Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »

Asile minimal d’insertion

Jean-Pierre Alaux

Permanent au Gisti
Sous couvert d’une amélioration des garanties offertes aux persécutés, l’officialisation de l’« asile territorial » soumet la majorité des réfugiés à la précarité. Si le gouvernement avait réellement souhaité mieux protéger les candidats malheureux à l’asile et certains exilés temporaires, il aurait redonné à la Convention de Genève ses lustres d’antan et libéralisé sa politique des visas.

Si Patrick Weil, dans sa « mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration » et Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, dans son projet de loi « relatif à l’entrée et au séjour des étrangers en France et à l’asile », s’étaient interrogés sur l’effondrement du taux de reconnaissance du statut de réfugié tel qu’il est défini par la Convention de Genève de 1951, et si, dans la foulée, ils s’étaient demandé comment la France allait renouer avec une politique conforme à l’esprit et à la lettre de ce texte international, on aurait pu considérer la création de l’« asile territorial » comme une tentative de répondre aux besoins d’une partie des persécutés de la planète qui ne veulent pas que la protection dont ils bénéficient les oblige à une rupture avec leur pays d’origine.

Mais cette volonté de résurrection de la Convention de Genève est totalement absente de la réforme en cours. De ce fait, l’asile territorial apparaît comme la substitution d’une protection solide (délivrance d’une carte de séjour de dix ans) par une protection précaire (carte d’un an).

L’argument de la « fraude » à l’asile qui, à la fin des années quatre-vingt, avait servi de prétexte à un durcissement de la politique française est moins que jamais défendable aujourd’hui.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 1996, la France a reconnu le statut de réfugié à 19,5 % des 17 500 requérants, malgré les événements d’Algérie. En 1988, le nombre de demandeurs – 20 000 – avait été voisin. Quelque 77,7 % d’entre eux s’étaient alors vu reconnaître le statut. Après être passé par un pic de 61 500 demandes en 1989, le volume des requêtes a diminué de 75 %.

Mais, comme au bon vieux temps, on continue à faire comme s’il s’agissait d’un « détournement » de l’asile. A croire que l’arrivée du moindre persécuté en France y est vécue comme une invasion.

Faute d’une quelconque réflexion sur cet état des lieux, l’asile territorial institué par la réforme Chevènement apparaît comme un élément parmi d’autres de l’entreprise générale de fragilisation des immigrés.

Déjà en 1993, Charles Pasqua s’était habilement arrangé pour précariser les étrangers en situation régulière et pour empêcher les irréguliers de régulariser la leur.

Une terre vierge de précarisation légale

Sous couvert d’assouplissements, Jean-Louis Debré avait, pour sa part, en avril 1997, joué dans ce registre en concédant des titres de séjour temporaires (un an) à des migrants appartenant à des catégories qui ont vocation à obtenir des cartes de résidents (dix ans) : parents d’enfants français, conjoints de Français, étrangers en situation irrégulière depuis au moins quinze ans.

Il restait une terre juridiquement vierge de précarisation légale : celle de l’asile. La voilà à son tour colonisée : l’adjonction par M. Chevènement de l’asile territorial à l’asile défini par la Convention de Genève crée des « réfugiés temporaires » là où n’existaient, du moins sur le papier, que des « réfugiés résidents ».

Il y a belle lurette que les gouvernements s’efforcent de contourner la carte de dix ans renouvelable de plein droit, dont tous les réfugiés statutaires sont titulaires. Mais la sacralisation de l’asile dans l’inconscient collectif d’un pays qui se vit comme « la patrie des droits de l’homme » avait jusqu’alors interdit de la remettre bruyamment en cause. A gauche, Philippe Marchand avait sournoisement bricolé une circulaire confidentielle à propos des Haïtiens au moment du coup d’état militaire de 1991 à Port-au-Prince ; Paul Quilès avait sourdement récidivé pour les exilés d’ex-Yougoslavie en 1992.

A droite, même Charles Pasqua s’était senti tenu à la discrétion en ce domaine : il avait colmaté, en le consolidant un peu en 1993 et en 1994, les brèches de l’asile territorial informel de son prédécesseur pour les ex-Yougoslaves et, à l’égard des Algériens, il avait peaufiné la circulaire confidentielle du 22 décembre 1993 à laquelle nul n’a – théoriquement – encore accès aujourd’hui sous prétexte de protection de la sécurité publique.

