Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »

Des lois de régularisation dans une République fermée : L’ennui des frontières

Jean-Pierre Alaux

Permanent au Gisti
On nous fredonne la vieille chanson sur tous les airs : la République – c’est son droit et ce serait même surtout son devoir – persiste à fermer ses frontières, sauf à ceux dont elle a besoin. Cette forte détermination à peine réaffirmée, voilà que M. Chevènement dépose au Parlement un projet qui s’apparente beaucoup à une loi de régularisation. Et voilà que son prédécesseur, M. Debré, se croit obligé de tempêter, alors qu’il avait procédé de la même manière en avril 1997. Derrière ce cinéma politico-législatif, tout le monde est bien d’accord pour cacher à l’opinion que la fermeture des frontières, ça ne marche pas. Alors, au lieu de réfléchir à ce qui pourrait marcher, on bricole.

Pour les partisans de leur fermeture, l’ennui des frontières, c’est qu’elles ont deux faces. L’interne tourne le dos au monde et dessine les contours du territoire français. L’externe trace les bords du reste du monde en contact avec la France. Par cette face-là, le monde touche la France. Il peut la voir et parfois même la regarde. A la faveur de cette visibilité et de cette insertion géographiques, il arrive que la France tente ou plaise.

Cette réalité toute bête échappe parfois aux têtes les mieux faites. Dans sa mission de préparation de la vingt-et-unième réforme de l’ordonnance du 2 novembre 1945 depuis 1974, date de la fermeture des frontières [1], Patrick Weil affiche ainsi un mot d’ordre qu’il s’est ensuite efforcé de mettre en œuvre : « Faire que la politique de l’immigration corresponde à l’intérêt national » [2]. « J’ai proposé de construire une politique républicaine », expliquera-t-il plus tard, pour permettre à la France de « changer de direction » et de « manifester, pour la première fois, une ouverture à l’égard de certaines populations dont le pays a besoin » [3].

« Ouverture à l’égard de certaines populations dont le pays a besoin » ? Imaginons un petit cours d’eau et son modeste flux, puisque l’image est d’usage. Imaginons qu’un mur interrompe la course de ce flux pour n’en laisser passer que « certaines quantités d’eau dont le pays a besoin ». ça s’appelle un barrage.

Il n’est ni moralement ni politiquement interdit de construire un barrage, pour peu qu’on l’appelle par son nom et qu’on ne trompe personne ni sur sa nature ni sur sa fonction. Et à condition que le calibre de son filtrage et donc de son débit s’adapte à la fois aux exigences de son amont et de son aval, ce qui a le mérite de respecter l’environnement. À ne le concevoir que sur la base des besoins de l’aval, on l’expose à la rupture ou au débordement.

Pour s’inscrire dans la réalité, la « maîtrise des flux » obéit aux règles de la circulation, qui a ses exigences. Comme Patrick Weil, Jean-Pierre Chevènement leur tourne le dos : « La politique que propose le gouvernement correspond à une stratégie de refondation républicaine, explique-t-il. Elle sert d’abord les intérêts du pays » [4].

Sami Naïr, conseiller technique du ministre de l’intérieur, fait, pour sa part, mine d’ignorer ces règles. Pour justifier la réforme en cours, il affirme simplement « la nécessité de trouver un compromis qui respecte la dignité des personnes dans l’intérêt de la République » [5], mais ne dit rien de l’autre face – l’externe – de cette nécessité : du compromis qui respecterait la dignité de la République dans l’intérêt des personnes, ce qui serait pourtant éminemment républicain.

Quant à Patrick Weil, il sait quelles sont les personnes respectables : « Dans un système d’État-nation, observe-t-il, la politique de l’immigration est annexe par rapport à ce qui est central, c’est-à-dire le citoyen national » [6].

Tout le problème est là. L’intérêt national et celui des nationaux ont-ils une chance de survie s’ils ignorent l’intérêt international et, en son sein, celui des étrangers ? Surtout dans le cadre de la mondialisation, les uns sont-ils possibles sans les autres ? Et puisqu’on nous parle beaucoup de République, laissons la exprimer les idées qu’elle a pris la précaution d’écrire noir sur blanc de peur qu’on les oublie : « Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».

