissée, est née une communauté rassemblant plus de dix-sept nationalités aux multiples langues. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, 1300 personnes occupent la Bourse du travail par roulement, pour obtenir une carte de séjour et mener une « vie normale ». L’occupation est organisée par la Coordination 75 des sans-papiers. Au début, beaucoup de curieux, de militants, de photographes, de journalistes se sont risqués à franchir la porte de la « Maison de tous les travailleurs ». Puis les mois ont passé, la communauté s’est agrandie, diversifiée, organisée, mais semble être oubliée de tous...

Cette occupation n’est pas le fruit du hasard mais l’aboutissement d’une série de désillusions subies par les sans-papiers. Si elle a pu paraître dirigée contre la CGT, il faut savoir que bien avant cette action, la Coordination 75 des sans-papiers (CSP 75) [1] et la CGT ont mené des actions communes. Ainsi, dans le courant de l’année 2007, le Collectif des sans-papiers du 19e avait convoqué une réunion d’information sur les droits des travailleurs sans papiers à laquelle il avait invité la CGT et un spécialiste du droit du travail pour exposer les droits des sans-papiers. À la suite d’une autre réunion organisée par CSP 19 avec les collectifs du 18e, du 11e ainsi que des soutiens est né le projet d’établir un document informant les sans-papiers sur leurs droits en tant que travailleurs. Au terme de nouvelles rencontres dans le local du CSP 19, à « La Générale » dans le 19e, ou celui de l’association Autremonde, un « 4 pages [2] » est rédigé avec la participation de la CGT, de Sud, d’Alternatives libertaires, d’Autremonde, du Gisti, de la Ligue des droits de l’homme et, bien évidemment, des collectifs constituant la CSP 75 à l’origine du projet et quelquefois de Droits Devant !! Les relations étaient bonnes, et lorsque la CGT et Droits Devant !! ont organisé deux manifestations devant le ministère du travail, la CSP 75 y a participé. De même, lors d’une manifestation devant la CGPME, le syndicat des PME, où une liste commune de sans-papiers à régulariser fut déposée par les trois organisations ou lors de la commémoration de l’expulsion de l’église Saint-Bernard, le 23 août 2007.

La volonté de travailler de concert semblait acquise jusqu’à la présentation publique, à la Bourse du travail, dans la salle aujourd’hui occupée par la CSP 75, du document sur les droits des travailleurs sans papiers : la CGT refuse alors que les associations (dont le Gisti) et la CSP 75 prennent la parole alors qu’elles ont participé à l’élaboration du document.

En avril 2008, pour obtenir des régularisations par le travail, la CGT et Droits Devant !! déclenchent plusieurs occupations d’entreprises. La CSP 75 envoie une délégation sur chaque site occupé et souhaite participer aux piquets de grève, mais il lui est répondu que cela est impossible pour des travailleurs extérieurs à l’entreprise. La CSP 75 expose une fois de plus le problème des travailleurs isolés : ils ne sont jamais qu’en petit nombre, un ou deux par entreprise, et ne peuvent occuper leur lieu de travail comme le souhaite la CGT. La CSP 75 propose de renforcer les piquets de grève : des isolés de la restauration ou du nettoyage allant renforcer les rangs des grévistes d’entreprises de la même branche. Ainsi, à Villejuif, les occupants ne sont pas tous salariés de l’entreprise occupée. La CGT refuse la participation des sans-papiers de la CSP 75 au prétexte qu’ils ne sont pas adhérents de la CGT et ajoute que la CSP n’a qu’à s’organiser de son côté !

En avril 2008, il y eut cinq réunions entre la CSP 75, la CGT et Droits Devant !! Anzoumane Sissoko, porte-parole de la CSP 75 raconte : « Le 17 avril, la CGT et Droits Devant !! nous disent de ne préparer ni dossiers ni liste de sans-papiers à régulariser mais d’organiser des piquets de grève pour faire monter la pression, nous acceptons. Le 21, ils sont reçus au cabinet d’Hortefeux et déposent 1 000 dossiers sans évoquer le sort des isolés de la CSP. Le 25, ils nous disent d’attendre, de ne pas occuper d’entreprises, exactement le contraire de ce qu’ils disaient le 17 ! Ils nous prennent pour des enfants ! Nous, nous avons compris qu’il y a eu un accord pour bloquer notre mouvement, tous les autres mouvements. Nous nous sommes sentis trahis et c’est à ce moment-là qu’ont explosé ce qu’ils ont appelé “les mots qui fâchent”. Mais c’est leur trahison qui nous fâchait et la décision fut alors prise d’occuper la Bourse du travail.  »

