Article extrait du Plein droit n° 77, juin 2008
« Les chiffres choisis de l’immigration »
Bonnes causes, mauvais chiffres
Alfred Dittgen
Professeur émérite université Paris-I
Pour faire avancer une cause, il faut la présenter avec un chiffre. Ainsi, la loi n’aurait sûrement pas pu s’attaquer au tabagisme en France si on n’avait pas pu chiffrer le nombre de morts dus à cette cause – plus de 60 000 par an – et encore moins interdire cette pratique dans les lieux publics si on n’avait pas pu estimer ceux dus à la tabagie passive : environ 5 000 par an. Ces chiffres ne sont pas faciles à établir car les causes de décès sont chose complexe, surtout quand il s’agit de tabagie passive. C’est pourquoi il faut les prendre pour des ordres de grandeur, surtout le deuxième.
Pour lutter contre les mariages forcés dans notre pays, qui concernent des populations issues de certains pays d’Afrique, on évoque régulièrement un chiffre de 70 000. Celui-ci date d’un rapport du HCI, Haut Conseil à l’intégration, de 2003, dans lequel il est écrit : « Selon les chiffres convergents rassemblés par les associations que le HCI a auditionnées, plus de 70 000 adolescentes seraient concernées par des mariages forcés en France. »
Contrairement aux chiffres des morts par tabac, qui sont des flux, comme disent les statisticiens, c’est-à-dire des événements annuels, nous avons affaire ici à un stock, c’est-à-dire à un nombre de personnes concernées par un phénomène à un instant donné, en l’occurrence le nombre de jeunes filles présentes en France risquant d’être mariées de force.
Comment a été obtenue cette évaluation ? D’après un article d’Alain Gresh du 16 mars 2007 dans le blog du Monde diplomatique, elle proviendrait du Fasild, Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (aujourd’hui Acsé), et aurait été calculée en appliquant les proportions de mariages forcés observés dans différentes ethnies en Afrique aux adolescentes de notre pays originaires de ces ethnies. Comme Alain Gresh, on peut se demander comment on mesure les ethnies en France et, surtout, si les pratiques constatées en Afrique sont censées se perpétuer sans changement dans notre pays.
Au-delà de la mise en cause de la méthode qui a donné ce chiffre, qu’est-ce que celui-ci est censé nous apprendre ? Pour répondre, reprenons l’exemple du tabagisme, plus précisément du tabagisme actif. On estime le nombre de fumeurs en France à près de 14 millions. On pourrait donc écrire : « Près de 14 millions de Français risquent de mourir du fait du tabac. »
On voit l’inanité de ce chiffre. Ce qui importe ici, c’est le nombre effectif de décès dus à cette habitude nocive durant une certaine période, par convention durant une année. Il en est de même des mariages forcés. Ce qu’il faudrait savoir pour connaître l’importance de ce phénomène et donc lutter contre, c’est, non le nombre de jeunes filles qui risquent une telle union, mais le nombre annuel de ces unions. Mais ce chiffre, personne n’a essayé de l’établir, du moins en France. En Angleterre, où des enquêtes ont été conduites, il est estimé à 1 000 par an.
Dans ce même rapport du HCI, il est question de l’excision, autre pratique qui concerne aussi certaines populations immigrées d’Afrique. On y lit : « L’excision : 35 000 jeunes filles ou femmes seraient mutilées ou menacées d’excision en France. Cette estimation du GAMS [Groupe femmes pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles et autres pratiques affectant la santé des femmes et des enfants] est proche de celle du ministère des Affaires sociales, qui évalue que 20 000 femmes et plus de 10 000 fillettes sont concernées ou menacées par une excision sur le territoire français. »
Remarquons d’abord que, contrairement à ce que suggère le rapport, on ne dispose que d’une seule estimation et non deux. En effet, les chiffres du ministère ne font que reprendre ceux du GAMS, sur le site duquel on lit : « En s’en tenant aux décomptes des titres de séjour en cours de validité par nationalité (ministère de l’Intérieur 1989), on peut estimer qu’il y a au moins 20 000 femmes et 10 000 fillettes mutilées ou menacées résidant sur le territoire français. Il est probable que le nombre de fillettes concernées est bien supérieur. »
Ce stock, dont la méthode d’obtention s’apparente à celui des filles concernées par un mariage forcé, outre qu’il est obtenu par une méthode tout aussi contestable et n’a a priori pas plus d’intérêt que ce dernier, est de plus une incongruité, puisqu’il mélange des personnes qui risquent d’être affectées par un phénomène avec des personnes qui ont été touchées par celui-ci ! Dans un autre domaine, que dirait-on d’un chiffre donnant le nombre des personnes qui ont, qui ont eu ou qui risquent d’avoir un cancer du poumon ?
Ces stocks risquent en plus d’être pris pour des flux annuels. Alain Gresh n’échappe pas tout à fait à cette confusion quand il met en parallèle dans son article les 70 000 « mariages forcés » de France aux 1 000 de l’Angleterre. Et Blandine Kriegel, présidente du HCI et donc responsable du rapport en question, n’y échappe pas du tout, puisqu’elle déclare dans une interview à L’Express du 26 janvier 2004 : « Pendant des années, on a passé sous silence des faits intolérables. Je ne pouvais pas imaginer qu’il y ait 35 000 excisions par an en France » !
Il y a des chiffres censés servir de bonnes causes qui font plus de tort que de bien [1].
Notes
[1] A. Andro et M. Lesclingand ont essayé d’évaluer le nombre de femmes adultes en France qui ont subi une excision, la plupart avant d’avant d’arriver dans le pays (Population et sociétés, n° 438, octobre 2007). Elles situent ce nombre entre 42 000 et 61 000. Cette évaluation, pour sérieuse et intéressante qu’elle soit, ne nous renseigne pas non plus sur le risque ou la pratique de l’excision en France.
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