Article extrait du Plein droit n° 93, juin 2012
« Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée »

Justice et dignité pour les chibanis

Jérôme Host & Juliette Pépin

Travailleur social, la Case de Santé à Toulouse / avocate au barreau de Toulouse
En 2009, trois associations toulousaines, la Case de Santé, le Centre d’initiatives et de ressources régionales autour du vieillissement des populations immigrées (CIRRVI) et le Tactikollectif, décident de regrouper leurs forces pour lancer un appel national afin de dénoncer les conditions de vie de nombreux immigrés âgés. Cette initiative trouvera un écho dans plusieurs villes de France et aboutira à la création du collectif « Justice et dignité pour les chibanis » [1].

Dans nos associations, nos permanences juridiques et nos consultations médicales, nous accueillons au quotidien ceux qu’on appelle les chibanis. Pourquoi avons-nous tiré la sonnette d’alarme ? Parce qu’il était question de chibanis plus malades [2], plus mal logés [3] et plus harcelés par l’administration que les autres. C’est cette question du harcèlement administratif qui a poussé le collectif à se mobiliser et des immigrés âgés à se structurer. Un café social animé par l’équipe de la Case de Santé [4] depuis 2007 a servi de « camp de base » des futures mobilisations.

Nous avons d’abord concentré nos efforts sur la « carte retraité ». C’est d’ailleurs sur ce thème que la campagne « Justice et dignité pour les chibanis » a été lancée en novembre 2009 à l’occasion du festival « Origines contrôlées » organisé par le Tactikollectif [5] à Toulouse. Depuis quelque temps, nous rencontrions des chibanis titulaires de la « carte retraité » qui, en accédant à une chambre dans un des foyers Adoma toulousains, s’adressaient alors à la caisse d’allocations familiales (Caf) de Haute-Garonne afin de bénéficier de l’aide personnalisée au logement (APL). À leur grande surprise, cette aide sociale leur était refusée au motif que leur « titre de séjour n’[était] pas recevable ». Et derrière ces refus, c’était bien la condition de résidence attachée à cette carte qui était visée, ce qu’ont confirmé les actions en justice menées par la suite. La Caf y précisait que l’étranger titulaire d’un titre de séjour portant la mention « retraité » ne pouvait pas percevoir l’APL faute d’avoir sa résidence en France. Selon la Caf, la délivrance d’une telle carte prouve que la résidence est établie à l’étranger.

Début 2010, ces refus d’APL ont été contestés devant le tribunal administratif de Toulouse. Si les recours sont toujours en cours, la mobilisation toulousaine a déjà remporté une première victoire sur le terrain de la carte « retraité ». En effet, la Cour de cassation est venue préciser clairement que rien ne s’opposait à ce que l’étranger titulaire d’un titre de séjour portant la mention « retraité » ait également une résidence en France au sens des prestations sociales [6]. La Caf allait devoir changer de tactique. Ce qu’elle n’a pas tardé à faire en se rangeant derrière « de nouvelles instructions » pour tenter de minimiser son erreur, faisant ainsi référence à la circulaire n° 2010-49 du 6 mai 2010 de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) mentionnant qu’« aux termes de l’arrêt Ahrab, 2e ch. civile Cour de cassation du 14 janvier 2010 et conformément à la position de la Direction de la sécurité sociale, le titulaire d’une carte de séjour portant la mention "retraité" peut apporter la preuve de la résidence effective en France afin de bénéficier de l’Aspa au sens de l’article R. 115-6 du CSS, et ce en dépit de la détermination des conditions d’obtention de la carte de séjour "retraité" [7] ».

Si ces premiers cas liés à la carte « retraité » allaient permettre à la mobilisation toulousaine de prendre conscience des enjeux liés à la condition de résidence, c’est bien le contrôle massif des habitants d’un foyer Adoma, organisé de concert par plusieurs organismes sociaux au cours de l’été 2009, qui allait démontrer à quel point cette condit ion serait désormais le moyen de harcèlement des immigrés âgés, privilégié par l’administration. Avec sans doute pour objectif de provoquer le départ définitif au pays du plus grand nombre d’entre eux.