Le 2 mai, la CSP 75 appelle à une manifestation autorisée, place de la République. Entre 15 et 16 heures, 600 personnes manifestent sur la place puis s’engouffrent dans la cour de la Bourse du travail, au 85, rue Charlot. La CSP 75 demande alors à rencontrer la CGT pour envisager ensemble le dépôt groupé de ses dossiers. Raymond Chauvau, de la CGT, prend la parole, exhortant les occupants à partir. Le 4 mai, la presse arrive massivement : des radios et télévisions africaines, européennes et même américaines rendent compte de l’occupation. Ce même jour, les associations rencontrent la CGT qui argumente : « Les occupants se trompent de cible…  », « leur action est contre-productive…  ».

Les dessins de Laura Genz



Réalisés et affichés sur place au fil des jours, plus de cent dessins, instants partagés entre tous, racontent les Journées de la Bourse occupée. Inspiré jour après jour par les occupants eux-mêmes, ce témoignage de leur quotidien et de leur lutte, par un juste retour des choses, les a nourris à leur tour : la vente de reproductions à la Bourse même, entièrement au bénéfice de la caisse de soutien, a en effet permis de couvrir les besoins en riz pour le repas quotidien assuré par la CSP 75. Pour visualiser les dessins : www.flickr.com/photos/laura_genz/sets/72157605266822503/

Les occupants revoient les syndicats et les associations [3] le 28 mai ; les premiers veulent bien travailler avec la CSP 75 si les occupants quittent la Bourse. Ils proposent aussi de mettre en place une commission pour procéder au traitement des dossiers. Certaines associations, fortes de leur « spécialisation », souhaitent choisir les cas à défendre : les unes, les familles avec enfants scolarisés, d’autres, les sans-papiers en France depuis dix ans et plus. Or, la CSP refuse cette forme d’« immigration choisie » et veut défendre tous ses adhérents sans rejeter les cas les plus difficiles, sans établir de distinction entre immigrés africains et arabes (on sait que les Algériens, les Marocains et les Tunisiens sont régis par des accords bilatéraux qui diffèrent des textes en cours). Depuis douze ans, les militants de la CSP 75 ont acquis une véritable expérience, ils ont déjà obtenu nombre de régularisations au cas par cas. Ils souhaitent seulement un appui des syndicats et des associations pour obtenir de la préfecture un dépôt groupé, comme l’a obtenu la CGT. Ils demandent aussi que syndicats et leaders d’opinion exercent une pression suffisante afin de convaincre les patrons de signer les engagements demandés par la préfecture [4].

Cela leur sera refusé et l’occupation est maintenue, ce qui finira par contraindre la CGT à appuyer une des demandes de la CSP 75 : le 11 juin, les représentants des deux organisations sont reçus par le chef de cabinet du préfet. Au rendez-vous suivant, début juillet, la CSP 75 est seule, mais est reçue par le directeur de la police, M. Quastana, ce qui équivaut à une reconnaissance de sa représentativité. Le principe du dépôt groupé de dossiers est admis. La CSP dépose alors 700 dossiers. Ce n’est qu’à l’automne que des autorisations provisoires de séjour, puis de véritables régularisations finissent par arriver au compte-gouttes. Toutefois, les réunions mensuelles avec le directeur se poursuivent et les délégués défendent chaque dossier avec opiniâtreté.

Pour les sans-papiers de la Bourse, la régularisation par le travail est quasi impossible. Ce sont des travailleurs isolés, travaillant dans de petites entreprises. Lorsqu’ils demandent à leur patron un engagement et un contrat, ils essuient un refus et risquent la mise à la porte. La CSP 75 a expliqué tout cela maintes fois aux syndicats qui ne peuvent ignorer ces situations mais qui n’ont ni la volonté, ni peut-être la force de les combattre. Chacun sait que ce sont ces travailleurs sans-papiers isolés qui sont les plus exploités, jamais défendus, les soutiers de notre essor économique. Cette réalité n’a jamais été prise en compte par les syndicats qui laissent seuls les plus démunis face à des patrons-voyous.

Lorsque quelques occupants de la Bourse ont pu décrocher un contrat et un engagement de leur patron, ce furent toujours des cas exceptionnels. La régularisation par le travail lie le salarié à son patron ce qui constitue une arme redoutable dans les mains des patrons. Nombre d’associations qui ont critiqué le caractère « utilitariste » de la régularisation par le travail s’abstiendront curieusement de soutenir la CSP 75 qui lutte pour obtenir des régularisations sans engagement patronal. La CSP 75 s’est donc lancée seule dans un combat dur et difficile.

