Article extrait du Plein droit n° 77, juin 2008
« Les chiffres choisis de l’immigration »

Le sens des chiffres de l’asile

Luc Legoux

Maître de conférences Université Paris I (IDUP)
Ces quinze dernières années, le nombre de réfugiés dans le monde a quasiment diminué de moitié, passant de 18 à 9,8 millions, évolution accompagnée d’une forte baisse de la demande d’asile en Europe. Malgré cela, le contrôle des flux de l’asile est de plus en plus au centre des débats. Paradoxe ? Non, simplement le nombre de réfugiés dans le monde n’est plus un indicateur pertinent de l’asile mondial, et le nombre de demandes d’asile en Europe reflète bien moins la situation des droits humains dans le monde que l’efficacité de l’endiguement des flux migratoires. Comme toutes les statistiques, particulièrement celles décrivant des faits sociaux, les chiffres de l’asile ont besoin d’être décodés.

Le statut de réfugié comme mode quasi unique de protection internationale correspond à l’époque révolue de la guerre froide. Aujourd’hui, la mondialisation des échanges a fait du contrôle des migrations humaines un enjeu majeur pour les grandes puissances, et la défense du droit de quitter son pays pour trouver asile a été remplacée par la défense du droit de trouver une protection dans une autre partie de son propre pays, ou dans un pays limitrophe. Conséquence de ce changement de politique, en 2006, le nombre de personnes déplacées internes relevant du HCR a dépassé pour la première fois le nombre des réfugiés relevant du même organisme. Progressivement, le HCR s’est adapté à cette réorganisation mondiale de l’asile [1] et, aujourd’hui, son chiffre phare n’est plus le nombre de réfugiés dans le monde mais celui des « populations relevant du HCR ». Ce nombre atteint 32,9 millions fin 2006.

Que s’est-il passé entre fin 2005 et fin 2006 pour que le nombre de personnes en situation de refuge augmente de 50 % ? La cause principale est sans aucun doute la révision par le HCR de ses estimations. Par exemple en 2006, le nombre estimé d’apatrides au Tibet est passé de 0,4 à 3,4 millions, le nombre estimé de personnes déplacées en Colombie de 2 à 3 millions. Cette sensibilité des chiffres aux méthodes d’estimation se retrouve également dans les pays les plus développés. Aux USA, durant la même année 2006, une correction de la méthode d’estimation a fait bondir le nombre de réfugiés de 379 000 à 843 000, soit près d’un demi-million de plus, alors même que le nombre des nouveaux réfugiés (68 700 reconnaissances individuelles et réinstallations) était inférieur au nombre de sorties par naturalisation (98 500). Cette nouvelle évaluation du nombre des réfugiés aux USA est responsable de près de la moitié de l’augmentation de l’effectif mondial de la catégorie « réfugiés » entre 2005 et 2006.

La catégorie « réfugiés » a par ailleurs changé de définition durant la dernière décennie. Aujourd’hui elle n’inclut plus seulement les réfugiés conventionnels (convention de Genève, de l’OUA, ou sous mandat HCR) mais aussi les personnes ayant obtenu une autre protection telle qu’une protection humanitaire, la protection subsidiaire en Europe, ou même une protection temporaire. Nous avons ainsi deux définitions du réfugié, d’une part, une définition juridique dont l’interprétation restrictive permet de limiter le nombre de personnes bénéficiaires d’une protection complète en Europe, d’autre part, une définition statistique plus large qui, en mélangeant protection complète et protection réduite, fait apparaître l’Europe comme plus généreuse qu’elle ne l’est en réalité.

Il faut préciser également que les différentes catégories de personnes non réfugiées statutaires relevant du HCR sont loin d’être homogènes. Créées progressivement à partir de 1993, elles ne se stabilisent qu’en fin de période. Par exemple, les demandeurs d’asile ne sont comptés dans la population relevant du HCR que depuis 1997, les apatrides ne sont distingués de la catégorie « autres » que depuis 2004. Dernière précision, les réfugiés palestiniens qui représentent 4,3 millions de personnes ne sont pas comptabilisés dans les statistiques du HCR puisqu’ils relèvent d’une agence spécialisée de l’Onu, l’UNRWRA.

La baisse de la demande d’asile en Europe doit être rapprochée de la réorganisation mondiale de l’asile qui tend à maintenir les populations en situation de refuge dans les régions d’origine des conflits. Cet endiguement ne peut être mesuré directement, mais le transfert des demandes des pays industrialisés vers les pays non-industrialisés, visible dans les statistiques collectées par le HCR, montre qu’il est important. Ceci corrobore l’idée que la baisse de la demande d’asile en Europe n’est pas le fait d’une amélioration du respect des droits humains dans le monde, mais le résultat de l’efficacité des contrôles aux frontières extérieures de l’Union.