La Carsat (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) (ex-Cram), la MSA (Mutualité sociale agricole) et la Caf, main dans la main, sont donc parties à l’assaut des foyers Adoma de Toulouse. La cible : l’immigré retraité. Le résultat : des dizaines de chibanis reconnus coupables d’avoir passé trop de temps auprès de leur famille au pays, et sommés de rembourser des sommes allant de 1 000 à 22 000 euros. Le ciel leur tombe sur la tête : troubles du sommeil, crises de nerfs, pleurs, sentiment d’injustice. Un jour, l’un d’entre eux nous dit : « Avant, quand je travaillais, je savais, je pouvais partir au bled cinq semaines par an. S’ils m’avaient dit que, quand on a la retraite, ce n’est pas plus de six mois par an, et ben je ne serais pas parti plus de six mois ! » Tout est dit. Car au-delà du débat politique à avoir sur le critère de la condition de résidence pour bénéficier de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), le premier scandale, c’est qu’on a tendu un piège à ces personnes en les traitant de tricheurs sans leur avoir expliqué les règles. Qui connaît un peu ces immigrés âgés issus des campagnes du Maghreb, peu qualifiés, ne maîtrisant pas le français pour nombre d’entre eux, sait bien qu’ils sont tout sauf des fraudeurs. Ils ont gardé de leur parcours en France (et sans doute de leur jeunesse dans l’empire colonial français) cette peur de l’administration, cette angoisse d’être « en règle ». Essayez de trouver un travailleur social qui, avant le début de ces contrôles, était au courant de cette condition de résidence pour l’Aspa ou l’APL, et qui faisait de la prévention auprès des bénéficiaires. Vous n’en trouverez pas, pas même à la Carsat. Les immigrés âgés que nous côtoyons souffrent sans doute bien plus du sentiment d’injustice d’avoir été traités de fraudeurs que d’être dorénavant contraints de compter leur temps de présence annuelle en France. La contrainte, ils connaissent depuis longtemps, une de plus ou une de moins… Mais la honte d’être insulté, ça ne passe pas.

Occupation

Bien entendu, les trois organismes qui ont lancé ces contrôles massifs réfutent le terme de contrôles discriminatoires. Ils refusent aussi toute discussion. Ces contrôles auraient été décidés par le préfet, qui lui aussi, bien entendu, réfute. Si bien que le 15 mars 2010, les chibanis et le collectif de soutien décident d’occuper les locaux de la Carsat [8]. Imaginez les papys qui entrent de force dans les locaux de la Carsat en bloquant la porte avec leurs cannes… La revendication est simple : annulation des dettes et arrêt des contrôles discriminatoires. Le directeur de la Carsat, Francis de Block, est rouge de rage et appelle la police. Il ne digèrera jamais cette occupation : en 2011, il assigne au tribunal plusieurs associations membres du collectif « Justice et dignité pour les chibanis » au motif futile d’une atteinte à son droit à l’image puisqu’il apparaît brièvement sur les photos et vidéos de l’action, visibles sur Internet. Il sera débouté par le tribunal sur l’ensemble de ses demandes et condamné aux dépens [9].

Cette occupation, qui a eu un écho médiatique relativement conséquent, signe le début d’une année 2010 rythmée par les actions publiques et les manifestations. Le 28 juin 2010, les chibanis manifestent dans les rues de Toulouse et sont reçus par un délégué du préfet. Le 23 septembre, ils participent à la manifestation contre la réforme des retraites, le 24 septembre, la municipalité de Toulouse vote un communiqué de soutien à la lutte des chibanis. Puis du 22 au 27 novembre, un forum intitulé « chibanis contrôlés » est organisé sur une place du centreville de Toulouse, mêlant rencontres, débats, concerts, théâtre, expos photos, etc. S’y ajoutent de multiples rencontres formelles et informelles avec des représentants de l’administration ou des élus. Et surtout, une assemblée générale hebdomadaire du collectif se tient dans le plus grand foyer Adoma de Toulouse, au cours de laquelle, et ce n’est pas anecdotique, un interprète en arabe participe aux discussions.

