La SNCF s’obstine à discriminer
La SNCF a décidé d’interjeter appel des quelques 832 jugements rendus par le conseil de prud’hommes de Paris le 21 septembre 2015 en vertu desquels celle-ci a été condamnée à verser aux « cheminots » marocains des dommages et intérêts pour discrimination. L’attitude de l’entreprise a surpris, voire scandalisé ceux qui se battent pour recouvrer leurs droits ainsi que les organisations associatives et syndicales qui les soutiennent. Revenons rapidement sur ce long combat et ce feuilleton judiciaire qui risque hélas de se prolonger encore un certain temps.
Dans les années soixante, la SNCF a créé un « sous statut » dit PS25, dérogatoire à celui dont bénéficient les cheminots, afin d’engager des travailleurs étrangers, généralement des Marocains. La société veut profiter de ces bras, « à bas prix », en se retranchant derrière la clause de nationalité qui lui permet de ne pas traiter ces agents comme des cheminots à part entière. L’entreprise va ainsi laisser perdurer en son sein des différences de traitement entre des salariés pourtant employés aux mêmes tâches : les uns, parce que Français, peuvent profiter du règlement favorable applicable aux cheminots, notamment en matière de retraite, d’évolution de carrière et de facilités de transports ; les autres, parce que non-nationaux, sont assujettis à des conditions d’emploi et de salaire moins favorables. Ceux qui deviennent français peuvent accéder au Graal et changer de catégorie mais en perdant le bénéfice de leur ancienneté. Pourtant, ces quelques 2000 Marocains, embauchés comme contractuels PS25 au début des années soixante-dix pour la plupart, le sont en vertu d’un contrat de travail garantissant l’égalité de traitement…
La campagne lancée en 2001 par une trentaine d’organisations pour lutter contre les emplois fermés aux étrangers contribue à rendre visible ce sous-statut des « cheminots » marocains. En 2005, le conseil de prud’hommes est saisi de plus de 800 demandes de dommages et intérêts réclamés à la SNCF. C’est dire si la décision de cette juridiction était attendue… Intervenant après de longues années de procédure et en départage, les jugements ne déçoivent pas, et la discrimination est considérée comme établie. La SCNF est condamnée à verser quelques 170 millions d’euros aux requérants (200 000 euros en moyenne par personne), pour la plupart à la retraite.
Écartant la prescription, un des moyens de la défense, le conseil de prud’hommes fonde ses décisions sur le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, tel qu’il est consacré par le droit européen et plus particulièrement par la Cour européenne des droits de l’homme, l’article L. 1132-1 du code du travail relatif au principe de non-discrimination ne pouvant ici trouver application dans la mesure où les faits sont antérieurs à son introduction dans le droit positif français. Le conseil relève que les agents contractuels, s’ils ont occupé des emplois identiques à ceux de leurs camarades bénéficiant du statut de cheminot, n’ont pas eu les mêmes chances d’évolution de carrière (dans l’accès aux classes supérieures), n’ont pas davantage pu bénéficier pendant des années des facilités de transports accordées alors aux seuls permanents ni accéder au service médical spécifique et ont enfin perdu une chance d’obtenir une meilleure retraite. Vainement la SNCF a tenté de se retrancher derrière la clause de nationalité prévue par ses statuts à valeur réglementaire. Pour le juge, il eût fallu, mission évidemment impossible pour l’entreprise, démontrer l’existence de raisons objectives pour justifier la différence de traitement entre des personnels accomplissant un travail égal. La conclusion était fatale.
Les « cheminots » marocains, ont accueilli ces jugements avec enthousiasme et soulagement, espérant que la SNCF aurait la décence de ne pas faire appel. Celle-ci a attendu le dernier moment pour communiquer sur sa décision de contester les décisions du conseil des prud’hommes, ce qui suspend leur exécution. Selon l’entreprise, « le conseil de prud’hommes de Paris n’a pas pris en compte les nombreux éléments qu’elle a fournis, qui démontrent un traitement équitable de tous ses salariés ». On croit rêver à la lumière de l’évidence des faits. Pourtant l’entreprise statutaire aurait pu estimer qu’elle s’en sortait à bon compte au regard du montant des condamnations judiciaires (aux alentours de 170 millions d’euros au total pour l’ensemble des dossiers – nettement moins que ce qui était été demandé –, sachant que la SNCF a réalisé un bénéfice net de 318 millions pour le seul semestre 2015). Il paraît clair que l’entreprise joue la montre, comme l’État avait pu le faire dans le passé avec les pensions cristallisées des anciens combattants : beaucoup de ces retraités, exposés à des conditions de travail pénibles, ont dépassé l’âge de 70 ans.
La SNCF ne sort pas grandie de cette affaire, elle qui demeure la seule entreprise de cette nature à avoir conservé une clause de nationalité [1], alors que les autres (RATP, EDF-GDF....) l’ont supprimée il y a plusieurs années maintenant.
Documents joints :
-
Jugements prud’hommes 21 sept. 2015 (PDF - 4.6 Mo)
[1] Le statut de cheminot, subordonné au fait d’être français, a été ouvert aux ressortissants communautaires au début des années 1990.
Partager cette page ?