Tous ces textes sans autorité juridique [1] avaient en commun d’éviter le pire – le rapatriement de certains ressortissants issus de pays notoirement frappés par des situations de violence – sans pour autant faire le mieux en leur faveur – reconnaissance du statut de réfugié et délivrance de la carte de dix ans.

Rassurés par l’existence de ces voies vicinales de secours, qui assuraient à ces différents exilés, grâce à des bouts de papiers divers, soit la garantie provisoire qu’ils ne seraient pas éloignés (le nec plus ultra reste ces convocations éternellement renouvelées en préfecture pour examen du dossier), soit un bref espace de temps de séjour régulier aléatoi-rement renouvelable (trois mois, six mois, plus rarement un an, avec ou sans autorisation de travail), l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la Commission de recours des réfugiés peuvent, sans trop de scrupules, débouter à la chaîne les demandeurs d’asile.

En contradiction avec les positions du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Commission pouvait même s’offrir le luxe d’établir une jurisprudence nationale excluant de la protection de la Convention de Genève les victimes de menaces et de violences non gouvernementales [2].

Après l’institutionnalisation de l’asile territorial par la loi Chevènement, chacun pourra dormir sur ses deux oreilles. Non seulement une partie des exilés et certains demandeurs d’asile déboutés ne seront pas renvoyés dans leur pays, mais ils passeront d’un statut extrêmement précaire régi par des circulaires à un statut de résidents temporaires garanti par une loi.

Dans le pot commun de la précarité

Les humanitaires respirent mieux : en matière d’asile au moins, il y aurait du progrès dans l’air. Mais du progrès par rapport à quelle situation ? En comparaison avec le début de la décennie 80, où 70 à 80 % des requérants se voyaient reconnaître le statut de réfugié ? Ou au regard des années 1990, quand on ne l’a plus accordé qu’à moins de 20 % d’un nombre voisin de demandeurs ?

« Redonner son statut d’exception au droit d’asile », titrait Patrick Weil dans son rapport de mission. L’exhortation ne manque pas de tenue. Le retour aux taux de reconnaissance du statut de réfugié d’il y a dix ans et plus – c’est-à-dire l’application de la Convention de Genève – aurait parfaitement répondu au mot d’ordre. En l’absence de toute volonté de cette nature, la création de l’asile territorial ramène, au contraire, le droit d’asile dans la banalité de la précarité normalisée.

Que, malgré tout, cet aspect de la réforme Chevènement soit aujourd’hui encensé exprime bien l’effet anesthésiant des grignotages successifs opérés au fil du temps sur les droits des étrangers. Ces régressions ont fini par instituer la précarité comme une donnée normale de leur situation.

Sans doute la carte d’un an vaut-elle mieux qu’un simple récépissé ou un titre de trois mois. Mais où est donc passé le souvenir du temps de la carte de dix ans pour la majorité des demandeurs d’asile ?

Statut de réfugié pour les uns, visa pour les autres

A y bien réfléchir, la loi Chevè-nement ne fait même pas en leur faveur ce que la loi Debré a fait pour les parents d’enfants français et les conjoints de Français en situation irrégulière. Car, sauf accidents, la carte de séjour temporaire de ces derniers pourrait se convertir à terme en carte de résident.

Pour les asilés territoriaux, il faudra sans doute pour cela que, conformément à la loi, les conditions qui ont justifié la délivrance de la carte initiale – les risques dans le pays d’origine – perdurent.

Il est vrai qu’une partie non négligeable des exilés jugeaient le statut de réfugié trop contraignant, en particulier parce qu’il les prive du droit d’entretenir tout contact avec les autorités de leur pays d’origine et surtout parce que, sauf exceptions, il leur interdit de se rendre dans ce pays.

Or, à la différence de formes étatisées de répression organisée et permanente (Chili de Pinochet, URSS et Europe de l’Est du temps de la « glaciation », Chine, etc.), les risques de traitements inhumains actuellement encourus dans de nombreux pays en crise sont intermittents.

Les victimes potentielles manifestent le besoin de pouvoir fuir dès que les menaces se précisent, et de faire des allers et des retours selon l’évolution de leur situation personnelle. Beaucoup d’Algériens sont dans ce cas.

Si la liberté de circulation était de règle, on délivrerait des visas à ces étrangers, en particulier des visas de circulation (plusieurs entrées par an pour des séjours de moins de trois mois), et le tour serait joué. Loin de se métamorphoser en exilés permanents, ils continueraient à vivre pour l’essentiel dans leur pays, au moins tant qu’ils l’estimeraient possible.

