Article extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »

La Tunisie, cerbère des frontières européennes

Ben Jémia Monia

Professeur à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales – Université de Tunis
Pour lutter contre l’accroissement important des migrations traversant son territoire pour se rendre en Europe, la Tunisie s’est dotée, en 2004, d’une loi punissant sévèrement toute personne qui faciliterait l’entrée, la sortie, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en Tunisie. L’étendue des comportements sanctionnés et l’importance des peines encourues font de cette loi, selon certains commentateurs, une loi d’exception.

Depuis la fin du siècle dernier, la Tunisie connaît, à l’instar des autres pays du Maghreb (Algérie, Libye, Maroc et Mauritanie), un important flux de migrations en direction de l’Europe. Migrations de nationaux et d’étrangers, ces derniers, en provenance des autres pays du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, transitent par son territoire avant d’atteindre leur destination finale, l’Europe [1].

Ces migrations irrégulières se sont accompagnées de l’émergence de passeurs, agissant isolément ou structurés en réseaux, organisant le passage illégal des frontières. Et c’est afin de lutter contre ceux-ci, que la loi de 2004 a été promulguée. Elle punit sévèrement l’aide apportée à ceux qui entrent ou sortent « clandestinement » des frontières tunisiennes, élargissant la notion d’aide par rapport ce que prévoyait la loi du 8 mars 1968. Celle-ci punissait d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 6 à 120 dinars, « toute personne qui, sciemment, aide directement ou indirectement ou tente de faciliter l’entrée, la sortie, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en Tunisie ». Dans la loi de 2004, tout le processus est incriminé, du renseignement à la conception ou à l’organisation, par un quelconque moyen, même à titre bénévole, de l’entrée ou la sortie clandestine d’une personne du territoire tunisien, par voie terrestre, maritime ou aérienne, soit par les points de passage soit par d’autres points. Sont constitutifs d’aide à l’entrée ou à la sortie clandestine, l’hébergement des personnes entrées ou sorties clandestinement de Tunisie, ou de leurs complices, leur dissimulation ou la facilitation de leur fuite ou l’empêchement de leur découverte ou de leur punition, la fourniture d’un moyen de transport, le transport en connaissance de cause, ou la participation à une entente ou à une organisation visant à l’aide à l’entrée ou à la sortie irrégulière du territoire tunisien.

Les peines prévues sont sans commune mesure avec celles prévues auparavant. L’aide à l’entrée ou à la sortie clandestine est un délit puni, selon les cas, de trois ou quatre ans de prison ainsi que de peines d’amende. Elle peut aussi être constitutive de crime puni de six à vingt ans de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à soixante mille dinars [2]. La répression est d’autant plus sévère que les peines ne se confondent pas. Ainsi, si une personne héberge puis fournit un moyen de transport, elle sera punie pour chacune des infractions séparément.

Le franchissement irrégulier des frontières est désormais affublé d’un qualificatif péjoratif, la « clandestinité », destiné à légitimer une loi que les premiers commentateurs ont, à juste titre, qualifiée de loi d’exception. On y trouve des entorses multiples aux principes fondamentaux du droit pénal sans équivalent, si ce n’est dans les dispositions relatives aux atteintes à la sûreté de l’Etat ou à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.

Enfin, alors que l’infraction d’aide s’appliquait dans la loi de 1968 aux étrangers, elle est élargie, dans la loi de 2004, à l’aide apportée aux Tunisiens qui entrent ou sortent illégalement du territoire national. Ce n’est pas tant l’aide à l’immigration irrégulière en Tunisie que l’aide au transit qui est aujourd’hui incriminée, la loi de 2004 excluant l’aide au séjour « clandestin » de son domaine d’application. Si l’absence d’incrimination de l’aide au séjour irrégulier dans la loi de 2004 est révélatrice de ce que la Tunisie ne se perçoit pas comme terre d’immigration, mais de transit, l’extension de l’incrimination de l’aide au franchissement « clandestin » des frontières par les Tunisiens fustige tout autant le transit que l’émigration irrégulière. Au contrôle du mouvement des personnes aux frontières s’ajoute celui du contrôle à l’intérieur du territoire.

Le droit d’entrée et de sortir de son pays

Si le droit d’accéder au territoire d’un État est réservé aux seuls ressortissants de cet État, le droit de sortir est garanti pour tous, aux nationaux comme aux étrangers. On peut dès lors s’interroger sur la conformité de l’aide à l’entrée « clandestine » des Tunisiens au droit des nationaux d’entrer dans leur propre pays et de celle de l’aide à la sortie « clandestine » au droit de sortie d’un pays, des étrangers comme des nationaux.

