Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Français par le sang, par le sol… ou par l’école ?

Serge Boulot et Danielle Boyzon-Fradet

 
Tout au long des auditions auxquelles a procédé la Commission de la nationalité, intégralement retranscrites dans le rapport final, on a vu apparaître un thème récurrent l’école et son rôle intégrateur, L’analyse systématique des interventions est à cet égard pleine… d’enseignements.

L’objectif assigné aux travaux des « sages » – clarifier le débat autour d’une éventuelle réforme du code de la nationalité – obligeait la Commission à s’interroger avant tout sur la question centrale de l’intégration et de ses modalités.

Une étrange absence

La plupart des grandes institutions considérées comme les vecteurs traditionnels de l’intégration ont donc été auditionnées – et cela, malgré la remise en cause quasi-unanime de leur capacité réelle à assumer ce rôle dans le contexte actuel. L’Armée, la Justice, les Affaires sociales, l’Intérieur avaient délégué des directeurs de service et des hauts fonctionnaires, capables d’apporter des informations quantitatives et qualitatives à l’appui de leurs témoignages. Or, parmi ces institutions, on remarque un absent de taille : l’École. Lorsqu’on consulte la liste des personnes entendues et celle des document adressés à la Commission, on constate qu’aucun responsable de l’Éducation nationale n’a été auditionné, et qu’aucun document officiel sur la scolarisation des enfants étrangers n’a été remis à la Commission.

Absence d’autant plus étrange que la lecture attentive des auditions montre que le thème de l’école a été omniprésent dans les débats : pas une audition sans qu’il soit évoqué, pas moins de la moitié des invités y faisant référence soit spontanément, soit en réponse aux questions des « sages », pratiquement pas un des membres de la Commission qui n’ait au moins une fois interrogé ou témoigné sur le sujet.

En dehors des trois interventions de praticiens – un proviseur de lycée professionnel, un principal de collège et un directeur d’école –, le rôle de l’école a été souligné par les porte-parole de presque tous les autres secteurs : municipalités, administrations, chercheurs, juristes, églises, associations…

Compte tenu de l’absence de parole « légitime » sur l’école – celle du ministère lui-même –, il est évident que l’on se trouve face à un discours dilué, basé au mieux sur le témoignage professionnel, et, massivement, sur la référence à un vécu propre. D’où l’absence de référence aux objectifs éducatifs de la nation, d’appréciation d’ensemble sur les processus de scolarisation, de preuves tangibles des faits énoncés. D’où, souvent, des clichés contradictoires reprenant les commentaires habituels sur l’échec de l’école.

En dépit de l’absence du ministère aux travaux de la Commission, deux faits sont à souligner : d’abord, l’affirmation claire, depuis Chevènement, d’un objectif d’intégration par l’école – sans toutefois que les modalités en soient précisées, car les opinions divergent considérablement à ce sujet (égalité de traitement, ou prise en compte des spécificités ?) ; ensuite, l’intervention d’autres « pouvoirs » (ministères des. Affaires sociales, de la Défense, des Droits de l’homme, organisations internationales et notamment européennes, pays d’émigration, associations…), pour combler en quelque sorte le vide laissé par l’Éducation nationale, qui ne semble pas vouloir afficher au grand jour les mesures nécessaires à la réalisation de l’objectif. On peut craindre, dans ces conditions, que celle-ci ne se laisse imposer de l’extérieur – et de manière irréfléchie parce qu’ignorante des rouages profonds de l’école – des décisions préjudiciables aux enfants concernés.

Un certificat d’intégration

La discussion revêt en permanence un tour paradoxal : d’un côté on s’appuie sur la double hypothèse qu’hier l’école intégrait et qu’aujourd’hui elle n’intégrerait plus ; de l’autre, on s’appuie sur le constat de l’intégration effective des enfants passés par l’école, aujourd’hui comme hier !

La référence au rôle intégrateur de l’école d’hier fonctionne comme un postulat, et non comme une propriété à démontrer. Et partant de ce postulat on prétend qu’aujourd’hui il n’en va pas de même. Les enseignants sont les seuls à ne pas tenir ce discours, leur expérience tendant à prouver qu’il n’y a aucune différence entre leurs élèves, français ou étrangers. Pour ces praticiens de l’éducation, le présent a beaucoup plus d’importance qu’un passé mythique.

Il est évident que le constat de l’intégration des enfants étrangers n’implique pas que celle-ci passe par le seul canal des acquisitions scolaires. Certains ont mis en évidence la complexité des « systèmes humains » et notre ignorance de leurs mécanismes profonds.