On attend en vain que la distinction de la nationalité figure dans la liste. Elle n’y est pas. Plus loin, la République admet cependant que « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix » [7].

La République n’est pas idiote

Que les partisans du projet Chevènement, qui s’arc-boutent sur les valeurs de la République tout en reprochant leur « moralisme » à ceux qui plaident en faveur d’une ouverture des frontières, tirent toutes les conséquences des principes qu’ils invoquent ! D’autant que la République n’est pas idiote. Elle a des intuitions internationales. Elle sait que la paix se préserve à plusieurs.

Il n’y a aucune chance de respecter les principes si l’on ignore la réalité. Peut-on, par exemple, constater en même temps – Sami Naïr – que « les inégalités de développement s’accentuent », que « le déracinement des populations par la mondialisation du libéralisme est destructeur de sociétés entières » et que « certains disent que seul le développement des pays du Sud peut stopper ces flux », mais que « cela reste à démontrer », et tout ramener ou presque à « l’intérêt de la République » [8] ?

Y a-t-il, dans ce contexte, la moindre chance – Patrick Weil – de « faire que la politique de l’immigration corresponde à l’intérêt national » en décidant, sans en avoir le pouvoir, que « la porte de l’immigration de travail non qualifié doit rester fermée » [9] ?

Tout le débat est là. Pas oiseux du tout, justement parce que, pour une fois, il ne vise pas uniquement à opposer principes et réalité, mais aussi à les mettre en relation. Un débat empêché, qui n’a donc jamais vu le jour et sans lequel nul ne saura quelles sont les marges de manœuvre réelles de la France, de l’Europe et de l’Occident.

Ce débat faute duquel les Français se sentent dupés depuis maintenant un quart de siècle au long duquel tous les politiques leur ont rebattu les oreilles avec une fermeture des frontières impossible à réaliser, et qui, du coup, rejoignent parfois les rangs du Front national.

Ce débat rendu, de ce fait, indispensable, dans l’intérêt de la démocratie et de la République, et qu’il faut donc continuer à réclamer à Lionel Jospin [10]. Qui, sinon les dogmatiques, pourrait refuser qu’on tente d’évaluer publiquement ce qui est faisable avant d’affirmer et de décider ce qui est souhaitable ?

Si les défenseurs du débat pouvaient parler presque aussi souvent que les ministres (là, il y a les prémices d’un autre débat indispensable, celui du droit réel à la répétition de la parole ainsi qu’au temps et à la place accordés aux voix – et aux voies – inhabituelles dans tous les médias), l’opinion finirait par les entendre et par s’apercevoir non seulement que ces défenseurs sont nombreux et informés, mais qu’en plus il en est de très honorables : la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), trente-sept organisations chrétiennes ensemble, l’épiscopat français, le « Collège des médiateurs » des sans-papiers de Saint-Bernard, les Juristes démocrates [11] , pour n’en citer qu’une partie.

Bien que proches à bien des égards, les uns et les autres ne soutiennent pas une option identique. Ils constatent cependant que la fermeture des frontières constitue une stratégie erronée. Aucun ne prétend détenir pour autant les clefs de la seule politique possible. Tous réclament un débat destiné à définir les bases d’une législation réaliste.

Ce débat est d’autant plus nécessaire que les apologistes de la fermeture avouent progressivement eux-mêmes que la clôture est une vue de l’esprit. Parmi eux, Jean-Louis Debré, alors ministre de l’intérieur, a éprouvé le besoin de remplacer l’objectif d’une « immigration zéro » fixé par son prédécesseur, Charles Pasqua, par celui d’une « immigration clandestine zéro » [12].

Demi-réalisme et régularisation permanente

En avril 1997, ce petit pas dans le sens du réalisme s’est traduit par une loi qui, à côté de dispositions très restrictives et dangereuses pour les libertés, a visé ni plus ni moins à créer un dispositif de régularisation permanente de certains étrangers déjà présents sur le territoire et condamnés à la clandestinité par les lois Pasqua.

Tel est le sens des dispositions qui prévoient d’attribuer une carte de séjour d’un an aux jeunes entrés en France avant l’âge de dix ans (au lieu de six), aux conjoints de Français après un an de mariage (s’ils ont franchi les frontières munis d’un visa) et aux parents d’enfants français sans papiers.

