Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »

« Une loi pour créer d’autres Saint-Bernard »

Madjiguene Cissé

Porte-parole des sans-papiers

Depuis l’irruption des Africains de Saint-Ambroise/Saint-Bernard sur la scène publique en mars 1996, les sans-papiers réunis dans les différents collectifs n’ont cessé de revendiquer leurs droits.

L’un des Saint-Bernard l’exprime si bien en disant « Les Français, ils ont le droit d’être racistes, mais nous on a le droit d’être ici ». Trois cents Africains se sont levés pour réclamer : le droit d’être là, le droit d’être considérés comme des êtres humains, le droit à l’éducation pour leurs enfants, le droit au travail, le droit à un logement décent, en résumé le droit de vivre normalement.

Ces « clandestins », qui se disent, eux, des « sans-papiers », sont convaincus qu’ils ont des droits à revendiquer. « Clandestinisés » par des lois de plus en plus répressives, privés des droits fondamentaux, ils sont considérés comme des boucs-émissaires, responsables de tous les maux dont souffre aujourd’hui la société française.

L’un des sans-papiers de Saint Bernard ne comprend toujours pas l’ingratitude de ces Français qui ont le droit d’aller et d’être bien reçus chez nous, alors que nous n’avons pas le droit d’être ici.

Des sans-papiers fabriqués par les lois

La politique de fermeture des frontières décidée en 1974 avait pour objectif de limiter les entrées d’étrangers en France, et notamment des étrangers venus chercher du travail. Dans les faits, cette volonté de fermer les frontières s’est traduite par la multiplication de textes législatifs ou administratifs qui ont fabriqué cette catégorie d’étrangers appelés sans-papiers.

L’espoir suscité par l’arrivée d’un gouvernement de gauche au pouvoir a été de courte durée. Le gouvernement de Lionel Jospin n’a pas su tirer les leçons de l’expérience de plus de vingt ans de politique d’immigration basée sur la répression et sur le principe de fermeture des frontières.

Pourquoi est-ce illusoire de fermer les frontières ? Les luttes des sans-papiers et les opérations de régularisation partielle ou globale qui reprennent de manière cyclique montrent que la politique de fermeture des frontières et/ou de maîtrise des flux migratoires demeure une illusion. Depuis 1974, l’Europe cherche à se barricader, à tenir à bonne distance les ressortissants pauvres des pays du Sud.

Dans le souci de pratiquer sa politique de fermeture des frontières, la France viole constamment ses propres lois et les textes internationaux qu’elle a ratifiés. Est-ce possible de fermer les frontières à une époque où tout est fait pour les favoriser ?

Les progrès accomplis dans le domaine des transports et de la communication (TGV, bateaux ultra-rapides, bus, avions…) rapprochent les continents. Dakar n’est aujourd’hui qu’à cinq heures de vol de Paris, Brazzaville un peu plus, alors que les René Caillié et autres Savorgnan de Brazza mettaient deux mois pour atteindre les côtes atlantiques du continent africain !

Vouloir fermer les frontières à une époque où tout concourt à leur ouverture (échanges commerciaux, circulation des capitaux, des hommes, de l’information…), n’est-ce pas là une utopie ? C’est en effet une façon de nier la permanence des flux migratoires dans l’histoire de l’humanité.

Échec patent depuis vingt ans

Les populations ont, dans l’histoire de l’humanité, toujours eu la caractéristique de bouger, d’aller et de venir, de traverser les frontières. L’évolution des civilisations doit d’ailleurs beaucoup à cette mobilité, à cette faculté qu’ont eue tous les peuples à échanger, à confronter les idées, à s’enrichir mutuellement sous toutes les latitudes.

Ainsi en Afrique, du temps de l’Égypte ancienne déjà, les besoins commerciaux ont impliqué les mouvements des peuples côtiers disposant de sel et d’autres produits de la mer vers les populations de l’intérieur, qui en manquaient.

Aujourd’hui, Renault va vendre ses voitures en Afrique, en Amérique latine et à Moscou.

Cet instinct irrépressible des hommes de découvrir l’au-delà, l’inconnu, a eu et aura toujours raison de toute politique de fermeture des frontières.

Pourquoi tenir coûte que coûte à poursuivre une politique dont on a noté l’échec patent depuis plus de vingt ans ?

À la permanence et à la nécessité des flux migratoires dans l’histoire, il faut ajouter les raisons politiques et/ou économiques qui peuvent pousser les ressortissants des pays du Sud à émigrer vers les pays plus riches.

À travers leur lutte, les sans-papiers ont posé la problématique des rapports Nord-Sud. Nous continuons à considérer que la politique de fermeture des frontières aux pays du Sud demeurera une illusion tant que ces pays resteront soumis aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale qui, à travers leurs plans d’ajustement, y étouffent tout espoir de progrès social. L’échec économique est une cause importante de l’émigration de travail ; le déficit démocratique qui y a souvent cours nourrit légitimement la demande d’asile politique.

Qu’est-ce qui favorise l’extrême droite ?

L’expérience a démontré qu’aucune des barrières érigées par « les peuples civilisés » pour se protéger des invasions barbares n’a pu tenir longtemps : le limes romain a été contourné avant d’être forcé ; les murs de barbelés, les batteries plus récentes de projecteurs ne résisteront pas davantage ! L’Occident civilisé n’a t-il pas toujours crié au scandale lorsque l’empire soviétique interdisait à ses sujets de voyager à leur guise, protestant très fort à l’époque contre une telle atteinte à la liberté de circulation des hommes ?

