Collectif Délinquants solidaires – Février 2018
Pour mettre hors-la-loi le « délit de solidarité »
Un argumentaire et une proposition d’amendement
Lorsqu’un décret-loi du 2 mai 1938 a créé un nouveau délit applicable à « Tout individu qui par aide directe ou indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger », un manifeste intitulé « Nous ne nous y plierons pas ! » proclamait « les soussignés déclarent qu’ils ne tiendront personnellement aucun compte d’un décret-loi illégal, inhumain, contraire aux plus nobles traditions de notre pays » [1].
Ce même délit a cependant été repris par la législation française, exactement dans les mêmes termes, de 1945 à ce jour. Depuis quatre-vingt ans, il est entouré d’un flou juridique notoire. Certes, il est censé ne désigner que « les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de faux » (selon les termes employés en 1938) et, plus largement, tous ceux qui, individuellement ou dans le cadre d’un réseau, tirent profit des obstacles à l’entrée et au séjour en France pour maltraiter et exploiter les personnes étrangères qui tentent de les franchir. Mais, dès son origine, son ambivalence était claire : il peut aussi bien qualifier l’aide désintéressée et solidaire à ces personnes, donc ce qui est actuellement qualifié par les associations de « délit de solidarité » ou, parfois, de « délit d’humanité ».
Aujourd’hui encore, les statistiques relatives à ce délit d’« aide à l’entrée ou au séjour irréguliers d’un étranger » ne font pas la différence et n’apportent donc aucun éclairage [2]. D’ailleurs, bien au-delà des poursuites et des éventuelles condamnations sur le fondement de ce « délit de solidarité », son existence est largement utilisée pour intimider ou pour dissuader des aidant⋅e⋅s, ou encore pour justifier des poursuites engagées sous d’autres prétextes [3].
Au gré de réformes successives, les pénalités applicables ont évolué avec d’éventuelles peines complémentaires et circonstances aggravantes. En parallèle, l’ampleur des solidarités à l’égard des migrant⋅e⋅s et le nombre de poursuites, voire de condamnations, pour « délit de solidarité » ont à plusieurs reprises provoqué de très larges mobilisations citoyennes. Plusieurs réformes ont alors prétendu répondre à cette émotion en dressant des catalogues d’immunités reconnues en raison de certains liens familiaux avec la personne aidée ou du caractère « humanitaire » de l’acte effectué : lois « Chevènement » de 1998, « Sarkozy » de 2003 et 2009, « Besson » de 2011 et « Valls » de 2012. À chaque fois, la fin du « délit de solidarité » était annoncée… mais il n’en était rien.
C’est ainsi que, malgré l’extension des critères d’immunité introduits dans la loi en 2012, rien n’a changé. Dans le Calaisis, à Paris, dans la vallée de la Roya, à Briançon et ailleurs, les solidarités se sont multipliées et se sont accompagnées de nombreuses poursuites judiciaires engagées – explicitement ou pas – sur le fondement du « délit de solidarité » ; en février 2017, plus de 400 organisations avaient signé le manifeste « La solidarité, plus que jamais un délit ».
Comment mettre vraiment fin à quatre-vingt ans de « délit de solidarité » ? Quelques immunités supplémentaires ou autres retouches de la loi n’y suffiront pas, l’histoire en témoigne. C’est en ce sens que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est prononcée dans son avis du 18 mai 2017 intitulé « Mettre fin au délit de solidarité » qui propose une réécriture précise de la loi selon laquelle « seule l’aide à l’entrée, à la circulation, ou au séjour irréguliers apportée dans un but lucratif doit être sanctionnée », cette clarification conduisant à abroger la disposition relative aux immunités.
Dans ce contexte le Collectif « délinquants solidaires » propose une nouvelle définition du délit qui rejoint partiellement les initiatives précédentes tout en les complétant. Il clarifie les actes passibles de poursuites et se démarque de la rédaction de 1938 tout en restant conforme au droit de l’Union européenne.
L’amendement proposé est le suivant :
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Pour mémoire, dans leur version actuelle, les articles L. 622-1 et L. 622-4 du Ceseda disposent :
Article L. 622-1
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros.
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni des mêmes peines celui qui, quelle que soit sa nationalité, aura commis le délit défini au premier alinéa du présent article alors qu’il se trouvait sur le territoire d’un État partie à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 autre que la France.