En cachant son jeu, M. Debré a effectivement franchi le pas dont M. Chevènement revendique aujour-d’hui la paternité. Au Sénat, on a cru entendre Charles Pasqua, qui exagère toujours, murmurer entre ses dents un « Tu quoque filii » qui en dit long. L’ancien ministre n’est pas mort pour autant. La fermeture des frontières reste en vigueur, mais les punitions prévues pour sanctionner leurs franchissements illégaux sont en partie levées.

Ces concessions reconnaissent sans le dire que les frontières sont perméables, tout en maintenant en l’état toutes les règles de fermeture. Si la pression de la rue ne l’y avait contraint, M. Debré les aurait même durcies. On se trouve là dans la logique bancale de la correction en aval d’un phénomène qui n’est gérable qu’en amont. Autrement dit, dans une médecine qui prétendrait maîtriser des effets sans toucher à leurs causes.

Avec la plupart de ses incohérences, cette démarche de régularisation légale et permanente est aujourd’hui poursuivie par le gouvernement de Lionel Jospin. La circulaire de régularisation du 24 juin 1997 l’incarne par définition, mais à titre dérogatoire.

Une stratégie timorée d’aval

Quant au projet de réforme de l’ordonnance de 1945 soutenu par M. Chevènement, il l’institue comme une soupape systématique en l’élargissant et surtout en la légalisant : elle ne sera plus exceptionnelle du tout. Des sans-papiers déboutés par la circulaire seront d’ailleurs régularisables par la future loi.

Subrepticement, le ministre de l’intérieur ne réprime plus une partie des entrées ni des installations clandestines sur le territoire. Il porte le même coup que M. Debré à Charles Pasqua qui, après deux attentats, est néanmoins toujours à demi vivant.

Ce deuxième parricide politique est aussi absurde et aussi peu courageux que le premier. Tous les deux constatent la vanité de la fermeture des frontières, mais cachent cet échec à l’opinion. Tous les deux mijotent dans l’obscurité une recette pour le compenser sans le dire, en s’interdisant de rechercher une solution claire en harmonie avec les faits.

Si l’on excepte, en effet, la disposition relative à l’obligation de motiver quelques refus de visas et de tout petits assouplissements de détail en matière de regroupement familial, le projet de loi Chevènement ne propose rien de bien nouveau pour faciliter l’accès à la France.

En revanche, il prend le parti de renoncer à opposer l’entrée irrégulière (mais pas le séjour irrégulier, ce qui paraît paradoxal) à ceux dont il permettra la régularisation. Ainsi, une fois encore, les pouvoirs publics s’engagent dans une stratégie timorée d’aval.

A ces critiques, le ministre de l’intérieur objecte que « son projet de loi (...) ne reprend qu’une vingtaine des cent trente propositions contenues dans le rapport Weil » et que « les autres seront mises en œuvre par voie réglementaire » [13].

Les autres ? Il y a, notamment, des facilités de circulation au profit d’étrangers dont l’intérêt personnel coïncide avec les intérêts économiques de la France et qui sont supposés ne pas présenter de « risque migratoire » – investisseurs, étudiants francophones (qui ont poursuivi leurs études secondaires dans les établissements français à l’étranger), etc.

Cette ouverture ignore tous ceux qui sont poussés à venir ou contraints à le faire. Comme celle de M. Debré, la réforme Chevènement n’ose pas innover en amont du franchissement de la frontière. A ce stade, elle ferme les yeux. Puis les ouvre soudain sur l’aval, à savoir sur les migrants qu’elle a fait mine d’empêcher d’arriver.

Là où M. Pasqua avait au moins le mérite de la cohérence théorique – répression partout –, sur la base d’une totale illusion pratique, ses successeurs font preuve d’une hypocrisie inouïe. Ils maintiennent en vie une fermeture, dont ils savent la vanité. Cette sournoiserie politique conduit M. Chevènement à une casuistique républicaine qui laisse le champ libre à la précarité et élargit celui de l’arbitraire administratif.

