Article extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »

L’Allemagne aussi régularise

Bernard Schmid

Juriste. En thèse de droit social à l’Université Paris X-Nanterre
A la fin de l’année 2006, la politique allemande d’immigration a marqué un tournant en prévoyant, pour la première avec une telle ampleur, un mécanisme de régularisation. Ce processus ne concerne cependant pas les sans-papiers, comme dans d’autres pays européens, mais des étrangers « tolérés » sur le sol allemand, c’est-à-dire en situation régulière mais dotés d’un droit au séjour extrêmement précaire.

Jusqu’ici, les termes de « régularisation de sans-papiers » étaient inconnus du vocabulaire politique allemand. Aucune opération de régularisation suite à une décision politique, à l’instar de celles qui se sont déroulées en France en 1981/82 puis en 1997/ 98, ou plus récemment en Espagne et en Italie n’avait jamais eu lieu. Il n’existait pas non plus, dans les textes, de dispositions permettant, de fait, une régularisation « automatique » (théoriquement de plein droit) comme le permettait l’ancienne « règle des dix ans » introduite dans le droit français par la loi Chevènement de 1998, et supprimée par la deuxième « loi Sarkozy » de juillet 2006.

La décision commune des ministres de l’intérieur allemands – ceux des 16 Länder, États-régions dotés d’une large autonomie intérieure, ainsi que celui de l’État fédéral – du 17 novembre 2006 a introduit cependant une pratique qui ressemble à un mécanisme de régularisation. Les immigrés vivant de fait en Allemagne depuis au moins huit ans, ou depuis au moins six ans pour les familles, et qui étaient jusqu’ici couverts par une Duldung (le titre signifie littéralement le fait d’être « toléré ») – sorte de récépissé fréquemment renouvelé et ne donnant pas juridiquement le droit de travailler – ont eu jusqu’au 18 mai 2007 pour déposer leur dossier. Sous certaines conditions bien précises, mais qui, dans la pratique, peuvent largement varier d’un État-région de l’Allemagne à un autre, ces personnes peuvent maintenant espérer une admission au séjour temporaire. Si celle-ci leur est accordée, elle sera valable jusqu’à fin 2009, puisqu’elle comporte une période de stage – on parle aussi de période d’essai (Probezeit, comme celle existant dans les contrats de travail) – de deux années et demie. Si, à la fin de cette période, l’intéressé vit de ses revenus de travail et ne dépend pas des prestations sociales, il obtiendra alors un titre de séjour durable.

Le mécanisme ne concerne ainsi pas des « sans-papiers » au sens français du terme, puisque les personnes n’ayant aucun statut administratif ne sont pas visées et n’auront aucune chance de régulariser leur séjour, mais des immigrés jusqu’ici dotés d’un droit au séjour extrêmement précaire. C’est le cas, par exemple, des anciens demandeurs d’asile dont la demande a été rejetée dans le passé mais dont il était reconnu qu’ils ne pouvaient pas quitter l’Allemagne, ou du moins ne pouvaient pas retourner dans leur pays d’origine. C’est le cas encore des réfugiés qui ont fui des guerres civiles mais n’ont pas pu bénéficier de la Convention de Genève car n’étant pas personnellement persécutés par leur État pour des raisons politiques, et qui, pour des raisons humanitaires ou parce qu’il était matériellement impossible de les renvoyer, étaient temporairement protégés contre le refoulement [1].

Cette décision de la « conférence des ministres de l’intérieur », réunis à Nuremberg (Bavière) en novembre 2006, a été justifiée vis-à-vis de l’opinion publique comme étant la transposition de directives européennes. Mais d’une part, elle comporte de nombreuses dispositions restrictives, introduites notamment sous la pression de la CSU (Union chrétienne-sociale), la droite régionale bavaroise qui rassemble des courants politiques allant du centre-droit aux marges de l’extrême-droite. D’autre part, les nouvelles règles sont interprétées de façons parfois extrêmement différentes d’un Land à un autre, renforçant ainsi les perversités d’un système fédéral qui donne en réalité d’importants pouvoirs à l’administration régionale dotée d’une large autonomie pour « interpréter » la décision politique centrale.