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni des mêmes peines celui qui aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire d’un autre État partie à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990.
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, sera puni des mêmes peines celui qui aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire d’un État partie au protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, signée à Palerme le 12 décembre 2000.
Les dispositions du précédent alinéa sont applicables en France à compter de la date de publication au Journal officiel de la République française de ce protocole [4].
Article L. 622-4
Sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait :
1° Des ascendants ou descendants de l’étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l’étranger ou de leur conjoint ;
2° Du conjoint de l’étranger, de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui, ou des ascendants, descendants, frères et sœurs du conjoint de l’étranger ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ;
3° De toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci.
Les exceptions prévues aux 1° et 2° ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide au séjour irrégulier vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint.
EXPOSÉ DES MOTIFS
La pénalisation de l’aide à l’entrée et au séjour a été déviée de sa cible. Elle devait avoir pour ambition de sanctionner les personnes et les organisations qui font du passage illégal des frontières un business hautement lucratif, exploitant les personnes qui souhaitent entrer ou séjourner sur le territoire français.
En revanche, l’examen de nombreuses décisions judiciaires démontre que l’article L. 622-1 du Ceseda sert souvent de fondement à des poursuites, voire à la condamnation, d’aidants solidaires qui ne tirent aucun profit de leurs actions, seulement dictées par le refus de laisser les personnes migrantes sur le bord de la route, coupables de ce que les associations ont dénommé le « délit de solidarité ».
Deux questions se posent :
- dans quelle mesure cet article du Ceseda est-il nécessaire au regard d’autres dispositions déjà prévues par la loi ?
- le cas échéant, comment le réécrire pour en ôter toutes les ambiguïtés qui permettent d’en faire un « délit de solidarité » ?
I. D’autres infractions permettent de condamner les réseaux d’exploitation des personnes migrantes
Il convient de rappeler que l’article L. 622-1 du Ceseda ne constitue pas le fondement unique des poursuites en la matière.
Plusieurs infractions permettent de condamner telle ou telle exploitation particulière et visent les réseaux constitués d’exploitation des migrants. Ce sont les suivantes :
- l’infraction de traite des êtres humains (articles 225-4-1 et suivants du code pénal), lorsque les personnes sont recrutées, transportées, transférées, hébergées ou accueillies à des fins d’exploitation. Le terme « exploitation » désigne aussi bien l’exploitation sexuelle que la réduction en esclavage, la soumission à des travaux forcés, le prélèvement d’organes, l’exploitation de la mendicité, la soumission à des conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité ou la contrainte à commettre des crimes ou délits. Le recours à cette infraction a été explicitement soutenu par le ministère de la justice dans sa circulaire du 22 janvier 2015 de politique pénale en matière de lutte contre la traite des êtres humains ;
- les infractions relatives aux faux (articles 441-1 à 441-8 du code pénal) permettent de saisir notamment les filières spécifiques qui fournissent des documents contrefaits pour obtenir la délivrance de documents administratifs. Elles recouvrent diverses situations : faux et usage de faux simple, faux et usage de faux pour un document délivré par une administration publique, détention de faux document, faux en écriture publique, le fait de procurer frauduleusement un document délivré par une administration publique, de se faire délivrer indûment un document par une administration publique, fausse déclaration en vue de se faire délivrer un document par une administration publique, fausse attestation, utilisation du document d’identité d’un tiers, facilitation par un tiers de l’utilisation de son document d’identité ;
- les infractions relatives à la corruption d’agents publics (articles 432-1, 433-1 et s. du code pénal), ou au blanchiment (articles 324-1 et suivants du code pénal).
D’autres infractions visent des faits qui peuvent être commis dans le contexte de la migration :
- violences (articles 222-7 et suivants du code pénal) et toutes les atteintes aux personnes qui peuvent être reprochées (enlèvement, séquestration, torture, viol et agression sexuelle, réduction en esclavage, proxénétisme...), menaces (article 222-17 et suivants du code pénal), extorsion (articles 312-1 et suivants du code pénal) ;
- mise en danger d’autrui (article 223-1 du code pénal) qui vise le « fait d’exposer autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité » ;
- hébergement en infraction aux normes du code de l’urbanisme ;
- infractions relatives à l’emploi illégal - travail dissimulé ou emploi irrégulier de travailleurs étrangers - (code du travail).