Prenons l’exemple du droit à la vie familiale et à la vie privée, inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme. Beaucoup d’étrangers ont effectivement des raisons personnelles ou familiales de venir en France et de s’y installer.

Constat de carence sur la vie privée et familiale

Mais la réglementation – Pasqua, Debré, bientôt Chevènement – a dressé de tels obstacles à leur arrivée légale que certains se découragent et passent outre. Ils viennent clandestinement. En dehors du regroupement familial (la famille étant strictement entendue au sens chrétien du terme), rien n’a d’ailleurs jamais été prévu en leur faveur.

Même dans le cadre de ce regroupement familial, on n’a cessé de durcir les conditions, au point que le nombre des étrangers admis en France à ce titre est passé de 32 000 en 1993 à 14 360 en 1995. Les pouvoirs publics viennent de comprendre que cet effondrement statistique, qu’ils présentent par ailleurs comme une victoire, se traduisait par l’augmentation du nombre des sans-papiers.

Quoiqu’il en soit, poursuivant M. Debré qui n’était pas allé jusqu’à permettre le travail à « ses » régularisés, M. Chevènement attribue une carte temporaire (un an), dite « situation personnelle et familiale », avec autorisation de travail, dans onze cas :

  • aux enfants légalement arrivés en France dans le cadre du regroupement familial d’un étranger titulaire d’une carte d’un an [inchangé depuis longtemps] ;
  • aux étrangers arrivés illégalement en France avant l’âge de dix ans [inchangé depuis Debré] ;
  • aux étrangers illégalement en France depuis plus de quinze ans (sauf polygamie) [inchangé depuis Debré] ;
  • aux conjoints de Français en séjour illégal, s’ils ne sont pas polygames et s’ils sont arrivés avec un visa de court séjour (visite autorisée, mais pas installation) [nouveau]. A noter que, selon le projet Chevènement, les mêmes arrivés avec un visa de long séjour (installation autorisée) passeraient leurs deux premières années de mariage avec une carte d’un an avant d’accéder à la carte de dix ans s’ils venaient de se marier, mais qu’ils accéderaient directement à la carte de dix ans s’ils avaient plus de deux ans de mariage. A noter aussi que, grâce à un amendement adopté en commission des lois, ils pourraient n’attendre qu’une seule année ;
  • aux conjoints des titulaires de la nouvelle carte « scientifique », s’ils sont arrivés avec un visa [nouveau] ;
  • aux parents en situation irrégulière, s’ils ne sont pas polygames, d’enfants français [presque inchangé]. A noter que les mêmes, s’ils sont en situation régulière, ont droit à une carte de dix ans ;
  • aux étrangers en situation irrégulière titulaires d’une rente d’accident de travail ou de maladie professionnelle avec une incapacité d’au moins 20 % [inchangé depuis Debré] ;
  • aux étrangers reconnus apatrides et, à certaines conditions, à leurs conjoint et enfants [inchangé depuis Debré] ;
  • aux malades séjournant illégalement en France qui ne pourraient être convenablement soignés dans leur pays [partiellement nouveau par rapport à Debré] ;
  • aux étrangers qui ont obtenu le nouvel « asile territorial » [nouveau] ;
  • aux étrangers en situation irrégulière « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser [leur] séjour porterait à [leur] droit au respect de [leur] situation personnelle et de [leur] vie familiale une atteinte disproportionnée » [très nouveau].

Un pouvoir administratif renforcé

Du temps de M. Pasqua, l’exigence de la répression de la clandestinité empêchait d’absoudre l’essentiel de ces illégaux. La loi Chevènement leur offre ni plus ni moins un droit à la régularisation.

Mais, dans la disposition attrape-tout la plus innovante – régularisation possible des étrangers à l’égard desquels un refus de séjour constituerait une « atteinte disproportionnée » à leur vie personnelle et familiale –, ce droit appartient davantage à l’administration qu’à ses bénéficiaires potentiels, du moins tant que les juges ne l’auront pas meublé d’un contenu jurisprudentiel qui en définira les contours (les préfectures pouvaient parfaitement agir en ce sens auparavant en vertu de la loi et des avis du Conseil d’État ; elles se gardaient de le faire). On passe donc d’une « licence » quasi inusitée à un droit explicite, mais qui reste discrétionnaire.