Parallèlement à la mobilisation sur le terrain politique, la lutte s’est poursuivie dans les prétoires. Des procédures judiciaires individuelles sont ouvertes tendant à faire annuler les demandes de remboursement opposées aux chibanis. Mais très vite, la défense juridique se trouve confrontée à de lourdes difficultés, démontrant avec une acuité particulière la vulnérabilité des chibanis face à une administration écrasante. Par exemple, c’est en raison de problèmes liés à l’acheminement du courrier au foyer Adoma que les chibanis n’ont eu connaissance que tardivement des décisions prises à leur encontre par les organismes sociaux, c’est-à-dire après l’expiration du délai du recours contentieux rendant impossible toute action en justice. Souvent, c’est d’ailleurs la suppression du versement des allocations qui révèle aux chibanis l’existence de telles décisions. La pression exercée par les organismes sociaux sur leurs allocataires amène de nombreux chibanis à renoncer à toute contestation en justice. Concrètement, les personnes auxquelles on venait de suspendre les allocations étaient amenées à admettre le principe de leur dette et d’en accepter le remboursement échelonné, à raison de 50 euros par mois en général (cf. encadré ci-contre). Ainsi, l’allocation suspendue était-elle rétablie contre l’acceptation des prélèvements mensuels, mais aussi contre le renoncement de toute action en justice. Beaucoup de chibanis acceptèrent ce chantage, compte tenu d’une part de l’extrême précarité dans laquelle ils se retrouvaient après la suspension de leurs allocations, ne vivant désormais plus qu’avec 400 euros ou 500 euros par mois et d’autre part, de la durée prévisible d’une procédure judiciaire pour recouvrer leurs droits (environ deux ans). D’autres, ayant eu connaissance de cet « arrangement », ont demandé d’eux-mêmes un échelonnement du remboursement de la dette, le rétablissement partiel du versement de l’allocation étant vécu comme un moindre mal. Si bien que, lors des recours contentieux, les caisses ont eu beau jeu d’affirmer que l’allocataire ne pouvait plus contester en justice le fondement de la dette puisqu’il en avait admis le principe en acceptant un remboursement échelonné.

Enfin, les chibanis ont également eu d’énormes difficultés à rapporter en justice la preuve de leur résidence en France, celle-ci ne pouvant qu’être faite à l’aide de documents écrits, alors que cette population maîtrise mal la langue française et encore moins l’écrit.

Malgré ces difficultés, le combat a été mené sur le terrain judiciaire : plusieurs procédures ont été engagées devant le tribunal administratif (pour l’aide au logement) et des affaires de sécurité sociale de Toulouse (pour l’Aspa). À ce jour, si aucune décision n’a encore été rendue sur le fond, plusieurs enseignements peuvent déjà être tirés.

Sur la forme, la méthode utilisée par les organismes sociaux lors du contrôle massif est particulièrement contestable. On sait que des agents de ces organismes ont fait le tour des chambres du foyer Adoma en exigeant de leurs habitants qu’ils montrent leur passeport pour relever les dates d’entrée et de sortie du territoire français. En cas d’absence et après plusieurs tentatives infructueuses de l’agent, une convocation écrite était laissée à l’allocataire lui intimant de se présenter au siège muni de son passeport. Massivement, les chibanis se sont exécutés. Cette méthode est contestable à plus d’un titre, tant en ce qui concerne l’obligation faite à l’allocataire de présenter son passeport [10] que sur les règles formelles entourant un tel contrôle (pouvoir de l’agent de le mener, information préalable sur l’objet du contrôle, etc.). Pour leur défense, les organismes ont nié que le contrôle ait été effectué de cette manière. Pourtant souvent, ils ne ramèneront ni la preuve d’une quelconque convocation préalable, ni celle d’avoir exigé de l’allocataire qu’il verse d’autres documents que son passeport dans le cadre du contrôle exercé…

Sur le fond, la volonté des organismes sociaux de se servir du contrôle de résidence comme d’un moyen pour poursuivre le fraudeur qui se cache derrière chaque immigré âgé est souvent très nette. Ainsi, de manière totalement arbitraire, alors que la condition de résidence s’apprécie sur une année civile, certains organismes n’ont pas hésité à en contrôler le respect sur n’importe quelle période de douze mois, à partir du moment où cela pouvait aboutir au redressement de la personne. Dans le même sens, c’est avec beaucoup de légèreté que les dates d’entrée et de sortie du territoire ont été analysées, les organismes commettant même des erreurs grossières dans leur calcul.

Parti pris administratif

Mais surtout, bien loin de l’esprit du droit en matière de prestations sociales, les organismes sociaux n’ont pas hésité à avoir une appréciation de la loi extrêmement restrictive lors de son application à la situation des immigrés âgés. Par exemple, en matière d’APL, un organisme n’a pas hésité à nier le droit de l’allocataire à percevoir cette allocation sur une année entière au motif qu’il s’était absenté deux jours de trop de son logement alors que même la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) préconise une solution bien plus respectueuse de la situation de l’allocataire dans ce genre de cas. D’après la circulaire n° 2010-014 du 15 décembre 2010, « lorsque l’inoccupation du logement est de plus de 122 jours, le droit à l’aide au logement est maintenu pour tous les mois complets d’occupation du logement ». Le parti pris des organismes sociaux est enfin apparu crûment en ce qui concerne l’Aspa. En effet, la loi oblige spécialement les organismes sociaux à informer leurs allocataires sur les conditions de son attribution. Or cette information n’a jamais été dispensée aux chibanis toulousains, les organismes concernés n’ayant pas réussi à rapporter la preuve contraire. Dès lors, ayant failli à leur obligation d’information, ils n’auraient jamais dû les considérer comme des fraudeurs. D’ailleurs, la circulaire du 15 décembre 2010 précitée les y invitait en précisant que « cette information constitue, en outre, un critère d’appréciation de l’intention frauduleuse. En l’absence d’information et compte tenu de la complexité de la notion de résidence, des séjours hors de France excédant ce qui est admis, peuvent difficilement être soupçonnés de fraude » [11].

