Édito extrait du Plein droit n° 93, juin 2012
« Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée »

L’Otan en guerre contre les migrants

ÉDITO

Le 11 avril 2012, après plus de dix mois de recueil de témoignages, de travail et de collaboration inter-associative, une plainte, mettant en cause l’armée française pour non-assistance à personne en danger, a été déposée auprès du Parquet de Paris. Elle émanait de quatre survivants d’un terrible périple en Méditerranée, appuyés par une coalition d’ONG dont le Gisti [1]. Retour sur une odyssée tragique dans un contexte de véritable guerre aux migrants.

Au début de l’année 2011, le chaos résultant de la guerre civile en Libye a provoqué un exode massif des ressortissants étrangers, le plus souvent pris en charge par leurs autorités consulaires. Mais pour celles et ceux qui, depuis des mois ou des années, avaient fui le Darfour, l’Érythrée, la Somalie, l’Éthiopie ou la Côte d’Ivoire, aucun retour n’était envisageable. Piégés dans la Libye en guerre, ils étaient la cible des rebelles qui les présentaient comme des mercenaires du régime. De son côté, le colonel Kadhafi les utilisait comme une arme contre les pays de l’UE qu’il menaçait d’« invasion ». Plusieurs centaines de ces exilés ont ainsi été embarqués de force depuis Tripoli sur de véritables épaves poussées vers les côtes italiennes. Dans le même temps, plusieurs milliers d’autres Subsahariens tentaient de leur propre chef de rejoindre l’Europe dans des conditions tout aussi périlleuses. Dans la nuit du 26 au 27 mars 2011, un zodiac quittait ainsi Tripoli à destination de l’Italie avec à son bord 72 personnes, dont 20 femmes et deux nourrissons. Quelques heures après son départ, il était survolé et photographié par un avion, avant d’être signalé aux gardecôtes italiens [2].

L’Italie, comme la France, était engagée depuis une dizaine de jours dans l’opération militaire internationale menée en Libye en application de « la responsabilité de protéger » les populations menacées par le régime libyen. Ce contexte spécifique et l’application des principes élémentaires du droit de la mer auraient dû permettre que soit immédiatement porté secours à ces boat people en perdition.

Il n’en a rien été. Pourtant, dès le 27 mars, les migrants avaient multiplié les appels depuis un téléphone satellitaire. Les garde-côtes italiens ont alors envoyé un appel de détresse à l’ensemble des navires circulant dans le canal de Sicile. Ce message a ensuite été retransmis toutes les 4 heures, jusqu’au 6 avril, et a été relayé notamment auprès du quartier général de l’Otan à Naples. Dans la soirée, l’embarcation en difficulté a de nouveau été survolée, cette fois par un hélicoptère militaire. Certain d’être secouru et craignant d’être poursuivi comme « passeur », le pilote du bateau a alors jeté par-dessus bord les moyens de communication et de navigation. Peu de temps après, un hélicoptère, sans doute le même que précédemment, larguait des bouteilles d’eau et des biscuits.

Le 28 mars au matin, en panne de carburant (la traversée était prévue pour durer moins de 24 heures), le zodiac a commencé à dériver. Le 29 mars, puis à plusieurs reprises, il a croisé des navires qui ne se sont pas déroutés. Après cinq jours de dérive, les premiers décès se sont produits. Cinq jours plus tard, plus de la moitié des occupants du bateau avaient péri. C’est à ce moment que les survivants ont été approchés à quelques dizaines de mètres par un grand navire avec deux hélicoptères et des personnes en uniforme à bord : les boat people ont montré les corps des deux nourrissons décédés et brandi des jerricans vides. Apparemment insensible à cette détresse, le capitaine du bâtiment s’est contenté de faire plusieurs fois le tour du zodiac. Le bateau s’est éloigné après que des photographies ont été prises. Les jours suivants, dans une Méditerranée quadrillée comme jamais par les forces de la coalition internationale, l’agence Frontex et les divers dispositifs nationaux de répression anti-migratoire, aucun secours n’a été apporté à ce bateau qui, parmi tant d’autres, cherchait à échapper au chaos Libyen.

Le 10 avril, une tempête a rejeté le zodiac à la dérive sur la plage de Zliten, en Libye. Une passagère est décédée lors du débarquement, une autre peu de temps après, au cours de son incarcération. Car c’est en détention que les dix survivants ont été placés à leur arrivée en Libye [3]… Encore une fois, la logique de criminalisation des migrants et d’externalisation des frontières européennes a primé sur toute autre considération, que ce soit les plus élémentaires sentiments d’humanité ou les textes internationaux qui organisent le secours en mer, l’assistance à personne en danger et le droit d’asile.

A minima, l’armée française ainsi que les autres bâtiments militaires présents en Méditerranée ont été les témoins d’un drame sur lequel ils ont fermé les yeux. Selon le HCR, au cours de cette année 2011, ce sont 1 500 migrants et migrantes qui sont décédés dans le canal de Sicile, une des zones maritimes les plus surveillées au monde. Les actions juridiques intentées en France, mais aussi en Italie, visent à ce que soient mises au jour les responsabilités étatiques et communautaires qui favorisent cette hécatombe. Au-delà des victimes directes, cette véritable guerre aux migrants symbolise le naufrage des valeurs et des principes aux fondements de la « responsabilité de protéger » et d’un ordre international qui ne soit pas marqué par la souveraineté sans limite d’États insensibles aux droits humains.




Notes

[1C’est le journal britannique The Guardian (8 mai 2011) qui, le premier, a alerté sur les conditions de décès de cette soixantaine de migrants.

[2Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Vies perdues en Méditerranée : qui est responsable, mars 2012.

[3Sur les faits, voir Mare deserto, film documentaire d’E. Bos et P. Nicol, la RSI-Radiotelevisione Svizzera.


Article extrait du n°93

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 20:54
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