Les occupants de la Bourse sont isolés dans leur travail, isolés dans leur lutte. Non seulement les associations appelées par la CGT pour jouer les médiateurs se sont très vite rangées du côté du syndicat, mais on a constaté l’absence délibérée de ceux qu’on trouve traditionnellement dans ce genre de combat : par exemple, les associations confessionnelles comme le CCFD, les habituels défenseurs des libertés comme la Ligue des droits de l’homme, les pourfendeurs des inégalités comme le Mrap, les chantres du tiers-mondisme comme Attac, les partis politiques comme les Verts… Les raisons explicitement invoquées sont peu nombreuses : « ils se trompent de cible  » ou « c’est suicidaire  », mais plus généralement les appels et relances se heurtent à un silence gêné ou à l’invocation banale du manque de temps…

« Ils se trompent de cible » : certes, les sans-papiers savent que c’est le préfet qui a le pouvoir discrétionnaire de les régulariser, mais ceux qui invoquent cette raison pour critiquer l’occupation de la Bourse étaient présents à Saint-Bernard sans attribuer à l’Église le pouvoir de régulariser… Quant au caractère suicidaire de l’opération, chacun sait que toute action militante menée par des sans-papiers, par définition sans droits, comporte de grands risques. Les occupations d’églises n’étaient-elles pas aussi suicidaires ?

Les sans-papiers, ignorés de tous, qui travaillent dans les cuisines, qui font le ménage des bureaux la nuit, qui affrontent plomb et amiante sur les chantiers de démolition, ont osé tenir tête à la première centrale syndicale de France ! Une des raisons plus profondes des réticences des associations et soutiens ne serait-elle pas due à l’aura de l’entité syndicale ? Les sans-papiers, les sans-droits ont osé occuper la « Maison de tous les travailleurs », défier les syndicats. Des opposants aux occupants de la Bourse du travail ont fait remarquer : « On espérait depuis des années que les syndicats se préoccupent enfin du sort des sans-papiers et c’est au moment où la CGT lance des occupations d’entreprises pour obtenir des régularisations par le travail que vous vous affrontez avec elle !  » Mais les associations et autres soutiens ne peuvent que constater qu’une fois passées les élections prud’homales (et même bien avant celles-ci), la CGT a cessé grèves et occupations pour la régularisation des sans-papiers. Quant au bilan des régularisations par le travail, il devrait donner lieu à une analyse rigoureuse que se promet de faire le Gisti dans les mois à venir.

Cette lutte est inédite.

Par son organisation, cette lutte a montré les capacités d’adaptation et d’endurance de ses militants. Dès le 2 mai, les sans-papiers ont dormi dans la cour sur des cartons. Peu à peu, matelas et couvertures sont apparus, puis un beau jour, un plombier distrait a laissé ouverte la porte de la grande salle et les femmes s’y sont engouffrées. Le quotidien s’organise et se réorganise à chaque évolution des conditions de vie qui demeurent précaires et particulièrement dures.

  • Par la rigueur et la cohérence de ses revendications, la CSP 75 a su fédérer des populations hétérogènes. Trop souvent, en France, on considère l’Afrique comme un tout indistinct. Il n’en est rien, et maintenir la cohésion entre dix-sept nationalités (ayant chacune plusieurs langues), des Noirs et des Arabes est une véritable gageure. Désormais, dans la lutte, ils se proclament « indivisibles  »