Un pays d’immigration

Mais remontons d’abord un peu en arrière, pour tenter d’avoir une vue d’ensemble. Le 1er janvier 2005, l’Allemagne s’est dotée d’une nouvelle législation sur l’entrée et le séjour des ressortissants étrangers. Au plan symbolique, cela marque un certain progrès puisque l’ancienne Ausländergesetz (loi sur les étrangers) a été désormais remplacée par la Zuwanderungsgesetz (loi sur l’immigration). Les pouvoirs publics allemands ont ainsi reconnu que l’Allemagne est un pays d’immigration, après avoir longtemps explicitement refusé de l’admettre.

Avec la nouvelle législation, le paysage des titres de séjour a été radicalement remanié. L’ancien système était marqué par une jungle de statuts administratifs différents (dont cinq titres de séjour principaux selon la loi de 1990 : Aufenthaltsberechtigung, Aufenthaltserlaubnis, Aufenthaltserlaubnis, Aufenthaltsbewilligung, Aufenthaltsgestattung, c’est-à-dire habilitation, autorisation, permission… de séjour), dotés chacun d’une plus ou moins forte stabilité ou précarité. Certains de ces titres, tel que la Aufenthaltserlaubnis, pouvaient être accordés « à durée déterminée » ou « à durée indéterminée », befristet ou unbefristet. Les marges laissées à l’arbitraire de l’administration étaient donc fortes.

Aujourd’hui, il ne subsiste que deux statuts administratifs, la Aufenthaltserlaubnis (permission de séjourner), toujours temporaire, et la nouvelle Niederlas-sungserlaubnis (permission de s’établir), non limitée dans le temps [2]. De loin, le nouveau système ressemble à la dualité que comporte le droit français, avec le titre de séjour temporaire d’un côté et la carte de résident de l’autre. Le système ne distingue dorénavant plus les étrangers en fonction de leur statut juridique, mais selon « la raison de leur séjour ». Les nouveaux titres sont ainsi accordés « pour travailler », « pour études », « pour regroupement familial » ou encore « pour des raisons humanitaires ».

Cette législation est actuellement en train d’être réformée, suite à un laborieux compromis passé entre les deux partis de la « Grande coalition », le SPD (Parti social-démocrate) et la CDU-CSU (Unions chrétienne-démocrate et chrétienne-sociale). La principale question soulevée, a été celle des personnes qui, sous le régime de l’ancienne loi, n’étaient dotées que d’un statut administratif précaire. Il s’agit des personnes qui avaient été jusque-là titulaires d’une Aufenthaltsgestattung, le plus faible des différents titres accordés sous l’ancienne législation, ou seulement geduldet (« tolérées »).

Au total, fin 2006, cela représentait 249 000 personnes dont environ 190 000 sous le régime de la Duldung. Cette dernière concernait toutes les personnes auxquelles l’administration refusait d’accorder un quelconque titre de séjour, mais dont elle déclarait « tolérer » qu’elles se maintiennent provisoirement sur le territoire allemand, en raison notamment de l’impossibilité ou de la difficulté extrême de retourner dans leur pays d’origine. En général, ce statut ne donnait pas le droit de travailler, même si celui-ci pouvait être accordé par l’administration dès lors que « les raisons du non-départ de l’étranger ne [relevaient] pas de sa responsabilité ».

Précarité et assistance

Une fois que le récépissé (correspondant à ce statut de fait) était renouvelé –, selon les pratiques de l’administration locale, pour quelques semaines ou pour quelques mois – le ressortissant étranger était admis à la Sozialhilfe (aide sociale), l’équivalent allemand du RMI français. Cependant, le régime de ces personnes en matière d’aide sociale étant aligné sur celui des demandeurs d’asile, le taux du RMI perçu était (dans plusieurs Länder) 30 % en-dessous du RMI versé aux ressortissants allemands. Dans d’autres États-régions, le versement de cette allocation aux demandeurs d’asile et aux étrangers « tolérés » se faisait sous forme non pas d’argent, mais de prestations en nature, comme des repas ou des bons d’achat.