Notons d’ailleurs que les poursuites visant certains actes de solidarité utilisent souvent l’un ou l’autre de ces fondements alternatifs plutôt que celui de l’article L. 622-1 du Ceseda.
Exemples :
- un Britannique avait tenté de véhiculer, depuis Calais, une enfant de 5 ans pour qu’elle rejoigne son père en Grande Bretagne. Le « délit de solidarité » est requalifié en mise en danger d’autrui, la petite n’ayant pas de ceinture de sécurité (TGI de Boulogne s/ mer, 14 janvier 2016, n° 1534800026) ;
- pour permettre à une dame gravement malade d’accéder aux soins, une personne lui avait délivré des certificats d’hébergement. Trois années de harcèlement judiciaire pour « faux et usage de faux » ont suivi, alors même que la responsabilité pénale du prévenu devait « s’apprécier en fonction du danger actuel ou imminent menaçant la bénéficiaire des attestations » (CA de Rouen, 9 septembre 2014, n° 13/01418 ; CA de Caen, 23 novembre 2016, n° 15/00804).
Il est ainsi possible d’affirmer que la pénalisation de la facilitation de l’entrée et du séjour irrégulier est surabondante, de sorte que l’article L. 622-1 pourrait être purement et simplement abrogé. En effet, les réseaux d’exploitation des personnes migrantes commettent plusieurs des infractions susvisées. Même lorsqu’il s’agit d’organisations moins structurées, il est rare qu’aucune de ces infractions ne puisse être retenue, qu’il s’agisse de violences, d’extorsion ou de faux. Mais, comme nous le verrons dans la partie III, en l’état du droit européen, obligation est faite aux États membres de pénaliser, sous certaines conditions, l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour des personnes étrangères en situation irrégulière.
II. Dangers d’une liste limitative et aux conditions ambiguës d’immunités pénales
Certains liens familiaux confèrent une immunité (art. L. 622-4, 1° et 2° du Ceseda). Leur liste est assez longue, mais son inconvénient est qu’elle ne permet pas de mettre à l’abri des poursuites tout autre proche – cousin⋅e, neveu ou nièce, couple qui ne peut pas justifier vivre « notoirement en situation maritale » – et toute autre forme de lien personnel.
L’immunité dite « humanitaire » (art. L. 622-4, 3° du Ceseda) ne joue que pour la facilitation du séjour d’un étranger en situation irrégulière, mais ni pour « l’aide à l’entrée » ni pour « l’aide à la circulation » en France.
Dans les faits, bien des juges écartent les immunités dès lors que la personne poursuivie a aidé un étranger à se déplacer de quelque manière que ce soit, comme l’illustrent plusieurs condamnations récentes de personnes accusées, dans la vallée de la Roya, d’avoir véhiculé des passagers en séjour irrégulier vers un abri : Raphaël, 19 ans, (TGI de Nice, 2 octobre 2017) ; quatre « papis et mamis » (CA d’Aix-en-Provence, 13 décembre 2017). De même pour un accompagnement de deux réfugiés en gare d’Antibes (CA, Aix-en-Provence, 2 décembre 2016).
Quant aux immunités prévues pour l’aide consistant à faciliter le séjour irrégulier, elles ne jouent que « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci » (Ceseda, art. L. 622-4, 3°).
Nombreuses sont les chausse-trappes que cette rédaction de l’article L. 622-4, 3° du Ceseda ménage. Les conditions cumulatives suivantes sont en effet requises :
- La première condition pour prétendre à l’immunité est l’absence de « contrepartie ».
Au delà des contreparties financières, ce terme prête à bien des interprétations.
Ainsi, un couple a comparu devant le tribunal correctionnel de Perpignan pour avoir hébergé pendant deux ans une famille arménienne qui, selon le parquet, « participait aux tâches ménagères » - cuisine, ménage etc. - (TGI de Perpignan, 15 juillet 2015) ;
Certaines contre-parties légitimes sont invoquées pour incriminer ou menacer d’incriminer des personnes.
C’est notamment souvent le cas d’un hébergement avec un loyer normal ou une contribution aux frais – eau, électricité, … Ainsi, à Mayotte, une personne avait résisté à des pressions xénophobes locales en logeant une famille comorienne ; finalement relaxée, elle avait cependant bel et bien été accusée d’aide au séjour irrégulier (TGI de Mamoudzou, 31 mai 2017, n° 2016/006249).