L’agence onusienne illustre cette évolution par un graphique percutant (voir figure 1) et évoque la responsabilité européenne : « On peut voir dans ce phénomène la conséquence directe des politiques d’asile dans les pays industrialisés, particulièrement en Europe : devenues de plus en plus restrictives, elles obligent les demandeurs d’asile à chercher refuge dans les pays non industrialisés  ».

L’endiguement à la périphérie de l’Union européenne revêt deux formes : – une fermeture physique des frontières extérieures de l’Union avec des moyens de type militaire : surveillance électronique des frontières, surveillance aérienne, interceptions en mer, etc. ; – une fermeture juridique avec l’obligation de visa et les amendes aux transporteurs qui acheminent des demandeurs sans visas ; avec les accords de réadmission qui permettent le refoulement à la périphérie de l’Union européenne ; et avec une interprétation des textes qui permet de refuser l’asile, non seulement pour absence de craintes de persécution, mais aussi pour cause de volonté de migration économique lorsque l’asile est demandé dans un pays lointain et de niveau de développement économique supérieur à celui d’origine.

Ces deux types de fermeture se complètent efficacement : 444 000 demandeurs d’asile en 2001 comptabilisés dans l’UE à 27 pays membres, seulement 200 000 en 2006 suite à une baisse régulière ; l’évolution des taux de reconnaissance de la qualité de réfugié est plus erratique, 27% en 2001, 15% en 2003, 24% en 2006.

Ces taux ne sont que des ordres de grandeur car leur précision souffre des défauts d’harmonisation des statistiques d’asile européennes, notamment dans les décisions sur les recours. De plus, à cause des délais de traitement des demandes, ces taux ne sont pas calculés sur les demandes de l’année mais sur le nombre de décisions prises dans l’année, et pas sur toutes les décisions. Les dossiers clos administrativement sans accord ou rejet formel, décès, abandon de la procédure de la part du requérant ou autres causes, ne sont pas pris en compte. Exclure ces fermetures de dossiers du nombre de décisions prises augmente artificiellement les taux de reconnaissance (d’un peu moins de 5 points en 2006).

Fig. 1

Nouvelles demandes d’asile déposées dans les pays industrialisés et dans les pays non industrialisés

2006 UNHCR statistical yearbook (p. 45) Fig. 2

Évolution du nombre de demandes, d’accords Ofpra, d’annulations CNDA et de rejets des dix dernières années

Données Ofpra Loin de l’esprit d’une répartition harmonieuse de l’accueil en Europe, chaque pays membre de l’Union tente en permanence d’être moins attrayant que ses voisins, et la destination des flux reflète cette compétition avec un certain décalage. Plus fermée que les autres dans le milieu des années 90, la France s’est fait rattraper dans cet exercice par ses voisins au point de devenir temporairement le principal pays de destination. Mais elle a réagi et, suite à une baisse de plus de la moitié des arrivées en France depuis 2003, c’est la Suède qui, en 2007, a enregistré le plus de demandes d’asile en Europe.

Cette baisse de la demande en France est bien visible sur la figure 2 ci-après. On y voit également le décalage temporel entre l’évolution du nombre de demandes et celle du nombre de décisions suite aux délais de traitement des dossiers. On remarque aussi que le nombre de décisions est supérieur au nombre de demandes du fait des réexamens et des annulations de rejet par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). L’évolution des taux globaux d’admission représentée s’explique en grande partie par l’activité de la CNDA : la variation des taux en 2003-2005 est liée à des retards de traitement de dossiers résorbés en 2005. La forte augmentation en 2007 reste à expliquer.

L’existence d’une voie de recours est tout à fait classique, mais la particularité de la situation vient de l’importance du poids de la CNDA dans l’ensemble des reconnaissances. Alors que, dans toutes les administrations, les recours en justice ne corrigent qu’à la marge l’ensemble des décisions, dans la procédure d’asile, les annulations de rejet Ofpra représentent 60% de l’ensemble des reconnaissances en 2006 et 2007 après un pic à 70% en 2005 à la suite d’une opération de déstockage des recours en attente.