Au début de l’année 2005, suite à l’introduction de la nouvelle législation sur l’immigration, les pouvoirs publics (fédéraux) ont déclaré vouloir régler une fois pour toutes le cas de ces personnes « tolérées ». Le ministre fédéral de l’intérieur, à l’époque encore le social-démocrate Otto Schily, expliquait ainsi : « Nous mettrons fin aux Kettenduldungen (littéralement : tolérances en chaîne) », c’est-à-dire à la pratique consistant à accorder des récépissés de quelques semaines ou de quelques mois les uns après les autres, de façon infinie. L‘article 25 alinéa 5 de la nouvelle Aufenthaltsgesetz ou « loi sur le séjour », qui est l’une des composantes de l’ensemble législatif sur l’immigration entré en vigueur au 1erjanvier 2005, prévoit d’ailleurs qu’« un titre de séjour est accordé si la reconduite à la frontière est ausgesetzt (non exécutée) depuis dix-huit mois ». Mais cela seulement si « l’étranger est empêché de quitter le territoire de façon unverschuldet (sans faute de sa part) ». Dans la pratique, c’est souvent là que le bât blesse…

Les différents Länder ont en effet interprété cette disposition de façon très hétérogène. Certains États-régions ont simplement exigé que le retour dans le pays d’origine, quoique possible, soit unzumutbar (littéralement : impensable de le faire supporter à quelqu’un). C’est en particulier le cas si le départ forcé de l’étranger n’est pas envisageable, non pas en raison des conditions de vie dans son pays d’origine, mais du fait de la durée de son séjour en Allemagne, de son intégration durable dans la société locale, etc. Ainsi, le ministère de l’intérieur du Land de Palatinat-Rhénanie, à Mayence, a considéré qu’il fallait accorder un titre de séjour aux personnes « tolérées » depuis plusieurs années, dès lors qu’elles faisaient preuve d’une « bonne intégration », que la scolarité de leurs enfants s’était faite en Allemagne, etc. En revanche, le ministère de l’intérieur de la région de Rhénanie du Nord-Westphalie (région la plus peuplée d’Allemagne), à Düsseldorf, a adopté une position nettement plus dure.

Le 28 février 2005, alors que la région était encore sous conduite social-démocrate (avant de passer à la droite chrétienne-démocrate en mai de la même année), il adopta un décret ordonnant que ne soient pas prises en considération les raisons du non-départ de l’étranger liées à son séjour en Allemagne, à l’exception d’une maladie grave. En dehors de cette hypothèse, seules les raisons extérieures à l’Allemagne devaient pouvoir justifier son non-départ. Même dans les cas de figure où les « conférences des ministres de l’intérieur » avaient décidé de ne pas procéder à des renvois forcés (pour les membres des minorités non-albanaises du Kosovo, ainsi que pour l’Irak et l’Afghanistan), l’administration devait rechercher si l’étranger avait fait preuve de sa disposition à tenter un « départ volontaire » du territoire allemand. En attendant, de nombreuses personnes ne pouvaient pas sortir de leur statut de « toléré », alors que le ministère de Düsseldorf faisait supprimer le droit au travail à un grand nombre d’entre elles.

La décision précitée des ministres de l’intérieur du 17 novembre 2006, constitue un compromis entre les différents États-régions et les grands partis politiques, concernant le traitement de ces personnes. Elle porte l’intitulé de Bleiberechtsregelung (littéralement : réglementation du droit de rester), ce qui constitue un progrès linguistique puisque les précédents compromis similaires, en 1996 et 1999, avaient été baptisés Altfallregelung (Altfälle signifie « dossiers anciens », mais rappelle beaucoup le terme de Altlasten, désignant les déchets industriels.)

Parmi les conditions posées comme préalables à la régularisation, figure la « bonne intégration » à la société allemande. Ainsi, l’intéressé doit pouvoir parler correctement la langue allemande. Mais en Bavière, cette condition s’applique aussi à l’ensemble des membres de la famille ; si elle n’est pas remplie (ne serait-ce que pour un seul de ces membres), l’État-région n’admettra leur droit au séjour que jusqu’au 30 septembre 2007. Cette condition draconienne est imposée alors que, à défaut de test de langue agréé, la manière dont ces connaissances linguistiques seront évaluées est loin d’être claire… et alors que le dialecte parlé par une bonne partie de la population bavaroise n’a qu’un lointain rapport avec l’allemand écrit.

Le ressortissant étranger, mais aussi tous les membres de sa famille (parents, conjoint et enfants) ne doivent avoir commis aucun délit. Mais où se situera la limite ? Selon certaines sources, il ne pourra pas y avoir de régularisation s’il existe une condamnation à une amende au moins égale à « 50 fois le taux journalier » ; selon d’autres sources, le seuil serait une amende équivalente à « 90 fois le taux journalier ».