Plusieurs chauffeurs de taxi ou d’autocar appliquant des tarifs normaux pour le transport de personnes ont de même été poursuivis, ou menacés de l’être, voire condamnés, pour ne pas s’être assurés de la situation administrative régulière de leurs passagers. À certains, il a même été reproché de n’avoir pas estimé « au faciès » les personnes pour lesquelles il convenait de procéder à cette vérification ! (C. cass, 21 janvier 2004, n° 03-80328 ; CA de Douai, 17 décembre 2002).
- La seconde condition, cumulative, vient encore compliquer la lecture et obscurcir le sens d’un texte pourtant censé protéger efficacement les auteurs d’actes de solidarité contre le risque de poursuites.
Trois types d’actes sont prévus :
a) la fourniture de conseils juridiques ;
b) des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux, mais seulement à condition que leur but soit d’assurer « des conditions de vie dignes et décentes » à l’étranger ;
c) toute autre aide à condition qu’elle vise à « préserver la dignité ou l’intégrité physique » de celui-ci.
Ainsi, dans la vallée de la Roya, deux personnes ont été poursuivies pour une aide au séjour reconnue comme sans contrepartie et humanitaire. Mais leurs actions ont été considérées comme ne poursuivant aucun des buts formulés en a) ou b), et s’inscrivant « dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration », but auquel l’immunité prévue en c) ne s’applique pas (CA d’Aix-en-Provence, 8 août 2017, n° 2017/568 ; CA d’Aix-en-Provence, 11 septembre 2017, n° 2017/628).
Par ailleurs, quel⋅e bénévole pourra soutenir, avec de bonnes chances d’être entendu⋅e, qu’en rechargeant un téléphone portable il ou elle agit pour préserver la dignité ou l’intégrité physique de la personne ainsi aidée ?
On comprendra aisément que ce luxe d’hypothèses et de précisions aboutit en fait au résultat exactement inverse de celui qui est affiché : l’une ou l’autre des conditions pourra toujours être considérée comme faisant défaut.
Au total, l’immunité pénale prévue à l’article L. 622-4 du Ceseda, qui devait exclure toute action désintéressée, n’a pas produit les effets escomptés. De fait, le débat en cours sur le terrain judiciaire démontre la nécessité d’une clarification législative qui redonne son sens à la loi : la lutte contre l’exploitation des personnes migrantes par des individus ou des réseaux.
III. Qu’exige le droit européen ?
La directive européenne 2002/09/CE du 28 novembre 2002, dans sa définition de l’infraction « d’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers », a adopté le critère du but lucratif pour l’aide au séjour irrégulier.
Dans son article 1, la directive oblige en effet les États membres de l’Union européenne à « adopter des sanctions appropriées :
- a) à l’encontre de quiconque aide sciemment une personne non ressortissante d’un État membre à pénétrer sur le territoire d’un État membre ou à transiter par le territoire d’un tel État, en violation de la législation de cet État relative à l’entrée ou au transit des étrangers ;
- b) à l’encontre de quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, une personne étrangère à séjourner sur le territoire d’un État membre en violation de la législation de cet État. »
Il est en outre précisé que : « Tout État membre peut décider de ne pas imposer de sanctions à l’égard de [l’aide à l’entrée ou au transit], en appliquant sa législation et sa pratique nationales, dans les cas où ce comportement a pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée ».
Ainsi ces dispositions permettent-elles bien d’exclure du champ de l’infraction les actions accomplies dans un but humanitaire (s’agissant de l’aide à l’entrée et au transit) ou sans but lucratif (s’agissant de l’aide au séjour).
Enfin, dans la version anglaise du texte de la directive, c’est le terme de « facilitation » qui est employé, et non le terme « aide » adopté pour la traduction française. En remplaçant « aide » par le terme plus précis de « facilitation », l’amendement est plus proche de l’interprétation de la plupart des pays de l’UE que l’actuelle rédaction.
IV. Présentation de l’amendement proposé
Malgré les considérations présentées ci-dessus en I, qui pourraient plaider pour une abrogation pure et simple de l’article L. 622-1 du Ceseda, notre proposition prend en considération les contraintes découlant de la directive du 28 novembre 2002 qui oblige les États membres à pénaliser l’aide à l’entrée, au transit et au séjour (sauf but humanitaire ou absence de but lucratif). Elle consiste donc à maintenir cette qualification spécifique, mais en délimitant beaucoup plus nettement son champ d’application.