Le débat s’articule alors autour de quatre grandes questions :

  • L’école d’aujourd’hui continue-t-elle à être le creuset de l’intégration ?
  • L’intégration et l’identité propre sont-elles conciliables ?
  • Le passage par l’école a-t-il valeur de « certificat de nationalité » ?
  • Comment assurer une meilleure intégration par l’école ?

Quels Indices ?

Une lecture attentive et chronologique des auditions fait apparaître une demande de plus en plus pressante d’éléments permettant de mieux cerner les processus par lesquels l’école intègre ou non les enfants étrangers. Les réponses apportées établissent une liste d’indices plus ou moins forts d’intégration effective :

  • L’école intègre aussi fortement que l’armée.
  • Elle intègre aussi bien les étrangers que les Français puisque les étrangers ont des résultats identiques à ceux des Français à catégories sociales équivalentes et que leur taux de préscolarisation est aussi important. En outre, comme pour les Français, les filles étrangères réussissent généralement mieux que les garçons.
  • Si certains mettent en doute l’égalité d’intégration selon les origines (voir en particulier la suspicion à l’égard des Maghrébins) le témoignage des enseignants à cet égard est formel : il n’y a pas de différences.

Le cas des enfants du sud-est asiatique a permis de remettre en cause un certain nombre d’idées reçues même s’il est vrai que l’attitude positive des enseignants à leur égard a contribué fortement à leur réussite par l’école.

  • Le double refus des notions de « seuil de tolérance » et de corrélation entre pourcentage d’enfants étrangers et niveau d’une école va de pair avec l’affirmation du rôle primordial que joue l’hétérogénéité, tant sociale qu’ethnique, dans la bonne intégration par l’école. Tous les intervenants se sont accordés pour rejeter la constitution de « ghettos ».
  • À la question « l’intégration est-elle davantage le fait de la relation avec les enseignants que celui de la relation avec les camarades ? », il n’a pas été apporté de réponse précise, l’école étant un lieu de rencontre entre divers partenaires. Néanmoins, la question mériterait une recherche car on sait le rôle positif des enseignants dont témoignent les histoires de vies « réussies ». En outre, un certain nombre d’intervenants soulignent les liens très puissants qui unissent les enfants d’un même lieu de résidence, en particulier dans les zones de forte concentration urbaine.
  • L’intégration passe évidemment par la réussite scolaire. Celle-ci conforte l’identité et évite la délinquance et la marginalité. Cependant, elle n’est pas exempte dans certains cas d’ambiguïté, lorsqu’elle conduit à des ruptures culturelles ou familiales.
  • L’école apparaît comme le lieu privilégié d’immersion dans la culture française et d’assimilation de ses valeurs. La référence au rôle de l’école coloniale et aux établissements d’enseignement français à l’étranger a étayé la démonstration de plusieurs intervenants sur ce point.

L’illustration la plus éclatante de l’intégration des valeurs de la société française par le canal de l’école nous est donnée par TOUTES les interventions des jeunes d’origine étrangère venus témoigner devant les « sages ». Pas de plus fermes défenseurs des valeurs démocratiques, de l’égalité et de la laïcité que ces jeunes ! Quelle belle récompense et quel succès pour l’École de la République !!

Intégration et Identité

L’intégration étant un fait acquis, il fallait s’interroger sur sa compatibilité avec le respect de l’identité.

Pour les jeunes, il apparaît qu’il s’agit là d’un faux débat. Ils l’expliquent par les fondements mêmes de la société française, à savoir la séparation fondamentale entre État et société civile : égalité absolue dans les institutions, liberté dans les pratiques privées.

La réponse aux problèmes de religion découle de cette affirmation : l’école, institution d’État, n’a pas à connaître des pratiques religieuses, mais elle devrait sans doute informer sur les systèmes culturels que les religions engendrent.

Quant à l’enseignement des langues et cultures « d’origine », l’unanimité s’est établie autour d’un constat d’échec entraînant une marginalisation des enfants étrangers, et conduisant, malgré de bonnes intentions, à des pratiques discriminatoires. Cet enseignement relève des choix d’activités extra-scolaires (au même titre que la danse, le tennis, la musique ou le club d’échecs…). Lorsque ces activités ont lieu hors de l’école, elles constituent d’ailleurs un élément du contrôle social (rôle des associations dans l’encadrement des jeunes des quartiers). En revanche, l’ouverture de l’école sur la diversité culturelle est vivement souhaitée.

« Jus scholae ? »

À partir de ce constat unanime du rôle intégrateur de l’école, on met en valeur l’élément de preuve, au regard de la nationalité, que constituerait le seul fait, pour un enfant étranger né en France, d’y avoir été scolarisé.