Les remèdes ordonnés par la loi Chevènement tentent donc de guérir aussi la maladie préfectorale du « niet », sans laquelle on n’aurait pas connu autant de sans-papiers.

Compte tenu de la culture administrative en vigueur et de la nature de la réforme, jamais sans doute les commissions de séjour n’auraient été aussi nécessaires, y compris pour la délivrance des titres où elles ne sont jamais intervenues. Mais M. Chevènement ne veut même pas de ces instances où des magistrats ont leur mot à dire (décisif avant les lois Pasqua de 1993, puis consultatif jusqu’à leur suppression par la loi Debré) sur les seuls refus de titres aux étrangers pour lesquels la loi prévoit la délivrance de plein droit. Et si le Parlement le convainc de rétablir ces commissions, elles ne seront que consultatives.

M. Chevènement ne voit pas « l’intérêt de faire intervenir les magistrats deux fois : une fois avant la décision administrative, pour la conseiller, et une fois après, pour éventuellement casser ses décisions » [14]. Il ne voit pas le temps gagné, au moins quand la deuxième hypothèse se vérifie, ni le supplément de sécurité pour les étrangers.

Cette cécité est d’autant plus étrange qu’en matière de visas, il voit très bien. L’« obligation de motivation [d’une minorité de refus de visas – 4 % selon Patrick Weil – créée par la réforme] réduira à peu de choses le nombre des refus » [15], avoue-t-il dans une sorte de lapsus.

Or, la motivation des refus de visas, c’est l’obligation pour l’administration d’expliquer son rejet en conformité avec le droit national et avec le droit international ; c’est ainsi un pouvoir démultiplié pour les victimes de saisir les juges.

Cette seule innovation amènerait le taux des refus près du zéro ? Et M. Chevènement qui, en connaisseur qu’il est, prévoit un tel résultat ne mesurerait pas l’intérêt du contrôle des juges sur l’administration ?

A vrai dire, de la même manière qu’ils ne se sont pas autorisés à tirer les conséquences logiques de l’échec de la fermeture des frontières, ni M. Debré ni M. Chevènement n’osent aller au bout de la logique de régularisation dans laquelle ils se sont engagés par défaut.

Quel sens peut, en effet, avoir une régularisation sanctionnée par l’attribution d’une carte d’un an en faveur d’étrangers dont l’intitulé du titre de séjour – « vie privée et familiale » – dit assez la volonté de maintien à long terme dans la société française ? La même critique s’applique au nouvel « asile territorial » (lire ci-après « Asile minimal d’insertion »).

Qu’importe, ils seront condamnés à la précarité juridique avant d’accéder à la carte de dix ans au nom d’on ne sait trop quel devoir de pénitence. À moins qu’un amendement adopté par la commission des lois de l’Assemblée nationale ne crée un droit à la carte de dix ans après trois cartes d’un an, ce qui serait un progrès.

La précarité confirmée comme norme

Officiellement, il s’agit toujours de dissuader de nouveaux migrants de venir en traitant mal les immigrés résidant en France. Par le déploiement d’une panoplie de moyens délibérément inhumains, Charles Pasqua avait essayé de pousser ce bouchon aussi loin que possible dans un état démocratique.

Ça n’a manifestement pas marché puisque tous ses successeurs ont été contraints de mettre un peu de baume et de régularisation dans la répression.

On poursuit néanmoins dans une voie qui ne tire pour autant pas les conclusions de cet échec. Ainsi, un ingrédient de base de M. Pasqua – l’opposabilité de l’ordre public – reste en l’état. La loi Chevènement continuera donc à utiliser la moindre peccadille contre tout étranger, qu’il soit en situation régulière (le renouvellement de son titre de séjour peut alors être remis en cause pour une infraction bénigne), en situation irrégulière (sa régularisation devient impossible) ou en voie de naturalisation (on a vu des amendes non payées justifier un ajournement ou un refus).

Cette attitude globalement frileuse est typique des stratégies d’aval. Faute d’une véritable efficacité en amont des frontières, la fermeture s’applique surtout à l’intérieur de ces frontières. C’est d’autant plus paradoxal que, de Gaston Deferre à Jean-Pierre Chevènement en passant par Charles Pasqua et par Jean-Louis Debré, toutes les politiques visant à assécher les flux migratoires se sont donné pour justification de favoriser l’intégration des étrangers en situation régulière.