Bien qu’il révèle un grave dysfonctionnement dans la gestion de l’asile, une telle remise en cause des décisions d’une administration semblant un cas unique en France [2], ce poids exceptionnel de la CNDA est mis en avant par l’Ofpra qui l’illustre même par un beau graphique dans ses rapports d’activité. Ce graphique met en évidence la responsabilité très limitée de l’Ofpra dans les 8781 admissions à la protection en France en 2007. Le ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire qui exerce la tutelle de l’Ofpra peut constater que l’Office ne peut pas être accusé de favoriser l’immigration politique.

Si la CNDA doit endosser aujourd’hui la responsabilité de la majorité de ce flux, et par là-même l’honneur de protéger les persécutés, un regard attentif sur le calcul des taux globaux d’admission par l’Ofpra permet de déceler une bizarrerie statistique qui induit une certaine surestimation de ces taux. Voici en effet comment sont calculés ces taux selon l’annexe méthodologique publiée dans les rapports d’activité de l’Ofpra (voir tableau page suivante).

Le calcul du taux global d’admission serait correct si la phrase « les annulations se substituant à des rejets antérieurement comptabilisés » s’appliquait réellement, or il n’en est rien. Du fait des délais de traitement des recours [3], les annulations interviennent environ un an après les rejets et ne peuvent donc se substituer aux rejets enregistrés dans l’année. Elles se substituent aux rejets enregistrés les années précédentes et c’est notamment ce qui justifie l’existence d’un troisième type de taux, les taux de reconnaissance par année de demande d’asile à l’issue complète de la procédure. Ces taux ne peuvent évidemment être calculés que plusieurs années après la demande initiale, le bilan de l’année 2003 a ainsi été publié en 2007.

Fig. 3

Admissions 2007 selon le motif

Rapport d’activité de l’Ofpra 2007 Les taux annuels de l’Ofpra sont basés sur les décisions prises dans l’année, et les annulations sont des décisions de l’année qui ne se substituent pas à d’autres décisions de l’année. Elles doivent donc être intégrées dans l’ensemble des décisions, comme cela se faisait d’ailleurs à juste titre avant 2001. Pour calculer la proportion de décisions positives dans un ensemble de décisions, il faut impérativement qu’elles fassent partie de cet ensemble. En intégrant les annulations dans l’ensemble des décisions, les taux globaux sont sensiblement plus faibles.

Nous remarquerons également dans le tableau de la figure 4, la forte diminution des taux de reconnaissance Ofpra en première instance de 2001 à 2006 suivie d’une nette progression en 2007. À noter aussi que les variations du taux global entre 2003 et 2005 dûes aux retards de la CNDA ne se retrouvent pas dans les taux par année de demande puisqu’ils sont calculés une fois la décision finale connue (après épuisement des possibilités de recours et réexamens). Il reste une interrogation : pourquoi l’Ofpra, qui met en avant sa faible responsabilité dans les flux totaux de reconnaissances de la qualité de réfugié, adopte-t-il une hypothèse erronée conduisant à une surestimation des taux globaux d’admission à la protection ?

Fig. 4

Évolution des taux de reconnaissances de la qualité de réfugié selon divers modes de calcul

Un dernier mot sur les taux de reconnaissance des demandes en provenance de pays d’origine sûrs. Dans son rapport d’activité 2006, l’Ofpra écrit que le taux pour ces pays est inférieur au taux général : 5,3 contre 7,8. Et il précise : « S’agissant des 12 nationalités retenues en 2005, nationalités pour lesquelles nous disposons du recul nécessaire, le taux d’accord passe de 5% en juin 2005 à 6,2% sur l’ensemble de l’année 2006. Cette augmentation confirme, si besoin était, que la présomption tirée du caractère sûr du pays d’origine n’exclut aucunement l’examen individuel des demandes.  »

Le faible écart entre les taux de reconnaissance pour les pays d’origine sûrs (6,2%) et pour l’ensemble (7,8%) confirme surtout que ces pays ne sont guère plus sûrs que les autres aux yeux même de l’Ofpra et que cette notion devrait être abandonnée. En 2007, les reconnaissances de la qualité de réfugié pour craintes fondées d’excision ont fait bondir le taux de reconnaissances en première instance des demandes d’asile maliennes à 78%, alors même que ce pays est inscrit dans la liste des pays sûrs, ce qui confirme la relativité de cette notion.

