Article extrait du Plein droit n° 69, juillet 2006
« Immigration, paroles de trop »
Le médecin, la santé et le séjour des étrangers
Arnaud Veïsse
Directeur du Comede (Comité médical pour les exilés)
Le droit au séjour pour raison médicale, dont la procédure « étrangers malades » constitue la transposition réglementaire, a été institué par la loi Reseda de 1998 et maintenu lors des deux réformes successives du Ceseda de 2003 et 2006. Dans un contexte de précarisation croissante de leur statut juridique, les étrangers résidant en France et atteints d’une maladie grave se sont tournés de plus en plus souvent vers la « régularisation médicale ». La durée des cartes de séjour (CST) délivrées dans ce cadre étant de un an, les personnes atteintes de maladie chronique doivent en demander chaque année le renouvellement. Dans la mesure où ces renouvellements s’ajoutent aux cartes délivrées pour la première fois, le nombre annuel de cartes de séjour pour raison médicale augmente régulièrement depuis 1998, pour atteindre un total de 16 164 cartes en 2004.
Prévisible en raison du contexte législatif, cette montée en charge du dispositif n’a pourtant pas été suivie d’une augmentation des moyens prévus pour y répondre, tant au sein des bureaux des étrangers en préfecture que dans les services de santé publique des DDASS, phénomène particulièrement marqué dans les départements où réside un nombre plus important d’étrangers [1]. Pour les médecins inspecteurs de santé publique (MISP) concernés par la procédure, la pression exercée par cette charge de travail croissante se double d’autres pressions inhérentes aux questions politiquement sensibles de l’asile et de l’immigration en France et en Europe.
Au premier échelon de la procédure, et à l’instar d’autres prestations sociales prévues par la loi et conditionnées à l’état de santé du patient, comme l’exonération du ticket modérateur pour les personnes atteintes de maladie chronique, la délivrance de la carte de séjour pour raison médicale repose en premier lieu sur l’évaluation et la rédaction du rapport médical par le médecin praticien. Dans ce cas comme dans les autres, le respect de ses obligations déontologiques permet au médecin de répondre à la demande du malade dans la limite des conditions médicales prévues par la loi, tout en préservant son indépendance vis-à-vis des pressions émanant des deux parties, soutiens de l’étranger et services des préfectures. Médecins praticiens comme médecins inspecteurs doivent en outre s’appuyer, au delà des données médico-sociales disponibles, sur des repères éthiques et juridiques permettant d’élaborer les réponses adéquates à ces demandes complexes.
Au cours des dernières années, l’équipe médicosociale du Comede a dû intervenir auprès d’un nombre croissant d’exilés, représentant jusqu’à 5 % des 5 027 patients du centre de santé en 2005. Les affections en cause sont découvertes dans 81 % des cas à l’occasion d’un bilan de santé pratiqué en France (95 % dans le cas des infections chroniques à VIH, VHB et VHC [2]). Avoir fui des persécutions ou vouloir rejoindre son conjoint en France n’empêche évidemment pas d’être diabétique ou séropositif. Ainsi, et dès lors que les critères légaux sont remplis, l’utilisation de la procédure « étrangers malades » par des personnes déboutées d’une demande d’asile ou de regroupement familial ne saurait être assimilée à un « détournement de procédure », comme on l’entend parfois sans qu’aucun élément objectif ne soit produit à l’appui de cette thèse.
Pourtant, on observe depuis 2003 une diminution significative des taux d’accord dans certains départements alors même que les situations médico-sociales sont restées inchangées [3]. Parmi les patients du Comede, l’analyse statistique croisée des réponses préfectorales avec les affections ayant motivé la demande a conduit à un échantillon de 1 543 enregistrements documentés depuis la loi de 1998 pour dix départements de la région parisienne [4]. Proche de 100 % jusqu’en 2002, le taux d’accord face aux premières demandes de carte de séjour soutenues par un médecin du Comede a progressivement chuté jusqu’à 63 % en 2004, avant d’augmenter de nouveau à 77 % en 2005 ; les taux d’accord restant significativement inférieurs dans les départements où la demande est la plus forte. La multiplication des refus, en première demande comme en renouvellement, a conduit à celle des recours auprès des tribunaux administratifs.