Un étranger ne peut entrer dans un pays qui n’est pas le sien contre le gré des autorités de ce pays. Ce principe, en vigueur en Tunisie, ne peut en revanche être étendu aux nationaux qui bénéficient du droit d’entrer dans leur propre pays. Ce droit est garanti dans les instruments internationaux relatifs aux droits humains fondamentaux (Déclaration universelle des droits de l’homme, Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP)), mais aussi dans la Constitution tunisienne, dont l’article 11 stipule que « Aucun citoyen ne peut être banni du territoire national ni empêché d’y retourner  ».

Aucune limite ne devrait ainsi pouvoir être apportée au droit, pour le Tunisien, d’entrer dans son propre pays. Ce droit de retour est non seulement inscrit dans la Constitution qui interdit le bannissement du territoire national, mais aussi dans le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité organisée. En le ratifiant, la Tunisie s’est en effet engagée à faciliter le retour des nationaux victimes d’un tel trafic. De même, par la signature d’accords bilatéraux de réadmission dont celui conclu avec l’Italie, la Tunisie s’est engagée à délivrer des laissez-passer aux fins de réadmission des Tunisiens entrés illégalement en Italie. Le retour peut donc être forcé ; quant au retour illicite, il constitue une infraction pénale. Or le droit à un laissez passer (en dehors de la réadmission) n’étant pas véritablement garanti, il est difficile de justifier l’incrimination de l’entrée illicite sur le territoire national.

Et, en tout état de cause, peut-on aller plus loin et faire de l’aide à l’entrée « clandestine » des Tunisiens sur le territoire national un délit ou un crime, sans atteindre ce droit de plein fouet ? Le protocole contre le « trafic illicite de migrants » n’incrimine que l’aide à l’« entrée illégale » d’une personne qui n’est ni un ressortissant, ni un résident permanent de l’État. L’incrimination de l’aide à l’entrée des Tunisiens en Tunisie paraît donc difficilement justifiable eu égard au droit fondamental des nationaux d’entrer ou de retourner dans leur propre pays et à l’objectif de la loi qui est de dissuader l’émigration irrégulière, en punissant ceux qui y apportent leur aide.

En instituant l’aide à l’entrée « clandestine » des nationaux en infraction pénale, le législateur a introduit un amalgame entre terrorisme, infractions contre la sureté de l’État et migrations. En effet, entourer le droit d’entrer dans son propre pays d’un tel arsenal répressif ne peut se justifier que dans un impératif de lutte contre le terrorisme ou d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Rappelons que la Tunisie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui stipule que « Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays  » et que toute personne a la liberté de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

Le droit de sortir d’un pays, commun aux étrangers et aux nationaux, a une configuration différente de celui de l’entrée. Selon le PIDCP, il peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi, « nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent pacte  ». Mais dès lors que les pays de destination exigent un visa d’entrée sur leur territoire, le passeport ne suffit pas pour quitter le territoire d’un État. Ce n’est donc pas tant les dispositions du droit interne tunisien qui sont un obstacle à l’exercice de la liberté de quitter un pays, y compris le sien, que celles des États étrangers exigeant une autorisation d’entrée sur leur territoire.

Si les exigences de la coopération internationale imposent qu’un national, notamment, puisse être privé de son droit de sortie pour non obtention du visa exigé par les autorités du pays de destination, peut-on pousser cet impératif jusqu’à faire de l’aide à la sortie « clandestine » une infraction pénale ? Le protocole contre le trafic illicite de migrants ne permet d’incriminer que l’entrée illégale d’étrangers non résidents permanents à l’exclusion de la sortie illégale, tout comme c’est le cas de la législation des pays d’immigration, par exemple celle de la France.

En incriminant l’aide à la sortie « clandestine » des nationaux comme des étrangers, la loi tunisienne se révèle être une loi tendant à la répression de l’aide à l’immigration irrégulière en Europe, principale destination des Tunisiens et des étrangers, qui institue un visa d’entrée, le visa Schengen, sur le territoire des pays formant l’Union. Répression que certains députés, comme les commentateurs de la loi, ont fustigée, considérant que la Tunisie se faisait ainsi la gardienne des frontières extérieures de l’Europe [3] ou, qu’en la matière, c’est l’Europe [4] et pour certains [5], plus précisément l’Italie, qui dicte sa politique à la Tunisie.

