Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Vous avez dit « identité nationale » ?

Les propositions de réforme de la Commission de la nationalité reposent sur un certain nombre de postulats, les uns explicites, les autres implicites, qui méritent, tout autant que les propositions elles-mêmes (que nous analysons plus loin) une lecture attentive et critique, Les « sages » n’ont-ils pas cédé à une idée à la mode en acceptant comme un fait acquis l’affaiblissement de l’identité. nationale ? Et n’ont-ils pas été piégés par une conception élective » de la nation d’apparence séduisante, certes, mais qui pose infiniment plus de problèmes qu’elle n’en résout ?

Le postulat de départ, autour duquel s’articulent l’ensemble des propositions de la Commission, et notamment celles qui concernent l’accès des jeunes nés en France à la nationalité française, est le suivant : l’intégration des étrangers sera d’autant plus aisée que la conscience d’une identité nationale sera plus forte. Mais ce postulat soulève tant d’interrogations qu’on finit par douter de sa validité.

Première interrogation : Qu’est-ce que l’identité nationale ? À cette question, pourtant primordiale, aucune réponse n’est fournie. Tout ce qu’on apprend, à la lecture du rapport, c’est que cette identité serait actuellement menacée, ou du moins en voie d’affaiblissement. Pourquoi ? Par quoi ? Comment peut-on mesurer cet affaiblissement ? Mystère. Plus loin, il est encore question du « sentiment largement partagé d’un affaiblissement de l’identité nationale ». Sentiment partagé… ou idée reçue ?

Que le sentiment national – c’est-à-dire la conscience d’appartenir à une nation par rapport ou par opposition à d’autres nations – soit moins fort qu’à d’autres époques, c’est probable… et c’est heureux. Que l’intégration sociale pose problème, c’est également vrai, et c’est moins dû à la présence des immigrés qu’au contexte économique de chômage croissant, avec les maux qu’il engendre. Mais l’intégration sociale, ce n’est pas la même chose que l’intégration nationale, tout comme le sentiment national ne se confond pas avec la conscience de l’identité nationale.

« Les sondages montrent » – nous dit-on – que beaucoup de Français partagent aujourd’hui le sentiment que l’intégration d’un nombre croissant d’immigrés entraînerait une certaine « dissolution d’identité », que l’intégrité de la nation serait menacée par une quantité excessive d’altérité.

Fantasmes

Mais les sondages ne mesurent rien d’autre, précisément, que des « impressions » ou des « sentiments » subjectifs ; et leur validité, dans ces domaines sensibles entre tous à l’influence des idées à la mode, des propagandes… et des questions posées (poser la question, c’est déjà suggérer qu’il est légitime de la poser, donc qu’elle se pose effectivement), est fortement suspecte. Et de toute façon, le fantasme d’une perte d’identité ou de pureté, la crainte du métissage ou de l’envahissement, sont peut-être des indices d’une crise, mais rien ne permet de les interpréter comme les indices spécifiques d’une crise de l’identité nationale. Pour pouvoir juger de la réalité de cette crise, il faudrait qu’on nous ait préalablement dit ce qu’est l’identité nationale, l’identité française. Or là-dessus les « sages » sont muets (’).

Seconde interrogation : Pourquoi l’intégration sera-t-elle d’autant plus aisée que l’identité nationale sera forte ? Sur ce point, les « sages » sont un tout petit peu plus diserts, mais ils nous laissent quand même sur notre faim.

Ils commencent par exposer – pour la rejeter finalement – la thèse de ceux qui estiment que l’intégration se fera de façon spontanée et qui font confiance aux automatismes sociaux et culturels : dans cette perspective, le passage d’un ensemble socio-culturel vers un autre s’opérerait d’autant plus facilement que l’identité de l’ensemble français tendrait à s’affaiblir au profit soit de particularismes locaux plus affirmés, soit surtout d’une culture économique et médiatique transnationale où se reconnaît aisément la jeunesse.

Cette vision des choses paraît empreinte de beaucoup de réalisme, et elle est par ailleurs largement corroborée par les faits et par les témoignages recueillis par la Commission : ses membres ont en effet reconnu – Chaunu en tête – que l’intégration socioculturelle était en marche, et que ces jeunes étrangers nés en France étaient incontestablement français. Or, curieusement, les « sages » rejettent cette vision qui leur semble dangereuse. Pourquoi dangereuse ? D’abord, disent-ils, parce que les agents traditionnels d’intégration sociale – l’école, l’Église, le service militaire, le syndicat, le militantisme politique, voire la famille – ont perdu de leur efficacité. Admettons. (Encore que ce soit devenu un tel lieu commun qu’on finit par douter de la pertinence d’un constat que nul ne prend plus la peine de démontrer) (2). Mais les « sages » ne font-ils pas ici une fois encore une confusion entre intégration sociale et intégration nationale ? Eux-mêmes reconnaissent que cette perte d’efficacité touche aussi la population française. Or, si les jeunes immigrés et les jeunes Français sont ici logés à la même enseigne, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’un problème d’intégration nationale, mais d’intégration sociale 0).