Tout cela fait de la réforme Chevènement une incontestable concession positive à la réalité plus qu’un progrès. Mais ce n’est pas une politique nouvelle de l’immigration dans la mesure où elle entérine un échec dans lequel elle s’obstine.

Ce classicisme serait légitimé par le fait que, confrontés à la « crise », les Français craindraient de se voir submergés par l’irruption de résidents étrangers. Le risquent-ils ? À l’occasion de la régularisation en cours des sans-papiers, ils peuvent évaluer le volume du risque : quelque 150 000 postulants ont frappé aux portes des préfectures alors qu’il n’y avait pas eu d’opérations de régularisation collective en France depuis 1981-1982, si l’on excepte celle de 1991-1992 au profit de 17 000 demandeurs d’asile déboutés [16].

Qu’il existe des clandestins supplémentaires sur le territoire ne fait pas de doute. La circulaire de M. Chevènement s’appuie sur des critères trop restrictifs pour apurer entièrement la situation. Combien d’autres clandestins ? Nul ne le sait. Mais, de toute évidence, ce ne sont pas les millions annoncés par les alarmistes.

Deux solutions

Que peut-on faire ? Que serait-il possible et souhaitable de décider ? Il n’existe en réalité que deux solutions jouables.

1) Fermeture et répression : pourquoi et comment les objectifs que les lois Pasqua ont vainement visés seraient-ils atteints par une politique philosophiquement comparable, sachant que – M. Le Pen dut-il s’en mordre les doigts – on ne peut guère « mieux » faire, sauf à placer la France en infraction au regard du droit international et en marge de la communauté internationale ?

2) Une politique fondée sur l’ouverture des frontières : ce n’est pas nécessairement – en tous cas pas du jour au lendemain – l’absence de toute réglementation sur le séjour, dont il faut revoir de fond en comble les conditions. En revanche, en vertu du droit fondamental à la liberté de circulation, l’ouverture des frontières implique la disparition de toute restriction à l’entrée sur le territoire, sauf risques graves et avérés pour la sécurité publique.

La législation actuelle sur le séjour fait comme si les étrangers n’avaient a priori aucun droit ni de venir ni de rester tant que la France ne le leur a pas accordé au cas par cas, individuellement. Or, des conventions internationales ratifiées par la France ont institué des droits reconnus aux personnes.

Il n’y a pas de raison que, sous le prétexte qu’il a le pouvoir d’insérer à sa manière le droit international dans son droit national, l’état en profite pour faire comme s’il accordait aux étrangers les dispositions des conventions internationales qui les concernent.

Ces garanties ne s’accordent pas ; elles se reconnaissent. Ainsi, l’épouse ou les enfants d’un migrant en situation régulière doivent aujourd’hui obtenir l’autorisation de l’administration pour pouvoir rejoindre leur époux et père, alors que la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention internationale des droits de l’enfant garantissent grosso modo le droit de vivre en famille.

À l’heure actuelle, la France fait comme si elle donnait des droits à cette femme et ces enfants en soumettant leur venue à une demande préalable. En réalité, ces droits leur sont acquis indépendamment de l’avis de la France.

Le droit d’asile a été littéralement réduit à l’état de peau de chagrin par le même procédé. Alors que la Convention de Genève oblige à considérer que tout demandeur d’asile est présumé réfugié tant qu’on n’a pas prouvé le contraire et que, de ce fait, il n’a besoin ni de visa ni de papiers d’identité, l’Europe et la France se sont néanmoins accordé le pouvoir de réglementer leur admission au séjour avec les résultats qu’on connaît (voir ci-après « Asile minimal d’insertion »).

En matière de séjour, l’ouverture des frontières doit se traduire par la reconnaissance du fait que les étrangers sont titulaires de droits fondamentaux, à l’image de ce qui se passe dans le droit communautaire.

En vertu du principe de liberté de circulation dont ils jouissent depuis le traité de Rome, les ressortissants de l’Union européenne ont un droit (intrinsèque) au séjour en France, indépendamment de la détention d’un titre de séjour qui a une simple valeur déclarative.