Il s’agit en effet d’exclure du champ des poursuites, de manière véritablement explicite, les actions purement désintéressées ou qui relèvent de la fourniture normale d’un bien ou d’un service, c’est à dire, finalement, les actes qui ne relèvent pas de l’exploitation.
Le mécanisme de l’immunité institué à l’article L. 622-4, complexe et ambigu, ayant démontré son inefficacité, la définition de l’infraction sera modifiée : l’exclusion des poursuites n’interviendra plus à raison des personnes qui l’ont commise ou des motivations qui les animent, mais sur des critères parfaitement objectifs, certains actes ne pouvant caractériser l’infraction.
La rédaction proposée présente donc plusieurs différences avec le texte actuel :
- suppression de la notion d’« aide » : c’est de manière absolument surabondante que le texte actuel contient ce terme, la dimension matérielle du délit étant caractérisée par la facilitation ou la tentative de facilitation. Or, la notion d’aide induit une confusion qui a ouvert la porte à la pénalisation de formes de solidarité élémentaire.
C’est donc à la fois par souci de simplification et pour éviter cette confusion que le terme aide n’apparaît plus. - remplacement de la mention « directe ou indirecte », qui est incluse dans le terme « facilitation », par l’adverbe « sciemment » figurant dans la directive ; le délit ne peut exister que si la personne qui en aide une autre est informée de ce que cette dernière est en situation de séjour irrégulier.
- suppression de la notion de « circulation » car cette terminologie est également surabondante.
En effet, ce terme n’est pas utilisé par la directive 2002/09 du 28 novembre 2002 qui ne mentionne que l’entrée, le séjour et « le transit ».
Or, faciliter la « circulation » sur le territoire national relève évidemment de la facilitation du séjour. Quant à la circulation au passage de la frontière française, elle est réprimée soit au titre de l’aide à l’entrée en France, soit au titre de l’aide au transit de la France vers un État voisin, laquelle est expressément prévue par le 3° alinéa de l’article L. 622-1. La suppression du terme « circulation » clarifie donc la rédaction de l’article sans faire disparaître la pénalisation du transit imposée par la directive. - suppression de la sanction d’interdiction de territoire français pour une durée de dix ans au plus prévue par le 6° de l’alinéa L. 622-1.
La peine d’interdiction du territoire français est une sanction pénale qui distingue les auteurs d’infractions à raison de leur nationalité : son principe contrevient au principe d’égalité devant la loi, en ce qu’elle constitue une double peine pour les personnes étrangères. Si l’exploitation des personnes migrantes justifie une réponse pénale, elle ne saurait emprunter cette voie, qui va va au demeurant manifestement bien au-delà des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives » prévues par la directive ; - suppression de la liste des causes d’exemption (à la fois à raison des liens familiaux ou du caractère « humanitaire » de l’acte) : une telle liste n’est pas nécessaire dès lors que le champ de l’infraction ne couvre que les actes de facilitation accomplis à des fins d’exploitation des personnes migrantes.
Plusieurs notions sont à l’inverse ajoutées, pour exclure du champ de l’infraction toutes les actions qui ne sont pas accomplies à de telles fins :
- la facilitation « à titre gratuit » : dès lors que l’aide apportée n’implique aucune contrepartie financière, qu’elle soit le fait d’un⋅e membre de la famille, d’un⋅e proche, d’une personne ou d’une organisation sans lien avec la personne aidée, il n’y a pas lieu à ce que des poursuites soient intentées.
- la facilitation « sans contrepartie manifestement disproportionnée » : l’objet de l’incrimination est de viser les personnes qui profitent du caractère hautement lucratif de ces activités. Elle doit donc exclure les personnes qui, objectivement, apportent une aide en acceptant une contrepartie non manifestement disproportionnée (par exemple qu’une personne hébergée participe aux tâches quotidiennes du foyer) et même aux personnes ou structures de nature commerciale qui fournissent un service sans exiger une rémunération disproportionnée (commerce, hôtellerie, transport...).
Remarque : le critère de « sans but lucratif » a souvent, en pratique, été confondu avec « à titre gratuit » ce qui apparaît comme excessivement restrictif comme le montrent les exemples précédents. C’est pourquoi nous introduisons le second critère qui implique un but éventuellement professionnel mais pas lucratif.
La modification proposée est conforme à l’objet de la directive et permet de redonner tout son sens à l’infraction pénale : lutter contre les réseaux de passeurs et l’exploitation subie par les personnes migrantes.
