Article extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »

Le livre noir de Ceuta et Melilla L’Afrique du Nord, champ de bataille de la guerre aux migrants

Cet article reprend l’introduction de Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla1 publié par Migreurop. Ce réseau euro-africain d’associations et de chercheurs, présidé par le Gisti, s’oppose aux politiques qui entravent la mobilité des populations extérieures à l’Union européenne et conduisent à enfermer les personnes qui refusent cette forme d’assignation à résidence. Cette lutte inégale entre des gardes-frontières aux habits multiples (policiers, militaires, agences privées...) et des individus essayant de faire valoir leur droit à quitter leur propre pays prend aujourd’hui l’allure d’une véritable guerre dont les meurtres de Ceuta et Melilla ne sont qu’un exemple.

Jusqu’à l’automne 2005 et les événements de Ceuta et Melilla relatés dans cet ouvrage, le réseau Migreurop s’était abstenu, dans ses prises de position publiques, de parler de « guerre aux migrants » pour désigner les politiques de répression et de dissuasion de l’immigration. Non que nous n’ayions eu conscience du caractère meurtrier des politiques de contrôle des frontières, dont les fragiles vigies militantes nous apprenaient que chaque jour elles tuent [1], mais l’analyse selon laquelle ces milliers de morts étaient la conséquence assumée de décisions prises par les démocraties européennes était peu audible. En octobre 2005, avec l’usage de tirs nourris contre des personnes désarmées et ne représentant aucun danger, un pas a été franchi dans les pratiques coercitives appliquées à des populations dont le seul délit est de vouloir franchir les frontières dans l’espoir de trouver vie meilleure ou protection. Ces exactions, et celles qui ont suivi – déportations dans le désert, enfermement dans des camps militaires, retours forcés –, n’étaient pourtant qu’une des pièces du dispositif beaucoup plus large qui, depuis de nombreuses années, fait de l’Afrique du nord un des champs de bataille de la guerre mondiale contre les migrants. À trop vouloir éviter les pièges de l’exagération et de l’emphase militante, nous avions oublié que le bellicisme envers les migrants, s’il laisse de rares traces verbales dans des discours institutionnels oscillant entre économisme et humanitarisme, est une réalité concrète pour l’immense majorité des habitants du Sud qui souhaitent faire valoir leur droit à quitter leur propre pays.

La guerre aux migrants n’est pas une métaphore destinée à briser le silence qui entoure violences et atteintes aux droits des exilés, mais bien la réalité d’une politique coordonnée en vue d’empêcher que les points de contact entre le Nord et le Sud ne deviennent des lieux de passage pour ceux qu’on assigne aujourd’hui là où les perspectives d’avenir sont les plus restreintes. Si les états-majors de cette bataille contre le droit à l’émigration sont multiples – Union européenne, États des deux rives de la Méditerranée, organismes internationaux – et n’obéissent pas à un commandement unique [2], leurs décisions aboutissent bien à un ensemble de conséquences caractéristiques d’une situation de belligérance.

De cette guerre, dans laquelle un des protagonistes tue alors que l’autre ne peut pas même compter ses morts, il faudra attendre des années avant de pouvoir dresser un bilan du nombre des victimes. Selon certaines ONG, pour la seule année 2006 plusieurs milliers d’Africains auraient perdu la vie – notamment par noyade – en tentant de franchir ou de contourner les dispositifs militaires de protection des côtes espagnoles. Les témoignages que nous avons recueillis et réunis dans ce Livre noir accréditent l’hypothèse selon laquelle le Sahara est sans doute un autre grand charnier, conséquence de contrôles policiers et d’entraves à la circulation qui obligent les migrants à voyager pendant des mois en prenant tous les risques. Si pour les uns Dakar est à quatre heures d’avion et quelques centaines d’euros de Madrid, pour les autres Madrid est bien souvent à des semaines et quelques milliers d’euros de Dakar. Le fait de couper les voies d’accès à l’Europe a ainsi un coût humain équivalant à celui de bien des conflits contemporains.

Une équation insoluble

À l’instar de la « guerre au terrorisme », dont elle est parfois présentée comme un complément indispensable, la guerre aux migrants « autorise » la suspension de beaucoup de libertés et droits fondamentaux. On le voit dans toute l’Europe, avec l’impossibilité de faire respecter les droits des migrants à vivre en famille, à la scolarité, aux soins, à l’asile, à avoir un procès équitable, et plus généralement à l’égalité de traitement. Ces droits reculent sous l’effet des politiques de chasse aux irréguliers, des quotas d’expulsion, d’une suspicion généralisée vis-à-vis de l’étranger et de la volonté de maintenir dans la précarité les immigrés n’ayant pas emprunté les rares ponts-levis de la forteresse Europe. Plus au sud, les États auxiliaires des politiques communautaires de contrôle des frontières, tels la Libye, s’embarrassent encore moins des droits humains et des conventions internationales, qu’ils n’ont parfois même pas ratifiées. Ils résolvent, à coups de rafles, chasses à l’homme et camps encore plus sordides que ceux qui sont régulièrement dénoncés plus au nord par le Conseil de l’Europe, l’équation insoluble d’un monde inégalitaire mais voulu sans migrations.

Ce nouveau grand enfermement est d’ailleurs une des caractéristiques de la guerre aux migrants : l’Europe ouvre des camps, en son sein ou à sa périphérie, au fur et à mesure qu’elle s’élargit et cherche à se protéger de ceux qu’elle traite en barbares. Cette absence de reconnaissance de l’humanité des exilés est flagrante dans le cas des morts de Ceuta et Melilla : ils sont ainsi restés sans nom, aucune recherche d’identité n’ayant été menée alors que quelques mois auparavant les États européens dépensaient des fortunes pour reconnaître « leurs » morts victimes du tsunami en Asie. Le fait de priver de liberté ceux qui sont pensés comme des ennemis, quand bien même ils n’ont commis aucun délit – sinon ici celui de franchir des frontières –, est une autre caractéristique de cet état de guerre. Entre Guantanamo et les camps d’étrangers externalisés au-delà des frontières de l’UE, il y a ainsi bien des similitudes, et d’abord celle d’être le fruit d’une décision assumée : la suspension de l’État de droit quand il entrave les volontés des « démocraties » dominantes.

Une rapide description des moyens engagés dans la « lutte contre l’immigration clandestine » – avions et bateaux de combat, caméras thermiques, murs électroniques, patrouilles et exercices interarmées – suffirait d’ailleurs à démontrer que, ces dernières années, la police des étrangers s’est transformée en guerre aux migrants. Au nom des citoyens de l’Union européenne se joue ainsi un conflit dans lequel les victimes n’ont ni armes, ni représentants en position de les soutenir et ne font, comme le dit une des personnes interviewées dans ce Livre noir en exprimant les motivations de son exil, que « chercher la paix ».




Notes

[1L’association United a tenté entre 1993 et 2006 de recenser les cas documentés de morts aux frontières de l’Europe : www.united.non-profit.nl/pdfs/listofdeaths.pdf

[2Il faut d’ailleurs noter que le Maghreb n’est qu’un des champs de bataille du front euro-africain (les côtes ouest-africaines en sont un autre), et d’autres fronts (entre le Mexique et les États-Unis, au nord de l’Australie par exemple) relèvent de la même analyse.


Article extrait du n°73

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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