On voit mal pourquoi des étrangers pouvant revendiquer des droits fondamentaux conférés par des textes de portée internationale tout aussi importants que le traité de Rome devraient faire l’objet de discriminations négatives à cet égard.

Est-ce qu’une telle réorientation des pratiques qui, pour le coup, constituerait une réforme, exposerait la France et l’Europe à la submersion ? Sans doute des étrangers qui hésitent aujourd’hui à affronter les rigueurs de la réglementation française envisageraient de le faire.

Mais on peut se rassurer avec Patrick Weil sur leur nombre en constatant que « l’invasion, la pression massive et soudaine de flux importants ne se sont produits, dans l’histoire du XXe siècle en Europe, qu’au cours ou à la suite de guerres civiles ou internationales », que la déstabilisation politique des pays de l’Est de l’Europe et la crise économique qui s’en est suivie n’ont pas induit l’exode annoncé par les experts, que seule la guerre entre Républiques d’ex-Yougoslavie a provoqué l’arrivée de 500 000 réfugiés en Europe occidentale.

« En dehors de ces cas exceptionnels, concluait Patrick Weil en 1995, il n’y a pas d’invasion. Raisonner autrement, c’est oublier le coût affectif et culturel du choix d’émigrer : quitter sa famille, son village, son pays n’est jamais aisé (...). Les ressortissants africains mourant de faim sur leur continent sont infiniment plus nombreux que ceux qui ont tenté l’aventure de l’immigration » [17]. Les grandes famines du Sahel ont pourtant fait de nombreuses victimes alors que les ressortissants des pays de la région n’étaient pas tenus à une obligation de visas par la France.

Réguler plutôt que réprimer

La modicité du volume des flux migratoires à destination de la France et, globalement, de l’Europe nécessite-t-elle vraiment l’édification de grands barrages conçus, sur le papier, pour ne laisser passer qu’un filet de travailleurs qualifiés, quelques membres de familles d’étrangers en situation régulière, une pincée de demandeurs d’asile et toujours moins d’étudiants ?

D’autant qu’en défiant les lois de la nature, qu’en ignorant les déséquilibres économiques mondiaux, qu’en méprisant les atteintes aux droits de l’homme, l’hermétisme de ces ouvrages juridiques provoque des suintements irréguliers à l’extérieur des vannes légales.

Dans ce contexte, les étonnements des ministres de l’intérieur – aux accents de plus en plus nationalistes sur une planète de plus en plus mondialisée – n’ont d’autre objectif que de désorienter les opinions et de justifier une répression qui n’a aucune chance de succès.

Comme il le fait dans sa coopération pour le développement du tiers-monde, l’Occident érige des « éléphants blancs », ceux-là juridiques, dans sa lutte contre l’immigration clandestine. Là comme ailleurs, l’ampleur des investissements idéologiques, réglementaires, policiers conduit à maintenir ces monstres en activité pour en cacher le plus longtemps possible les contre-performances.

On triche donc tant qu’on le peut avec la réalité. On maquille la comptabilité. On restructure. Et on finit par faire produire des régularisations, salutaires mais d’autant plus mal ficelées qu’elles sont cachées, à des usines conçues pour les éviter. Tels sont les résultats des stratégies boiteuses d’aval menées au nom de la fermeture.

Une politique fondée sur l’ouverture des frontières aurait l’immense mérite de tenir compte des faits sans négliger du tout les intérêts nationaux légitimes de la France. Un immigré en situation régulière n’est-il pas, par exemple, dans la meilleure situation possible pour éviter le travail illégal ? Un étranger en situation régulière et préservé de la précarité juridique par une loi qui garantirait ses droits dans le temps ne serait-il pas, beaucoup plus souvent, enclin à une migration temporaire qui aurait en plus l’intérêt de concourir spontanément au développement de son pays d’origine ? Autant de questions et de pistes de réflexion en faveur d’une politique qui miserait davantage sur la régulation des flux migratoires que sur leur répression.