Appendice ; quelques éléments de réflexion complémentaires
1. Sur les conséquences de la dépénalisation du séjour irrégulier
Pour se mettre en conformité - a minima - avec les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne précisant le champ et les conditions d’application de la directive « Retour », la loi du 31 décembre 2012 a abrogé le délit de séjour irrégulier.
Il est donc permis de se demander dans quelle mesure celui qui aide un étranger à séjourner en France peut encore être condamné pénalement, alors même que celui qu’il aide ne commet aucune infraction en séjournant irrégulièrement : s’il n’y a plus d’infraction de séjour irrégulier, comment pourrait-il y avoir encore une infraction d’aide au séjour irrégulier ?
La réponse serait évidente et certaine si l’aidant n’était poursuivi que comme complice de l’étranger. En effet, « est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation » (article 127 du code pénal). Ainsi, en stricte application de ces conditions, pour être qualifié de complice, le comparse doit s’être sciemment associé à un fait principal punissable ; il est donc impossible de se rendre complice du séjour irrégulier d’un étranger, désormais pénalement neutre.
Toutefois, en matière d’aide au séjour irrégulier, précisément, l’aidant n’est pas poursuivi comme complice mais comme auteur d’une infraction autonome définie par l’article L. 622-1 du Ceseda. Ce dispositif permet de contourner les exigences qui résulteraient de la mise en œuvre de la théorie de la complicité. Il suffit que la personne aidée soit en situation irrégulière au regard de la législation sur le séjour pour que celui qui l’aide soit punissable pénalement alors même que la personne concernée ne peut plus être sanctionnée pénalement de ce fait.
2. Sur le « but lucratif »
Dans sa rédaction actuelle, l’article L. 622-1 du CESEDA résulte d’une lecture « par excès » du droit de l’Union européenne car celui-ci n’impose pas de réprimer l’aide au séjour irrégulier qui ne serait pas fournie à des fins lucratives. C’est ce qui ressort de la directive citée dans la partie III [5].
Depuis longtemps, l’introduction du « but lucratif » dans la loi française a été proposée mais régulièrement écartée au motif que cela empêcherait de lutter efficacement contre les réseaux de trafiquants.
Retrouver en PDF, l’argumentaire précédent et une présentation concise de la proposition d’amendement.
Voir aussi ce texte en PDF sur le site du collectif |
Notes
[1] Anne Mathieu, « Quand le droit d’asile mobilisait au nom de la République », Le Monde diplomatique, janvier 2018.
[2] Exemples de ces statistiques : en 2014, selon la direction des affaires criminelles et des grâces, 893 condamnations ont été prononcées pour des faits d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers, dont seulement 125 commises en bande organisée ; DACG FOCUS (Focus de la Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice), 5 décembre 2015.
Nombre de procédures en la matière enregistrées par la police nationale : 3473 en 2013, 3623 en 2014, 3892 en 2015 et 4216 en 2016.
Nombre de condamnations pour « séjour irrégulier des étrangers » qui, depuis la dépénalisation du séjour en 2012 au moins, ne peut concerner que l’aide au séjour : de 2009 à 2016 : 2275, 2120, 1930, 1680, 1203, 1182, 1142, 1124 .
[3] Le site www.gisti.org/delits-de-solidarite en donne de nombreux exemples et présente un historique détaillé de ces textes et des mobilisations successives.
Voir aussi : Serge Slama, « Délit de solidarité : actualité d’un délit d’une autre époque », Lexbase, lettre juridique n° 695, 20 avril 2017.
[4] Depuis le 29 octobre 2002.
[5] Ce critère du but lucratif remonte aux premiers textes incitant les États parties à Schengen à pénaliser l’aide au séjour irrégulier. Le but lucratif apparaît comme un point nodal. Ainsi, conformément à l’article 27, § 1 de la Convention d’application de l’accord de Schengen, « les Parties contractantes s’engagent à instaurer des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque aide ou tente d’aider, à des fins lucratives, un étranger à pénétrer ou à séjourner sur le territoire d’une Partie contractante en violation de la législation de cette Partie contractante relative à l’entrée et au séjour des étrangers ». À l’origine, aucune distinction n’était établie entre l’aide à l’entrée irrégulière et l’aide au séjour irrégulier, les « fins lucratives » étant exigées dans les deux cas de figure.
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