« Laissez-faire »

Si l’on ne peut faire confiance aux automatismes sociaux et culturels, c’est ensuite, dit la Commission, parce que « la sociologie montre qu’une politique du laissez-faire, heurtant des catégories de Français d’autant plus attachés à leur identité nationale que leurs divers statuts sociaux sont menacés, serait véritablement la source de graves conflits » (p. 86). Là encore, les remarques et les objections surgissent en masse.

1. Les sondages montrent, la sociologie montre… Sous cette forme, ce n’est rien d’autre que l’argument d’autorité qui ne démontre, justement, rien du tout.

2. Le terme de « passage » d’un ensemble socio-culturel à un autre, ou d’une appartenance nationale, à une autre, utilisé à plusieurs reprises par la Commission, est fallacieux. Car les jeunes nés en France – ceux dont il s’agit ici principalement, sinon exclusivement – n’ont aucun « passage » à opérer ! Ils ont toujours vécu dans le même ensemble socio culturel que leurs camarades français de naissance, et ils n’ont pas d’autre appartenance nationale – tout au plus ont-ils une autre nationalité. Il ne faut décidément pas confondre la question de l’insertion et de la cohabitation avec des communautés immigrées qui peuvent effectivement être encore marquées culturellement par leur société d’origine, et la question de l’intégration des jeunes nés en France, qui sont culturellement français sans l’ombre d’un doute.

3. Qu’entend-on par « politique du laissez-faire » ? Dans le contexte où l’expression est employée, elle vise non pas l’abstention des pouvoirs publics dans le domaine de l’insertion des immigrés, mais apparemment le maintien en l’état de la législation actuelle, qui permet aux jeunes nés en France de devenir français sans formalité à l’âge de 18 ans. Que la politique du laissez-faire soit dangereuse en matière sociale, où elle aboutit à entériner la discrimination et la ségrégation, c’est sans doute exact ; mais ce n’est pas cela que visent les « sages » ici. Ce qu’on croit comprendre, c’est que ne rien faire, ne rien changer au droit de la nationalité, conduirait tout droit vers ces conflits résultant de ce que certains Français s’estiment menacés dans leur identité nationale par (ce ne sont pas les termes de la Commission) l’infusion à trop haute dose dans la population française de personnes originaires d’un autre « ensemble socio-culturel ».

4. D’où la question : le but d’une politique doit-il être de conjurer les fantasmes complaisamment entretenus dans l’opinion par une certaine propagande ? Les barrières que l’on mettrait à l’accès à la nationalité française – pardon : le remplacement du laissez-faire actuel par un « passage conscient et organisé » à la nationalité française – ne viseraient-ils en définitive qu’à ne pas pousser à l’exaspération ceux que leur statut social enferme dans une mentalité de « petits blancs » ?

Troisième interrogation : Que propose-t-on pour renforcer l’identité nationale prétendument menacée ou en voie d’affaiblissement ? Rien, strictement rien… pour les Français. Les seules propositions visent les jeunes étrangers qui vont acquérir la nationalité française. Après avoir une nouvelle fois répété que l’intégration sera rendue d’autant plus facile que sera plus forte la conscience d’identité de la nation française, on propose, pour favoriser à la fois l’intégration et le renforcement de l’identité nationale,… un nouveau code de la nationalité « conçu à la fois comme un instrument de cette intégration que la Commission appelle de ses vœux et un point de référence pour l’identité nationale ». C’est quand même maigre, même si la Commission prend soin de rappeler qu’à ses yeux le code de la nationalité ne saurait à lui seul remplacer les autres efforts à accomplir en vue d’assurer l’intégration des communautés immigrées.

Volonté… ou héritage

D’autant que l’essentiel de la réforme proposée tient dans ce fameux acte de volonté que l’on va demander d’effectuer aux postulants à la nationalité française. Par quel miracle le choix individuel effectué par quelques milliers de personnes par an va-t-il résoudre les problèmes d’identité nationale auxquels la France, paraît-il, est confrontée ? Là encore, mystère. Ou plutôt, on ne voit qu’une seule réponse : parce qu’en imposant cette formalité on calmera les fantasmes. de ceux qui ont peur pour leur propre identité (voir plus haut)…

Soyons justes : le choix individuel n’est pas conçu, dans l’esprit des « sages », comme un barrage (même si, en pratique, il risque bien de le devenir, comme nous le montrons par ailleurs). Bien au contraire, il est présenté comme l’élément central d’une « conception élective de la nation ». Renan, Finkielkraut, à notre secours ! Conception séduisante, assurément : qui ne souhaiterait que l’appartenance à un groupe s’opère selon un choix libre, que les prérogatives régaliennes de l’État cèdent la place à la volonté de l’individu ? Mais ce qui est séduisant n’est pas forcément opérant.