Dont acte



« Les nouveaux cas d’attribution de plein droit de la carte de séjour temporaire appellent également plusieurs remarques. Donner aux étrangers dont les liens avec la France sont serrés et durables une carte de séjour et non une carte de résident les mettrait dans une précarité contraire à l’objectif d’intégration affiché.

Car, qu’est-ce qui se manifeste clairement à travers la diversité de ces articles ? D’abord que vous voulez renforcer l’arbitraire. Arbitraire, lorsque les étrangers “inexpulsables” se voient proposer non la carte de résident mais une carte de séjour temporaire
. »

(L. Fabius, PS – 25/02/97)



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« Vous mettez en place un système qui crée différentes catégories d’étrangers. Il y aura les bons étrangers, ceux qui bénéficient d’une carte de séjour de dix ans, et les mauvais

étrangers, vivant sans cesse dans la peur de voir leur titre de séjour ne pas être renouvelé. C’est cette loi de soupçon que nous combattons. Ce dispositif complexe et mesquin montre combien vous n’avez aucune vision de ce que peut être une politique d’intégration.

Votre difficulté à admettre les régularisations vous conduit à inventer un dispositif d’une telle complexité que les administrations auront du mal à s’y retrouver, à moins que ces subtilités ne leur permettent de justifier leur mauvaise volonté notoire dans ce domaine.
 »

(D. Pourtaud, PS – 12/03/97)




Notes

[1C’est Patrick Weil qui a compté ces réformes. Voir Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration, La Documentation française, 1997.

[2Ibidem.

[3« L’auteur du “rapport Weil” face à une militante du droit des immigrés », Le Monde, 23 septembre 1997.

[4« M. Chevènement veut sortir d’un "débat pourri" sur l’immigration », Le Monde, 25 septembre 1997.

[5« Immigration : une loi au service de la dignité », Le Monde, 3 octobre 1997.

[6« L’auteur du “rapport Weil” face à une militante du droit des immigrés », Le Monde, 23 septembre 1997.

[7Préambule de la Constitution.

[8« M. Chevènement veut sortir d’un "débat pourri" sur l’immigration », Le Monde, 25 septembre 1997.

[9Voir Patrick Weil, Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration, La Documentation française, 1997.

[10Lire ou relire la lettre ouverte que le GISTI a envoyée dès le 10 juillet 1997 au premier ministre, en compagnie d’Act Up – Paris, du CEDETIM, de Droits devant, de la FASTI et du Syndicat de la magistrature. On la trouve dans Plein droit, n° 35, septembre 1997, ainsi que dans les Inrockuptibles, n° 127, 19 novembre 1997.

[11Pour la CNCDH, voir sa note d’orientation du 3 juillet 1997 (Plein droit, n° 35, septembre 1997), ainsi que son avis du 1er octobre 1997 sur le projet de loi Chevènement (Le Monde, 3 octobre 1997). Pour les trente-sept organisations chrétiennes, lire la publicité qu’elles ont fait paraître dans Le Monde, 21 novembre 1997. Pour l’épiscopat français, voir Le Figaro, 10 novembre 1997, et Le Monde, 11 novembre 1997. Pour le « Collège des médiateurs », voir « Pour une autre politique de l’immigration », Les Idées en mouvement, mensuel de la Ligue de l’enseignement, supplément au n° 49, mai 1997 ; lire aussi Jacqueline Costa-Lascoux et André Costes (deux des « médiateurs »), « Penser autrement l’immigration », Études, octobre 1997. Pour les Juristes démocrates, voir leur bulletin du même nom, novembre 1997 (4, rue Auguste-Vitu, 75015 Paris).

[12« Pour une immigration clandestine zéro », Le Figaro, 7 novembre 1996.

[13« M. Chevènement veut sortir d’un "débat pourri" sur l’immigration », Le Monde, 25 septembre 1997.

[14Ibidem.

[15Ibidem.

[16En-dehors d’une mini-régularisation de parents d’enfants français en 1995, et des régularisations dérogatoires chichement acceptées au jour le jour par les préfectures.

[17Patrick Weil, « Pour une nouvelle politique d’immigration », Notes de la Fondation Saint-Simon, 35 p., novembre 1995.


Article extrait du n°36-37

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Dernier ajout : vendredi 8 juin 2018, 12:39
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