Comme on le voit dans la figure 5, le nombre de réfugiés présents en France a décliné de 140 000 fin 1992 à 101 000 fin 2003 pour brutalement remonter ensuite jusqu’à 129 000 fin 2007. Que s’est-il passé en 2004 ? L’Ofpra a changé de mode d’estimation. De 1992 à 2003, le nombre de réfugiés statutaires présents en France était estimé par le nombre de certificats de réfugié en cours de validité. Ces certificats avaient une durée de validité de cinq ans et on pouvait considérer que, grosso modo, le nombre de départs non connus de réfugiés durant cette période était équilibré par le nombre de réfugiés renouvelant leur certificat avec retard. Début 2004, ce certificat a été supprimé pour simplifier les procédures administratives. Depuis, l’Ofpra estime le nombre de réfugiés présents à partir du nombre calculé fin 2003, dernière année où les effectifs sont estimés par les certificats de réfugié, auquel il ajoute toutes les entrées (les reconnaissances) et retranche les sorties connues. Le problème est que les sorties sont très mal connues, ce qui entraîne une surestimation cumulative au fil des ans.

On peut obtenir une bonne idée de la mauvaise connaissance des sorties en comparant 2003 et 2004. En 2003, avec 9 790 entrées, la population réfugiée a diminué de 1 344 personnes, ce qui signifie qu’il y a eu 11134 sorties. En 2004, avec 11 292 entrées, la population réfugiée estimée a augmenté de 9 010 personnes ; or, si les sorties réelles sont restées constantes, l’augmentation estimée ne devrait être que de 158 personnes. Que cette modification de mode de calcul ne soit pas à l’origine destinée à surestimer le nombre de réfugiés ne change rien à la surestimation bien réelle. Et cette surestimation tombe à point nommé pour masquer la faiblesse de l’accueil des réfugiés en France, et éventuellement pour justifier une politique toujours plus restrictive.

Le cumul des nombres annuels de rejets est fréquemment assimilé à un nombre de clandestins entrés au titre de l’asile. Il y a là deux grossières erreurs. La première est que le nombre de rejets de l’année concerne les premières demandes et les réexamens. Or, ces derniers ont déjà été comptés l’année de leur rejet initial. Ces doubles comptes sont actuellement très importants puisqu’en 2006 il y a eu en France une demande de réexamen pour trois demandes initiales. La deuxième erreur est d’oublier la forte mobilité des déboutés. Les déboutés ne restent pas éternellement dans les pays qui les rejettent. Cet oubli est d’autant plus suspect que l’Union européenne connaît très bien cette forte mobilité, puisque c’est la cause première de la mise en place de coûteux fichiers internationaux et du règlement dit Dublin II destiné à lutter contre les demandes successives dans plusieurs pays de l’Union. Le qualificatif de clandestin masque de plus une grave défaillance de protection car comment nommer autrement que « réfugiés de fait » les personnes que l’on ne peut renvoyer dans leur pays à cause de la violence qui y sévit ?

Fig. 5

Évolution de l’estimation du nombre de personnes placées sous la protection de l’Ofpra et du nombre des reconnaissances annuelles de statut de 1992 à 2007

Que ce soit dans les estimations mondiales ou purement hexagonales, les modes de calcul des statistiques orientent très fortement les interprétations que l’on peut en faire. Comme les mots, les chiffres sont choisis pour défendre des idées, mais il est certainement plus facile de montrer qu’un calcul de taux est biaisé que de s’élever contre l’usage d’un mot insidieux. Par exemple, le mot « clandestin », si utilisé pour catégoriser les déboutés du droit d’asile, fait reporter toute la responsabilité de la situation sur ces individus qui se soustraient à la loi, alors que le mot « illégal », bien plus adapté à leur cas, rappelle la relation complexe entre les déboutés et l’État, de nombreux déboutés n’étant pas expulsables de droit ou de fait. En somme, les chiffres ne sont pas pires que les mots, ils mentent pareillement.




Notes

[1Voir Luc Legoux « Nouvelle donne mondiale, nouvel asile » in Michelle Guillon, Luc Legoux, Emmanuel Ma Mung, L’asile politique entre deux chaises, L’Harmattan 2003.

[2« L’asile en chiffres », Plein droit n° 65-66 juillet 2005.

[3D’après le rapport d’activité 2006 de la CNDA, le délai de traitement en 2006 (après déstockage en 2005) était de 10,3 mois auquel il faut ajouter les trois semaines de délai après le rejet pour déposer un recours et le délai d’enregistrement des annulations dans les fichiers Ofpra. Ce dernier précise dans sa note méthodologique « Les données sur les annulations de la CRR ne correspondent pas parfaitement à celles publiées dans le rapport d’activité de cette dernière étant donné les délais d’enregistrement des annulations à l’Ofpra. »


Article extrait du n°77

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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