Pour finir, l’intéressé ne doit pas vivre d’allocations ou de prestations sociales, mais des revenus de son travail. Les personnes présentant leur dossier dans le cadre de la régularisation disposent d’un délai de trois mois pour demander une autorisation de travail, et de six mois pour obtenir un emploi salarié (ou au moins une promesse d’embauche). Les conditions de salaire ne doivent pas contribuer à tirer vers le bas le niveau des rémunérations sur la place ; comme il n’existe pas, en Allemagne, d’équivalent du SMIC, c’est-à-dire de salaire minimum légal, ce sont les conventions tarifaires conclues par les syndicats qui serviront d’échelle de mesure. Ceci alors que de nombreux travailleurs allemands ne sont plus couverts par ces conventions de salaire, mais sont payés « au rabais » (surtout en Allemagne de l’Est). Des dossiers de régularisation ont été rejetés par exemple à Hambourg, parce que le salaire proposé était inférieur de quelques centimes à celui que prévoyait la convention. Par ailleurs, si la personne étrangère est trop âgée pour travailler, pour obtenir sa régularisation, elle doit démontrer qu’elle peut être prise en charge par quelqu’un qui subviendra à ses besoins.

Des zones d’ombre subsistent néanmoins, par exemple sur l’application de ces règles aux personnes entrées mineures en Allemagne. Certaines régions comme les Länder de Berlin et de Brandebourg exigent simplement qu’elles soient entrées avant le 17 novembre 2006, donc au plus tard six ans avant la décision commune des ministres de l’intérieur, alors que pour d’autres, les personnes doivent avoir atteint la majorité au plus tard le 30 septembre 2007 et avoir accompli au moins six années de scolarité en Allemagne (région de Basse-Saxe) sous peine d’être exclues de la régularisation.

En guise de bilan (provisoire), on peut dire que l’acte de régularisation décidée le 17 novembre dernier est, en tant que tel, une chose positive dans la mesure où il va permettre à un certain nombre de personnes de sortir d’un état de précarité permanent. Plusieurs dispositions élaborées portent néanmoins la marque de l’utilitarisme migratoire. Par ailleurs, les ministres de l’intérieur allemands se sont montrés particulièrement soucieux d’éviter que des personnes régularisées puissent être, à l’avenir, « à la charge » des systèmes de solidarité. Les objectifs sur lesquels ils se sont mis d’accord indiquent donc clairement qu’il faut empêcher « toute immigration dans les systèmes sociaux ». Autrement dit, le processus de régularisation devra veiller à ne pas ouvrir l’accès à un titre de séjour à des personnes qui pourraient demander à bénéficier des prestations sociales. Le bilan est donc loin d’être satisfaisant.




Notes

[1Il faut cependant savoir que la majorité des immigrés qui se trouvent dans une situation comparable à celle des sans-papiers en France, ont déposé une demande d’asile dans le passé parce que le droit d’asile a longtemps constitué la « porte d’entrée » la plus utilisée. Ce phénomène a été particulièrement net après l’arrêt de l’immigration de travail, en 1973. Avant 1993, le droit d’asile était accordé de façon relativement ( !) « généreuse » – puisqu’il était aussi une arme politique pendant la guerre froide vis-à-vis des pays voisins appartenant au bloc soviétique –, et les délais de traitement des dossiers étaient souvent longs. Mais suite à une campagne politique impliquant la majorité des partis politiques, accompagnée de nombreuses violences et crimes racistes de 1991 à 1993, cet ancien droit d’asile a été largement démantelé par une modification de la Loi fondamentale votée le 26 mai 1993. Les conditions d’accueil ont été modifiées de façon draconienne, les règles d’attribution du droit d’asile durcies et les délais de traitement des dossiers raccourcis. Il n’en reste pas moins que la plupart des nouveaux immigrants passent par le dépôt d’une demande d’asile, sauf pendant les « vagues » d’arrivées consécutives à des guerres civiles (comme celles de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990), ces réfugiés étant plutôt couverts par une sorte d’asile territorial accordé de façon temporaire ou une protection provisoire contre le refoulement.

[2Cf. www.zuwanderung.de/ 2_zuwanderungsgesetz.html


Article extrait du n°73

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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