Les jugements consécutifs aux recours contentieux sont principalement favorables à l’étranger (65 % parmi les patients du Comede en 2005), mais les personnes concernées ont perdu dans l’intervalle, avec leur carte de séjour, le bénéfice de leurs premières années d’intégration (perte d’emploi, de logement...). La fréquence des recours et l’écart croissant entre les appréciations des MISP et des magistrats tiennent à la grande variété d’interprétation des quelques textes juridiques et réglementaires consacrés à cette question. En début de parcours, les restrictions observées en matière d’accès à la procédure, consécutives aux pratiques tarifaires de certains médecins agréés (jusqu’à 120 € demandés pour la rédaction d’un rapport médical) interrogent sur la nature déontologique de cet acte réalisé par les praticiens. Par la suite, les problèmes posés aux médecins concernés tiennent d’une part à l’évaluation des risques médicaux, et d’autre part à l’interprétation éthique et juridique de ces risques.
La diversité observée des pratiques tarifaires tient à la confusion fréquente entre les notions de « certificat médical » et de « rapport médical ». Remis en main propre à l’intéressé, le certificat médical est destiné à un tiers non médecin, et donne ainsi lieu à divulgation par l’intéressé d’informations médicales le concernant. Le rapport médical consiste en un échange entre confrères d’informations médicales couvertes par le secret professionnel. Les médecins agréés qui réclament à des personnes démunies et bénéficiaires de l’aide médicale État (AME) ou de la couverture maladie universelle (CMU) le paiement des frais de la consultation justifient leur pratique par la production d’un « certificat médical distinct des actes de soins pris en charge par ces deux systèmes de protection maladie ». Pourtant, s’agissant de la procédure « étrangers malades », l’arrêté du 8 juillet 1999 mentionne la seule production d’un « rapport médical relatif à [l’]état de santé [de l’étranger] », et à aucun moment celle d’un certificat médical.
Théoriquement inaccessible aux agents des préfectures [5], ce rapport médical renvoie aux situations prévues par l’article 50 du code de déontologie médicale (CDM) : « Le médecin doit, sans céder à aucune demande abusive, faciliter l’obtention par le patient des avantages sociaux auxquel son état lui donne droit. À cette fin, il est autorisé [...] à communiquer à un médecin relevant d’un organisme public décidant de l’attribution d’avantages sociaux [ici le MISP et la carte de séjour] les renseignements médicaux strictement indispensables. » Le rapport médical requis dans la procédure « étrangers malades » relève donc d’un acte médical destiné à la continuité des soins, obligation déontologique (art. 47 du CDM) à laquelle s’astreignent les praticiens hospitaliers dans leur activité quotidienne en faveur de ces patients (consultations hospitalières prises en charge au titre de l’AME et la CMU).
Pour l’ensemble des médecins interpellés au cours des différentes étapes de la procédure, la question de l’évaluation des risques médicaux définis par la loi se double de celle de leur interprétation. L’évaluation du risque d’exceptionnelle gravité du défaut de prise en charge et du risque d’exclusion des soins nécessaires au pays se fonde sur une expertise technique déjà complexe en raison de la pauvreté des informations disponibles sur l’accès aux soins dans les pays d’origine. Mais si l’évaluation des risques médicaux doit et peut être impartiale vis-à-vis des différentes parties en présence, la neutralité est illusoire lorsqu’il s’agit de faire correspondre un pronostic médical à un niveau de « gravité », opération qui repose sur une réflexion d’ordre éthique.
Evaluation et interprétation des risques
En l’état actuel de la réglementation, la seule définition des risques médicaux repose sur l’article L.313 11 11° du Ceseda « l’état de santé de santé [de l’étranger] nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse bénéficier du traitement approprié dans le pays dont il est originaire ». Le risque d’exceptionnelle gravité du défaut de prise en charge médicale doit ainsi être évalué et interprété par chaque médecin sollicité à l’un ou l’autre des stades de la procédure. Au Comede, ce risque est interprété comme celui d’une mortalité prématurée et/ou d’un handicap grave consécutif à l’absence de la prise en charge médicale requise. Trois observations complémentaires permettent d’éclairer la réflexion sur l’évaluation et l’interprétation de ces risques, elles sont illustrées par les cas de trois affections graves fréquemment en cause dans la procédure « étrangers malades » : l’infection à VIH, l’hépatite B chronique, et les maladies cardio-vasculaires incluant le diabète.