Mais l’angoisse de la pression migratoire a fait passer les délivrances de visas de 5,6 millions en 1987 à 2,3 millions en 1994 [3]. Preuve que la réduction affecte surtout les pays en crise, la France n’en accordait plus que 100 000 aux Algériens en 1994 au lieu de 800 000 en 1989. La fermeture des frontières fabrique ainsi des exilés qui sont autant de résidents, dont les pouvoirs publics et une bonne partie de la société française ne veulent pourtant pas.

Dans le contexte d’une réforme différente, caractérisée par un souci primordial de restitution de ses lettres de noblesse à la Convention de Genève, l’asile territorial aurait pu répondre aux besoins réels d’une minorité de persécutés.

Dans le cadre de la fermeture des frontières et d’un respect au compte-gouttes de cette convention, cette hospitalité précaire contribuera surtout à réduire encore le nombre déjà mince de réfugiés statutaires. A cette nouvelle régression de l’asile s’ajoute l’accentuation de son basculement sous l’autorité du ministère de l’intérieur, celui de la fermeture (voir infra « Pasqua es-tu là ? »).

Il est un autre angle sous lequel l’asile territorial mérite d’être regardé. Réforme après réforme, la loi a multiplié le nombre des irréguliers, en matière d’asile comme ailleurs. À ce point, peut-être, que le phénomène deviendrait contre-performant aux yeux-mêmes des pouvoirs publics.

D’où une partie de la loi Debré en avril dernier. D’où le rapport Weil et une partie de la loi Chevènement aujourd’hui. D’où aussi cet asile territorial qui serait au statut de réfugié ce que le RMI est au SMIC : une sorte d’« asile minimal d’insertion ».

Pasqua es-tu là ?



Les barrages opposés aux demandeurs d’asile, quel qu’en soit le type (statut de réfugié, asile constitutionnel, asile territorial), ne se limitent pas aux chicanes de la procédure d’examen de leur requête.

La Convention de Genève a beau prévoir qu’ils ne sont tenus ni aux papiers d’identité ni aux titres de voyage, les lois nationales multiplient les entraves à leur liberté de fuir : obligation pratique de détenir un visa pour monter dans un avion ou sur un bateau, surtout depuis que les transporteurs vivent sous la menace d’amendes s’ils acheminent des « clandestins » (loi Pasqua de 1993) ; contrôles aux frontières ; filtrage des demandes d’asile par les préfectures [4].

Charles Pasqua avait inventé, en 1993, un arsenal de règles destinées à imposer aux demandeurs d’asile la nécessité d’obtenir une autorisation de séjour avant de pouvoir formuler leur requête. Il avait ainsi investi le ministère de l’intérieur d’un diabolique pouvoir de tri, ramené les victimes de persécutions au rang de banals migrants et mis, de fait, l’OFPRA sous sa tutelle.

La réforme de M. Chevènement ne touche pas à ce dispositif. Elle le transfère intact de l’ordonnance de 1945 à la loi modifiée du 25 juillet 1952 portant création de l’OFPRA. Inspiré par Patrick Weil, M. Chevènement y ajoute même une contrainte supplémentaire commode : les ressortissants d’un pays jugé « sûr » ne seront plus admis au séjour grâce à une extrapolation originale de la « clause de cessation » de la Convention de Genève, selon laquelle on peut retirer collectivement le certificat de réfugié (mais pas le titre de séjour) à des réfugiés statutaires originaires d’un pays revenu à l’Etat de droit. Ceux-là ne pourront donc même plus obtenir l’examen de leur situation individuelle.

M. Chevènement croit-il à l’existence de paradis sur terre ? Ou bien son nationalisme républicain le porte-t-il à oublier que, selon le préambule de la Constitution, « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés » et que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » ?





Notes

[1Voir « Ces circulaires qui ne tournent pas rond », Plein droit n° 28, septembre 1995

[2Voir À propos du droit d’asile, Gisti, août 1995. Voir aussi « La voie de l’exil », Plein droit, n° 28, septembre 1995.

[3Cf. Danièle Lochak, « Bons "étrangers" et mauvais "clandestins », Le Monde diplomatique, novembre 1997

[4ANAFE, Zones d’attente des ports, des aéroports et des gares ferroviaires, Rapport 1996-1997, 40 F.


Article extrait du n°36-37

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Dernier ajout : mardi 20 mai 2014, 15:26
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