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  • Par sa durée et le nombre d’occupants, cette occupation est exceptionnelle. La Bourse du travail avait certes déjà été occupée mais jamais aussi longtemps et par tant de personnes.
  • Par une occupation maximale de lieux non prévus pour l’habitation, les occupants ont réussi à aménager des espaces différenciés : pour les femmes et les enfants, pour les hommes, pour la cuisine, pour stocker les dons.
  • Par la mise en pratique quotidienne d’une coutume de l’Ouest africain, les « grains [5] », les occupants de la Bourse réalisent une autoformation spontanée. On échange des nouvelles du pays, des multiples associations villageoises que font vivre les immigrés sans-papiers. Ici à la Bourse, on sait quelle est l’absolue nécessité de l’apport des travailleurs sans-papiers au développement de leurs pays.
  • Par cette conscience aiguë de leur apport au maintien du niveau de vie dans leurs pays, ils ont été conduits à lutter contre les accords que la France veut imposer à leurs gouvernements. Plusieurs manifestations ont été organisées par la CSP 75, notamment devant le consulat du Mali, pour protester contre ces accords qui visent surtout à faciliter les expulsions de sans-papiers. La CSP 75 s’est exprimée en plusieurs langues sur les radios locales maliennes. De nombreuses manifestations ont eu lieu au Mali et malgré les pressions de la France, le Mali n’a pas signé.
  • Par l’apparition de soutien individuel : en l’absence des soutiens traditionnels, on a vu naître des initiatives personnelles comme le reportage en dessins de Laura Genz dont les reproductions sont vendues au profit des occupants, le très beau film Les Invisibles de la Bourse occupée d’Elif Karukartal et Leonardo Pérez [6], Le Journal de la Bourse occupée qui a dépassé les dix numéros, le site de la Bourse occupée, la mise en place de cours de français, les immenses affiches des étudiants des Beaux-Arts, les goûters spontanés des voisins de la rue Goncourt et bien d’autres témoignages de solidarité…

Une totale autonomie

En 2009, alors que l’occupation se poursuit, l’isolement des sans-papiers de la Bourse ne peut s’expliquer par les raisons invoquées au début de l’occupation. Les délégués, les occupants de la Bourse ont toujours fait preuve d’une grande disponibilité envers soutiens et visiteurs. Toutefois, il est vrai que tous les donneurs de leçons se sont heurtés à un silence glacial, qu’il s’agisse d’associations, de partis politiques ou de groupuscules. Tous ceux qui ont accusé la CSP 75 d’être manipulée ont été bien en peine d’avancer la moindre preuve. Pour la constitution des dossiers, les accompagnements à la préfecture, la CSP 75 estime que l’expérience de ses délégués et militants vaut bien celle des associations.

Par des négociations régulières mais ardues avec les représentants de la préfecture et le directeur de la police, la CSP 75 a réussi à s’affranchir des règles et textes en cours en réclamant des cartes de séjour « vie privée et familiale » extrêmement plus difficiles à obtenir que des cartes « salarié », fruits de la politique d’immigration choisie à caractère purement utilitaire. Dans leur isolement, les sans-papiers de la Bourse mènent leur lutte en pleine autonomie. Le refus des associations d’être à leurs côtés n’a fait que renforcer leur détermination et, paradoxalement, leur force. Chaque jour qui passe permet à de nouveaux militants de se former.

Cette lutte a démontré l’autonomie des collectifs parisiens. Ces derniers ont mis en échec une forme de paternalisme qui semble considérer que les immigrés ont toujours besoin d’être conseillés, guidés… Ils n’ont demandé qu’un soutien à leur volonté de régularisation et non une tutelle sur la conduite de leurs actions et décisions, et cela leur a été refusé. Ils ont aussi mis au jour l’hypocrisie des discours tiers-mondistes de ceux qui veulent bien se pencher sur ces pays lointains au cours de missions, mais qui ne sauraient se mêler ici au tiers-monde, rue Charlot.

Quant aux militants de la cause des immigrés, ils se sont grandement discrédités par leur absence et leur silence, et ont surtout perdu l’occasion d’être solidaires d’une formidable leçon de dignité et de combativité.

Pour la CSP 75, la lutte continue…




Notes

[1Quatre collectifs parisiens : 19e, 18e, 11e et 11e Binazon (du nom du militant Romain Binazon décédé) constituent la Coordination 75 des sans-papiers (CSP 75).

[2« Sans-papiers, défendons nos droits de travailleurs ! »

[3Il s’agit de RESF, Ucij, Gisti, Autremonde, LDH, et de CGT, Sud, FO, et CFDT. Ces dernières, muettes, s’éclipseront, laissant les sans-papiers face à la CGT…

[4L’article 40 de la loi du 20 novembre 2007, qui autorise la délivrance d’une carte de séjour portant la mention « salarié » au titre de l’admission exceptionnelle au séjour mais exige l’engagement ferme de l’employeur, ne concerne qu’une liste de métiers « en tension » et ne s’applique ni aux Algériens, ni aux Tunisiens.

[5En Afrique de l’Ouest, la coutume veut qu’on se réunisse pour parler, commenter l’actualité et prendre longuement le thé, ceci par groupes d’affinités, par classes d’âge, c’est le « grain ».

[6Voir le site : http//bourse.occupe.free.fr régulièrement mis à jour.


Article extrait du n°80

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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