La première observation, dans le cas de l’infection à VIH, montre qu’il n’y a pas de limitation temporelle aux complications graves et évitables de l’affection en cause. Que les malades concernés soient en phase asymptomatique ou symptomatique, qu’ils bénéficient déjà ou non du traitement antiviral requis, les demandes fondées sur ce critère doivent conduire à un avis médical favorable selon les recommandations des autorités de la santé publique [6], dès lors qu’ils sont originaires d’un pays où la prise en charge médicale et l’accès aux traitements ne peuvent être garantis. En outre, la justification de ces recommandations démontre que la question de l’accès à « un traitement approprié » ne peut être distinguée de celle de l’accès à la prise en charge médicale requise (surveillance clinique et biologique principalement), qui permettra seule de prescrire le traitement adéquat.
La deuxième observation, illustrée par le cas de l’hépatite B chronique, tient à l’absence de certitude de l’évolution pathologique liée à la dimension probabiliste du pronostic médical. Forme la plus fréquente de l’hépatite B chronique, le portage asymptomatique du virus conduit, dans 15 à 20 % des cas, à une réactivation virale [7], qui nécessitera un traitement antiviral destiné à prévenir la cirrhose et le cancer du foie. Pour les patients concernés, nous pouvons alors formuler ainsi la réponse à la question du risque d’exceptionnelle gravité du défaut de prise en charge : « oui, dans 15 à 20 % des cas ». Estimant que ce risque non négligeable (1 patient sur 5 à 1 sur 8) est alors constitué, le Comede a été suivi par plusieurs juges administratifs dans les procédures de recours engagées par des étrangers malades déboutés de leur demande de carte de séjour [8].
Zones d’ombre sur l’accès aux soins au pays
La troisième observation, dans le cas du diabète et des maladies cardio-vasculaires, interroge sur le différentiel de prise en charge médicale et thérapeutique entre la France et le pays d’origine de la personne concernée. Contrairement aux cas du VIH ou du VHB, où le pronostic est techniquement simple à établir, les maladies cardio-vasculaires recouvrent des situations cliniques beaucoup plus hétérogènes. Chaque cas est alors singulier, et le médecin devra fonder son avis au regard des complications existantes, des cofacteurs de risque vasculaire, ainsi que des antécédents familiaux. En outre, la variété des traitements possibles (depuis le régime diabétique jusqu’aux trois injections quotidiennes d’insuline, en passant par les mono, bi, tri, ou quadrithérapies per os, dans le seul cas du diabète) conduit le médecin à évaluer la « perte de chance » associée aux différences qualitatives de la prise en charge possible entre les deux systèmes de soins comparés. Le risque de mourir dix ans plus tôt en cas de retour au pays, en raison de l’impossible accès à « un traitement approprié », revêt un caractère difficilement contestable d’une gravité « exceptionnelle ».
Bien que facultative au regard de la réglementation pour le médecin rédacteur du rapport médical [9], l’évaluation du risque d’exclusion des soins au pays est déterminante pour l’avis du médecin inspecteur de santé publique. La plupart des recours contre un refus de délivrance de carte de séjour, particulièrement lors des demandes de renouvellement, porte actuellement sur cette question de l’accès aux soins requis au pays d’origine. Les écarts de jugement entre les différents acteurs tiennent à la fois à la pauvreté des informations disponibles, ainsi qu’à la confusion entre les notions d’« accessibilité » et de « disponibilité » des soins et traitements appropriés. Ces deux questions sont au cœur des différents projets de réforme du droit au séjour pour raison médicale, le dernier projet discuté à l’Assemblée nationale en mai 2006 étant celui d’une « liste recensant les capacités sanitaires des pays d’origine par grands types de pathologie » censée permettre de diminuer, et à tout le moins de réguler, des taux d’accord encore estimés par le ministère de l’intérieur « trop élevés dans certains départements ».