En exergue du rapport figure la fameuse phrase de Renan : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Mais on omet de citer le reste ! Voici donc ci-dessous la citation resituée dans son contexte, qui se passe de tout commentaire.

Alors, progressiste et fidèle à l’esprit des Lumières, Renan, comme semblent le penser les « sages » ? Ou susceptible de justifier toutes les variations sur le thème « nos ancêtres les Gaulois » ?

Les valeurs républicaines

La Commission, pour la rendre encore plus séduisante, ne manque pas d’opposer cette conception élective à la conception déterministe et organique de la nation d’un Joseph de Maistre. Certes. Mais il faut bien voir que l’attribution de la nationalité française par le simple fait de la naissance en France, même si – c’est exact – elle ne fait guère de place à la volonté individuelle, est aux antipodes de la conception déterministe et organique qui s’accommode beaucoup mieux d’une nationalité fondée sur la filiation, sur le jus sanguinis. Or la Commission – et on ne saurait lui en faire grief – ne propose à aucun moment, que l’on sache, de remettre en cause ce mode d’attribution de la nationalité française.

Ce qui est finalement gênant, dans cette adhésion proclamée à une conception élective de la nation – en dehors même de la référence risquée à Renan –, c’est que ses effets se limitent à réclamer des jeunes nés en France un acte de volonté. Sans doute peut-on y voir un privilège insigne dont eux seuls bénéficieront – le privilège de pouvoir dire : j’ai choisi d’être Français… Mais eux-mêmes ne seront-ils pas plutôt portés à y voir un signe de discrimination ? D’autant que si, dans le système proposé, entre 16 et 18 ans l’accès à la nationalité française est « libre », dépendant uniquement de l’expression de cette volonté individuelle, une fois passé cet âge la société est à nouveau en droit de vérifier s’ils sont dignes d’y accéder.

Dans la conception élective de la nation, les « sages » ne font pas seulement entrer l’adhésion libre à la nation française (adhésion toute théorique, répétons-le, puisque aucun Français ne choisit sa nationalité à la naissance), mais également l’adhésion à ses valeurs éthiques et spirituelles. On s’aventure ici sur le terrain de l’idéalisme le plus absolu. Car l’appartenance à la nation française – dût-on le déplorer – n’est nullement conditionnée par l’adhésion aux valeurs – disons : républicaines, ou aux principes de la Révolution française ! Ne rêvons pas ! Sauf à prétendre que la nation a une âme et qu’il existe un génie français intemporel et transcendant, force est d’admettre que ce sont les gens qui vivent dans un pays qui en déterminent les valeurs, et non l’inverse. Ou alors, constatons que les 10 % de

Français qui se reconnaissent dans les idées du Front National se sont placés eux-mêmes hors de la collectivité nationale. Et disons, plus radicalement encore, que quarante millions de pétaninistes n’étaient pas dignes d’être Français ! (4)

Non, décidément, cette conception élective de la nation est un beau sujet de réflexion philosophique, mais mieux vaut admettre qu’elle ne tient pas une seconde la route face à des réalités politiques et sociologiques qui en rendent la mise en œuvre totalement illusoire.

Et peut-être serait-il plus raisonnable d’accepter de bannir une fois pour toutes de notre vocabulaire les mots « nation » ou « appartenance nationale », de remplacer le terme « nationalité », source de tant de confusion, sinon même de dérives, par celui d’« étaticité » exprimant simplement le rattachement juridique à un État, de reconnaître, enfin, que l’appartenance est une question de pur fait, résultant, dans le cas d’enfants nés et élevés en France, d’une « socialisation » et d’une « acculturation » spontanées, que le droit ne peut rien faire d’autre qu’entériner.

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis (..). La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes… On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet […]

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé dé continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours.

(Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882)

(1) Voir toutefois les interviews de B. Goldman, D. Schnapper et A. Touraine, dans ce même numéro, qui sont un peu plus explicites sur ce point.

(2) Sur l’intégration par l’école, voir l’article p. 29.

(3) La distinction entre intégration nationale et intégration sociale est en revanche bien soulignée par A. Touraine (voir plus loin son interview p. 27).

(4) B. Goldman n’hésite pas, dans l’interview qu’il nous a accordée, à aborder cette question.



Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 16:59
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