Il est temps de cesser de se voiler la face. Il faut oser poser le débat sur la liberté de circulation et d’installation des hommes.

Occulter ce débat, essayer de l’empêcher par peur de favoriser l’extrême droite laisse penser que les racistes et autres xénophobes seraient majoritaires dans la population. Ce qui est faux.

Occulter le débat, laisser planer le flou, faire ces amalgames dangereux – immigration = chômage = insécurité, comme l’a fait récemment le ministre de l’intérieur –, c’est cela qui favorise la montée de l’extrême droite.

Pourquoi faut-il régulariser les sans-papiers ? Jusqu’à présent aucun argument sérieux ne prouve l’impossibilité ou l’inopportunité de la régularisation des sans-papiers.

Le risque « invasion » ? La France ne connaît pas une pression migratoire supérieure à celle de ses voisins qui ont procédé à des vagues de régularisations. Le chiffre de 140 000 demandes de régularisation (sur une population de près de 60 millions d’habitants) détruit le mythe de l’invasion par une horde de pauvres venue des pays du Sud.

Une menace pour l’équilibre de la sécurité sociale ? L’argument selon lequel une régularisation massive creuserait un trou dans la sécurité sociale ne tient pas tellement la route, car la protection sociale faite de l’effort de tous les travailleurs ne pourrait pas être remise en cause par la régularisation de travailleurs déjà en activité pour la plupart.

Des fantasmes faciles à démonter

L’appel d’air ? Le raz de marée migratoire, l’appel d’air que susciterait l’ouverture des frontières sont des fantasmes dont quelques exemples suffisent à démontrer le contraire. Dans les années cinquante-soixante, les frontières étaient plus ou moins ouvertes ; il a pourtant fallu aller chercher les Maghrébins et les Africains et leur promettre de bons salaires pour qu’ils se décident à quitter leurs montagnes et leurs villages !

Certains pays africains (Togo, Gabon, Centrafrique) ont signé avec la France des accords permettant le libre accès de leurs ressortissants au marché du travail français. On constate cependant que les citoyens de ces pays vivant en France sont beaucoup moins nombreux que ceux venant de pays ne bénéficiant pas de tels accords.

Au début des années soixante-dix, la sécheresse a dévasté les pays du Sahel. Les ressortissants de ces pays n’en ont pas pour autant envahi la France ou les autres pays riches.

Après l’entrée dans l’Europe de pays comme l’Espagne, la Grèce, le Portugal, les ressortissants de ces pays n’ont pas submergé les autres pays d’Europe plus riches après la chute des frontières intra-européennes.

Une aggravation du chômage ? Cet amalgame ne tient pas non plus la route, car de récentes études ont prouvé qu’il n’y avait pas de lien entre la présence des étrangers et le chômage : comment expliquerait-on alors le chômage dans des secteurs où ne travaillent presque pas d’étrangers ? D’autres études montrent que le taux de la population étrangère stagne depuis vingt ans alors que le chômage augmente.

Une fragilisation des « réguliers » ? Comment peut-on faciliter l’intégration des réguliers en remettant en cause leur acquis majeur : la carte de résident de 10 ans ! Sous prétexte de réprimer les « illégaux », on précarise les réguliers qui sont eux aussi soumis aux vexations (contrôles aux faciès…), sont victimes de la discrimination (à l’école, dans le travail, pour la recherche d’un logement…) et du racisme et de la xénophobie.

Ces réguliers que l’on prétend intégrer, on leur refuse le droit de voter même aux élections locales ! Les bons étrangers seraient-ils pour M. Chevènement des étrangers précaires ou précarisables ?

Quand pourrissent les tomates du Sénégal

Une loi de plus pour créer d’autres Saint-Bernard ? Nous en sommes convaincus, car les germes de la révolte sont contenus dans la loi-même. Les questions posées par la lutte des sans-papiers sont assez profondes pour mériter mieux qu’un replâtrage.

Il faut oser procéder à une refonte radicale de toute la législation régissant le code de la nationalité et l’entrée et le séjour des étrangers en France.

C’est en prenant le mal à la racine qu’on a le plus de chance de le guérir. Les projets de « réinsertion aidée », d’aide au retour n’ont pas eu les effets escomptés car les bénéficiaires ont voulu démarrer une activité pour laquelle ils n’avaient reçu aucune formation (gestion, comptabilité…).

Le co-développement ne pourra être rentable pour tous que s’il est basé sur un principe d’égalité des droits. Or les relations entre la France, l’Europe et les pays du Sud sont plus que jamais inégalitaires. Et tous ces projets risquent d’être anéantis par le néo-libéralisme.

Les tomates des groupements féminins au Sénégal pourrissent souvent sur place parce que le marché a été libéralisé et que les tomates italiennes coûtant moins cher ont inondé le marché.

Poser le débat sur la liberté de circuler, mais aussi sur la question des rapports Nord-Sud, la dette du tiers monde, c’est plus qu’une nécessité : cela devrait être une exigence de toutes les forces démocratiques.

28 novembre 1997

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Dont acte



« Pour sortir du syndrome Fabius, je vous propose une nouvelle formule : “les sans-papiers posent les bonnes questions, le gouvernement donne les mauvaises réponses” »

(P. Braouezec, PC – 26/02/97)



Article extrait du n°36-37

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Dernier ajout : vendredi 16 mai 2014, 17:18
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