Traitements inaccessibles
En dehors des indicateurs collectés par les agences des Nations unies (OMS, ONUSIDA et PNUD, en particulier), la recherche d’information sur l’accès aux soins dans les pays en développement est un exercice particulièrement frustrant. Les rares informations disponibles sur internet sont destinées le plus souvent aux Français résidant à l’étranger et sont donc inexploitables pour les ressortissants nationaux démunis financièrement dans des pays dépourvus de sécurité sociale. Le médecin est ainsi réduit à évaluer le risque d’exclusion des soins d’un individu à partir d’indicateurs globaux d’accès aux soins fournis par l’OMS et l’ONU. Or, si l’on peut affirmer un risque « majeur » d’exclusion des soins requis pour une maladie grave lorsque le nombre de médecins est soixante fois moins important qu’en France (dans le cas du Mali) ou que plus de la moitié de la population n’a pas accès aux médicaments essentiels (comme en Inde ou en Haïti), l’exercice est plus délicat lorsque l’accès aux soins primaires est garanti pour 95 % de la population (en Algérie ou en Chine), ou encore que la densité médicale y est plus importante qu’en France (dans les pays de l’ex-CEI), alors que les traitements spécialisés restent inaccessibles à la majorité de la population.
Ce contexte de précarité à la fois des systèmes de santé et de leurs indicateurs de performance éclaire les variations de jugements sur le risque d’exclusion des soins au pays d’origine. Les avis médicaux négatifs fondés sur la seule « disponibilité » du traitement au pays d’origine sont ainsi erronés, et les décisions préfectorales de rejet qu’ils fondent sont le plus souvent annulées par la juridiction administrative. Dans le cas emblématique de l’infection à VIH et en raison notamment des programmes d’aide internationale (dont le programme Esther impulsé par la France), il est notoire que la majorité des malades des pays en développement restent exclus des soins et traitements requis par leur état de santé, alors même qu’une minorité de patients bénéficient des traitements antiviraux « disponibles ». Bien moins souvent prises en compte dans les rapports et avis médicaux consacrés à la procédure « étrangers malades », les conditions de l’accès aux traitements antiviraux pour les hépatites chroniques ou autres traitements de maladies graves sont tout aussi déplorables, voire davantage lorsqu’il n’existe aucun programme d’aide internationale.
Les informations et réflexions nécessaires à l’élaboration complexe des avis médicaux requis par la procédure « étrangers malades » doivent tenir compte de l’évolution réglementaire dans un contexte politique et médiatique particulièrement sensible sur les questions de l’asile et de l’immigration. Les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur les médecins intervenant à toutes les étapes de la procédure (médecins praticiens, médecins agréés et, plus encore en raison de la prépondérance de leur avis sur la décision de la préfecture, médecins inspecteurs de santé publique) risquent en effet de s’aggraver prochainement en raison des nouvelles restrictions de l’accès au séjour des étrangers prévues par la nouvelle réforme législative du code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda). ;
Notes
[1] Dossier « La raison médicale et le droit au séjour », Maux d’exil, n° 12, septembre 2005.
[2] Rapport d’activité et d’observation 2005 du Comede, Epidémiologie, bilan de santé et prévention 13-18.
[3] Les critères de demande appliqués par le Comede sont détaillés par pathologie dans le Guide de prise en charge médico-psycho-sociale des migrants/étrangers en situation précaire, www.comede.org
[4] Rapport d’activité et d’observation 2005 du Comede, Droit de la santé et expertise médico-juridique 25-30.
[5] Dans la pratique et en dépit de la réglementation, un certain nombre de préfectures réclament que l’étranger fournisse au guichet un « certificat médical non descriptif, sous peine de refuser d’enregistrer la demande ».
[6] Circulaire DGS/SD6A/2005/443 du 30 septembre 2005 relative aux avis médicaux concernant les étrangers atteints par le VIH ; Recommandation du groupe d’experts en matière de prise en charge des personnes vivant avec le VIH sous la direction Pr Yeni, Rapport 2006 à paraître
[7] Buffet C, Hépatite Chronique Virale B, Revue Française des Laboratoires, décembre 2003, n° 358.
[8] Dont la Cour administrative d’appel de Paris, jugement du 20 janvier 2006.
[9] Circulaire DPM/CT/DM2-3/DGS n° 2000-248 et NOR/INT/D/00/ 00103/C du 5 mai 2000 ; article 3 de l’arrêté du 8 juillet 1999 relatif aux conditions d’établissement des avis médicaux concernant les étrangers malades prévus à l’article 7-5 du décret no 46-1574 du 30 juin 1946 modifié.
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