Puisque l’école ignore le racisme, expliquent plusieurs témoins, n’est-ce pas la preuve que les enfants passés par l’école ont intégré les fondements de cette société et la diversité de ses composantes ? Face à son camarade, l’enfant ne se pose même pas la question de sa nationalité. Certains intervenants s’inquiètent donc des conséquences néfastes que pourrait avoir le débat autour de la réforme du code sur l’équilibre des rapports au sein de l’école et sur la confiance que les familles lui apportent.

Autre argument : la scolarité équivaut à un certificat de résidence, et la résidence prolongée en France est bien entendu un facteur d’intégration à prendre en compte pour l’acquisition de la nationalité française.

Effet en retour : outre son impact sur l’enfant, la scolarité témoigne de la volonté de ses parents de lui donner une éducation française. Un intervenant étranger, dont les enfants passés par l’école ont choisi de demeurer dans ce pays, se dit même contraint d’opérer le même choix par solidarité avec eux. L’école a fait « coup double ! »

Dans un bel élan consensuel, les membres de la Commission, lors de la dernière audition du 21 octobre, convaincus du rôle fondamental de la scolarité, tombent d’accord sur une acquisition rendue quasiment automatique dès la fin de l’école obligatoire !

Le temps de plus en plus long passé à l’école (il a été multiplié par deux depuis 1881 : passant de sept à quatorze années) devait naturellement conduire à cette évidence. Au droit du sol, il convient aujourd’hui d’ajouter celui que confère la scolarité – jus scholae…

Quel rôle pour l’école dans cette perspective ?

Deux propositions ont été avancées par plusieurs intervenants au cours des auditions : d’une part la diffusion d’une information précise et complète permettant aux intéressés d’effectuer un choix libre et clair, d’autre part une ouverture des contenus afin d’assurer une meilleure conciliation entre processus d’intégration et identité propre des individus.

En conclusion, on peut réduire les débats à une équation simple :

naissance en France + scolarité =

résidence prolongée + intégration des valeurs nationales =

nationalité française.

C’est ce qu’exprimait Jacques Robert lorsqu’il déclarait : « le volontarisme se manifeste non seulement par le lieu de la naissance, mais par le fait qu’on y réside… et surtout par la scolarisation, car je pense que c’est la scolarisation qui est le noeud du problème. La patrie, c’est le lieu où on est formé. »

« Ce qui pour ma part me parait le plus important, ce n’est pas tellement le délai, c’est la scolarisation… Il n’y a pas de facteur plus intégrationniste que la scolarité, surtout la scolarité primaire et secondaire. » P. Lagarde p.118.

« Ce que nous réclamons nous aujourd’hui, c’est un droit à la ressemblance. Ce droit à la ressemblance pose le problème de l’identité. Qu’est-ce que pour nous l’Identité ? Est-ce le béret et la baguette ? Est-ce la façon de se tenir à table ? Non. Nos valeurs, ce sont celles de la Révolution française. Nos valeurs ce sont les valeurs de la laïcité. Nos valeurs sont les valeurs de la démocratie. Nous y adhérons totalement » A. Dahmani, p.474.

« Si on a pu, durant des années, des dizaines d’années, apprendre à des enfants qui se trouvaient aux Antilles, qui se trouvaient au Sénégal, qui se trouvaient ailleurs, que la France était leur mère, que leurs ancêtres étaient gaulois, et surtout leur donner l’amour d’un certain nombre de valeurs traditionnelles de la France, comment peut-on concevoir qu’on ne puisse pas en quinze ou seize ans de temps inculquer à un enfant né ici à Gennevilliers ou à Asnières un amour de la France suffisant, une connaissance de la France suffisante pour qu’à seize ans la question de sa nationalité ne puisse même pas se discuter ? » G. Paul-Langevin, p. 495.

L’intégration, c’est s’opposer à. une conception de la société où, en raison de leurs origines, les hommes et les femmes vivent dans des domaines séparés, dans des quartiers séparés. Les enfants vont dans des écoles différentes. Les gens sont soumis à des législations différentes… Il ne faut pas confondre ce débat avec le débat culturel sur la possibilité qui continue à exister en France des façons différentes de se comporter, de manger, de chanter, de célébrer telle ou telle fête religieuse… La République, c’est Justement la possibilité pour des hommes et des femmes d’origine différente, de culture différente, de vivre selon des valeurs communes, d’adhérer à des principes de loi communs et d’être soumis aux mêmes devoirs avec, en contrepartie, les mêmes droits. Voilà notre conception de l’intégration. » H. Désir, p. 558-559.



Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 17:19
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