Article extrait du Plein droit n° 69, juillet 2006
« Immigration, paroles de trop »

Mariages blancs... de statistiques

Christophe Daadouch

Juriste, formateur
Il est des évidences que plus personne ne semble contester : les mariages blancs augmentent d’année en année. Il serait donc urgent de réagir pour stopper une hémorragie qui non seulement met à mal à l’édifice juridique mais porte atteinte à la vulnérabilité de conjoints abusés. Il convient toutefois d’interroger ces évidences qui reposent plus sur des postulats idéologiques que sur des réalités scientifiques.

Comment douter de l’ampleur du phénomène ? Comme le rappelait le ministre de l’intérieur : « Il n’y a pas l’ombre d’une polémique en la matière [...]. Tous les gouvernements ont considéré que le problème se posait... » [1]

Il suffirait d’ailleurs d’écouter le terrain pour s‘en convaincre : « L’ampleur de telles pratiques peut être estimée à travers les témoignages quotidiens des maires, officiers de l’état civil, des parquets et des services préfectoraux  » [2] ou « Les maires, et les échos qu’ils me font parvenir le confirment, veulent avoir une plus grande possibilité de contrôle sur des mariages arrangés ou forcés. On ne peut nier que ce genre de situations existe. » [3]

Et d’en appeler à la continuité politique et aux arguments d’autorité scientifique : « On a l’impression que le gouvernement a inventé ce problème. De quoi s’agit-il ? Le rapport Weil, qui avait été commandé par le gouvernement Jospin, avait été unanimement décrit comme un document intéressant, équilibré et son auteur comme étant d’une grande compétence en la matière. Ce n’est pas moi qui l’invente, c’est une réalité. Bien souvent, quand on parle d’immigration, on se réfère à M. Weil […] C’est un spécialiste et son rapport fait autorité […] Je suis accablé de lettres de maires, de gauche comme de droite, qui refusent à juste titre de cautionner des mariages de complaisance.  » [4]

Finalement, l’argument massue reste l’argument statistique : « Nous sommes aujourd’hui confrontés à une utilisation souvent frauduleuse du mariage par des titulaires de simples visas touristiques [...] Les statistiques le démontrent ! [5] » Mais de quelles statistiques parle-t-on ? Faut-il croire les statistiques locales ? « A Drancy, on observe qu’un quart des mariages sont manifestement frauduleux. D’ailleurs, les enquêtes de suivi social montrent que de nombreuses femmes se retrouvent seules une fois que leur conjoint a obtenu un titre de séjour [6] ». Et de préciser plus loin que « un quart des mariages entre Français et étrangers en situation irrégulière sont frauduleux. » Finalement, avec une rigueur scientifique rare, de conclure : « Drancy est peut-être une exception dans notre pays, mais je pense qu’on peut dégager une statistique ayant valeur nationale et affirmer que les mariages frauduleux sont de l’ordre de un pour mille en France. » [7]Si une telle extrapolation montre sa limite, y compris au non statisticien que nous sommes, fions-nous alors aux chiffres nationaux.

Afin d’illustrer l’aggravation du phénomène de la fraude au mariage, l’équation proposée est d’un simplisme évident. Il suffit de montrer les augmentations respectives des mariages mixtes, des cartes de résident délivrées en qualité de conjoint de Français et des déclarations de nationalité française au titre du mariage.

Premier indicateur possible, le nombre de mariages mixtes sur le territoire national dont on apprend qu’il était de 14 303 en 1997, 30 042 en 2000, 34 585 en 2001, et 50 270 en 2004 [8]. Quant aux mariages célébrés à l‘étranger, « leur nombre a augmenté fortement, la progression atteignant 61 % entre 1994 et 2000  » [9], 89 % entre 1994 et 2002 (de 20 607 à 38 915 unions célébrées) [10] et même 117 % entre 1993 et 2004 [11]. Ces chiffres posés, il ne reste plus qu’à leur donner du sens en signalant évidemment « une proportion plus grande de ces mariages constituée d’unions de complaisance […] indubitablement liée à la recrudescence du recours à l’alliance comme mode d’accès au séjour, voire à la nationalité. » [12]

Autre indicateur possible, le nombre de cartes de résident délivrées en qualité de conjoint de Français. Dans le rapport Mariani, on dénombre 7371 cartes en 1997, 9478 en 1999 et 12252 en 2002. Dans le même temps, le rapport Courtois dénombre, lui, pour la même année 2002, 28 048 cartes de résident délivrées aux conjoints de Français contre 26 257 en 2001, soit une augmentation de 6,8 % en un an.

Quant aux cartes de séjour temporaire, le rapport Mariani de 2006 précise qu’entre 1997 et 2005, « le nombre de cartes de séjour temporaire délivrées à des conjoints de Français a été multiplié par huit (49 888 en 2004) ».