En attendant les décisions de justice, la mobilisation toulousaine s’est quelque peu estompée. Quoi de plus normal après de longs mois de lutte d’autant plus fatigants que les intéressés sont vieux et souvent malades. En face, les organismes sociaux n’ont pas daigné faire le moindre geste en faveur des chibanis. Que représentent les quelques dizaines de milliers d’euros qui sont réclamés aux chibanis pour le budget de la Carsat ? La machine est violente, impitoyable, d’autant plus quand il s’agit d’étrangers.

La bonne nouvelle, c’est que l’expérience toulousaine a fait des petits. À Paris, à Montpellier, à Perpignan, les chibanis en colère s’organisent. Une coordination nationale va voir le jour.

Pour les chibanis, en matière de santé, de logement, de droits sociaux, tout reste à faire.

Quand la Carsat contrôle les passeports



Monsieur A., de nationalité algérienne, est arrivé en France en novembre 1963 pour y travailler dans le secteur du bâtiment. Après de nombreuses années de travail, il est placé en retraite le 1er août 1993. Il est aujourd’hui âgé de 85 ans. Au titre de sa retraite, il percevait de la part de la Carsat au mois d’octobre 2009 une pension de 913,68 euros par mois, composée de sa retraite personnelle (564,70 euros) et de l’allocation supplémentaire invalidité (348,98 euros). Il percevait également une retraite du secteur du bâtiment pour un montant de 232 euros par mois environ. Ses revenus mensuels s’élevaient donc à environ 1 145,68 euros. Au cours de l’été 2009, un contrôleur de la Carsat se présente à son domicile et exige de lui qu’il verse son passeport. Il s’exécute. Par la suite, la Carsat l’informe qu’il doit la somme de 7 594,87 euros pour la période s’étendant du 1er janvier 2008 au 31 octobre 2009 au titre d’un « tropperçu », sans plus d’explications. Dans le même temps, elle supprime le versement de cette allocation. Les revenus de Monsieur A. sont donc amputés de 348,98 euros. Ne comprenant absolument pas ce qui lui arrive, Monsieur A. téléphone à la Carsat par l’intermédiaire d’un travailleur social. On lui indique alors que son passeport a montré qu’il passait trop de temps dans son pays d’origine et que l’Aspa à laquelle il avait droit ne serait plus versée jusqu’à remboursement complet de la dette. Une solution est néanmoins envisageable : s’il demande par écrit un échelonnement du remboursement de sa dette à hauteur de 50 euros par mois, le versement de l’Aspa sera rétabli ; ce qu’il fait. Dans le cadre du recours exercé par l’allocataire devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass), la Carsat a prétendu que Monsieur A. avait été convoqué par courrier et que d’autres documents que son passeport lui avaient été demandés dans le cadre du contrôle mais elle a été incapable de verser ni la convocation écrite ni la liste de documents évoquée... Le Tass a pourtant rendu un avis négatif et Monsieur A. fait aujourd’hui appel.




Notes

[2Les vieux travailleurs maghrébins souffrent, dès 55 ans, de pathologies observées chez les Français de vingt ans plus âgés, selon le HCI (Rapport sur « la condition sociale des travailleurs immigrés âgés », mars 2005). Elles sont liées aux conditions de travail pénibles sur les chantiers, au logement précaire, indigne et insalubre, aux carences alimentaires, à des affections respiratoires, au diabète…

[3La plupart des immigrés âgés dont nous parlons sont hébergés dans des foyers Adoma (Ex- Sonacotra) dans un état de vétusté avancé et inadaptés à l’accueil d’une population vieillissante.

[7Photos et vidéo de l’action sur www.chibanis.org

[8Le Gisti représenté au procès avait soutenu le collectif en présentant une intervention volontaire au tribunal.

[9Photos et vidéos de toutes les actions sur www.chibanis.org

[10Voir en ce sens la délibération de la Halde n° 2009-148 du 6 avril 2009.

[11Voir l’article L 815-6 du code de la sécurité sociale.


Article extrait du n°93

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 20:55
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