Un autre indicateur retenu est le nombre de déclarations de nationalité française en qualité de conjoint de Français. Dans le rapport Mariani de 2003, on précise qu’« en 1993, le nombre d’étrangers mariés à un conjoint français qui devenaient, par ce fait, français, était limité à 15 246 personnes. En 2000, […] 26 000 étrangers ont acquis la nationalité française à raison du mariage ». Quant à la surprenante baisse en 2001 à 24 000 cas, elle ne peut s’expliquer que « par le taux de refus d’enregistrement qui a progressé » et un « délai moyen de traitement des déclarations, qui traduit un ralentissement de l’activité des services » [13]. Pour le ministre de l’intérieur, ce sont donc « les nombreux détournements auxquels donne lieu ce volet du droit de la nationalité » qui explique « le fait que le nombre de mariages mixtes ait plus que triplé depuis 1997 » [14]. Au total, les « mariages de complaisance sont l’une des causes de l’attractivité de la France pour de nombreux étrangers souhaitant devenir français. » [15]

Questions sans réponse

L’ultime argument de la fraude au mariage repose sur le décalage entre le nombre de mariages et le nombre d’enfants qui naissent au sein de ces couples. Le rapporteur Mariani précise ainsi : « Un mariage sur trois en France est un mariage d’un couple mixte : français et étranger. Un enfant sur dix naît d’un couple mixte. Il y a un problème. En effet, si un mariage sur trois est mixte, un enfant sur trois ou sur quatre devrait être issu d’un couple mixte. Or, il n’en est rien. Les chiffres eux-mêmes apportent la preuve qu’il existe bel et bien des détournements de procédure. » [16]

Chacune des statistiques précédentes mériterait évidemment de longs commentaires. Considérer que l’augmentation des unions est la seule résultante des fraudes est caricatural et fait fi du processus d’intégration des migrants qui accroît les mariages mixtes. S’étonner de l’accroissement du nombre de mariages de Français à l’étranger sans jamais évoquer l’impossibilité pour un étranger de venir en France pour se marier est simpliste.

Sans s’étendre sur l’absence de rigueur de ces équations qui tendent à étayer la fraude, peut-on un jour espérer les seuls chiffres qui ont du sens en ce domaine ? Combien d’oppositions au mariage notifiées par les procureurs ? Combien d’annulations de mariage pour défaut du consentement ? Combien de condamnations pénales pour mariage frauduleux ? Curieusement, en quatre débats parlementaires successifs sur le mariage des étrangers, aucun de ces chiffres n’est donné. Simple omission ? Certes, non. Ce n’est pas faute de questions précises de parlementaires exigeant de tels chiffres.

A la séance du 8 juillet 2003, Patrick Braouezec interrogeait déjà : « Concrètement combien de mariages sont annulés chaque année pour fraude à la législation sur le séjour des étrangers ? Est-ce qu’on est en mesure de savoir combien de mariages « blancs » sont réels ?  » [17] Et le rapporteur Mariani, avouait : « Quelles sont les statistiques concernant les mariages blancs ? Ces faits ne sont pas comptabilisés par le ministère de la justice, puisqu’il s’agit de l’activité civile des parquets. En revanche, on sait qu’un certain nombre de procédures n’aboutissent pas, faute d’instruments juridiques.  »

L’absence d’explication n’est d’ailleurs pas partisane puisque ni Etienne Pinte [18], ni Marc Le Fur [19], députés UMP, n’obtiendront de réponse aux mêmes questionnements. Comme seule réponse, le ministre de l’intérieur évoque le fait qu’en avril 2006 « nous avons interpellé quarante-sept personnes appartenant à une filière d’organisation de mariages de complaisance à Montpellier ».

Au final, puisque chacun y va de ses propres chiffres en la matière, donnons le seul dont le Gisti ait à connaître : 100 % des couples mixtes font objet aujourd’hui de suspicions, sous forme de contrôles, auditions et autres dénonciations. ;




Notes

[1JOAN, 8 juillet 2003, p.7110.

[2Rapport sénatorial Courtois sur le projet de loi 2006.

[3Laurent Béteille, 3 juillet 2003.

[4Ministre de l’intérieur 2003.

[5Ministre délégué à l’aménagement du territoire, à l’Assemblée nationale, le 3 mai 2006.

[6M. Lagarde, député-maire de Drancy à l’Assemblée nationale, le 3 mai 2006.

[7Le 5 mai 2006.

[8Chiffres tirés des rapports Mariani 2003 et 2006.

[9Rapport Mariani 2003.

[10Rapport Courtois 2003.

[11Rapport Mariani 2006.

[12Rapport Mariani de 2003.

[13Les cas individuels sont toujours les plus parlants : « un étranger épouse, à l’étranger, un Français, alors qu’il ne parle pas un mot de français ; il divorce, et se remarie avec une personne de sa nationalité qui ne parle pas non plus le français et qui ne connaît pas la France. Tous deux ont des enfants qui sont français, alors qu’ils n’ont aucun lien manifeste avec la France, si ce n’est qu’ils se tournent parfois vers elle pour des raisons sociales. » 14 octobre 2003, député Cointat.

[142 mai 2006.

[15Rapport Mariani 2006.

[162 mai 2006.

[17Le même Braouezec réitérait le 2 mai 2006 : « Communiquez-nous les statistiques utilisées pour justifier la décision de durcir la loi - par exemple celles des mariages entre Français et étrangers, qui ont donné lieu entre 2003 et 2006 à un renforcement des contrôles visant à lutter contre les fraudes.  » Son intervention suivie d’une question dans le même sens du socialiste Roman est restée sans réponse. Le lendemain, leurs exigences de statistiques resteront vouées à l’échec.

[18Extraits du débat du 2 mai 2006 : « Quelle est la réalité des mariages de complaisance ? Où sont les chiffres ? Combien d’entre eux sont sanctionnés par la justice à partir du moment où ils ont été signalés par des maires vigilants ? ».

[19Question écrite du 22/03/2005, p. 2904, sur le nombre de saisines du procureur de la République par les officiers d’état civil, sur le pourcentage que ces mariages douteux représentent sur l’ensemble des mariages du département, et enfin sur le nombre de mariages qui n’ont pas été célébrés suite à cette saisine de l’officier d’état civil.


Article extrait du n°69

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
URL de cette page : www.gisti.org/article4354