Sans aucun doute ! La loi de 2004 consacre sur le plan interne la coopération policière et judiciaire entamée avec l’Union européenne en matière de lutte contre les migrations irrégulières. Outre l’accord de réadmission signé avec l’Italie, imposant la réadmission des nationaux et des étrangers (autres que les ressortissants des pays de l’Union du Maghreb arabe), entrés illégalement sur le territoire de l’Italie par la Tunisie, d’autres accords de réadmission sont en négociation, notamment avec la France [6]. Dans le cadre du dialogue informel 5+5 (préciser) dont la Tunisie fait partie, plusieurs mesures de coopération policière et judiciaire ont été prises avec l’Union européenne. Mesures qui ont notamment abouti à la création de la conférence des ministres de l’intérieur des pays du bassin de la Méditerranée occidentale (CIMO). La CIMO a créé, en 2004, un système d’alerte rapide dont l’objectif est de transmettre immédiatement les informations relatives à l’immigration clandestine et aux filières de passeurs. Les échanges d’information doivent ainsi permettre « le démantèlement des filières d’immigration clandestine » ainsi que « la neutralisation des passeurs que ces filières utilisent ». Ils ont été accompagnés de mesures de coopération directe entre services de police aux frontières et officiers de liaison européens « détachés sur la rive sud Méditerranéenne » [7].

Tenue d’apporter son concours à la politique d’immigration européenne, la Tunisie peut aussi justifier, par l’atteinte à son ordre public, les limites ainsi apportées à la liberté de sortir du territoire tunisien, qu’on peut dès lors considérer comme légitimes car conformes au PIDCP qui prévoit la réserve de l’ordre public.

Mais comment légitimer le contrôle du mouvement des personnes à l’intérieur du territoire ? L’article 10 de la Constitution tunisienne consacre le droit, pour le citoyen, de circuler librement à l’intérieur du territoire. Ce droit n’a cependant jamais été accordé à l’étranger. En même temps que la négation de ce droit est confirmée, on assiste à sa négation pour les Tunisiens eux mêmes. Isoler et dénoncer les personnes en situation irrégulière sont les deux modalités permettant de contrôler ce mouvement. En punissant tout le processus d’aide aux personnes en situation irrégulière, la loi de 2004 cherche très certainement à isoler les personnes entrées ou sorties « clandestinement » du territoire. Peuvent ainsi tomber sous le coup de la loi non seulement les passeurs agissant seuls ou en réseaux organisés, mais encore des organisations humanitaires qui prendraient soin des « clandestins », des personnes qui, en raison d’un lien familial ou à titre amical fournissent une aide matérielle à la personne en situation irrégulière. Ainsi, la loi de 2004 permet d’étendre la répression aux associations humanitaires apportant un soutien et une aide matérielle aux personnes entrées ou sorties de manière irrégulière, l’aide apportée pouvant être bénévole.

En Tunisie, la figure du suspect n’est pas limitée à l’étranger, mais s’étend également au national retourné de manière illégale au pays ou souhaitant le quitter de la même manière. L’héberger chez soi ou accepter de le transporter ou l’informer de ses droits, sachant qu’il est entré de manière « clandestine » ou qu’il compte sortir de la Tunisie de la même manière, expose aujourd’hui à des poursuites pénales, les faits pouvant être qualifiés d’aide ou de facilitation à « l’entrée ou à la sortie clandestine ». Dans sa volonté de sévir à l’encontre des migrations irrégulières, le législateur tunisien est certainement allé trop loin, alors que le protocole contre le trafic illicite de migrants ne permet d’incriminer que l’aide « afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel  ». Isoler les personnes, empêcher les liens sociaux, ne facilite certes pas le déplacement des personnes, mais les oblige à se cantonner dans un endroit, à vivre dans la clandestinité. La circulation à l’intérieur du territoire ne peut, dans ces conditions être libre ! Elle l’est d’autant moins que le législateur a consacré un devoir de signalement, même à ceux tenus par le secret professionnel. Dès lors que la situation d’irrégularité parvient à la connaissance du citoyen, il doit la signaler aux autorités car il s’agit d’une information qui peut être rattachée à la commission de l’infraction d’aide à l’entrée ou à la sortie clandestine du territoire tunisien.

Obligation de délation

À propos de cette disposition de la loi de 2004, Souhayma Ben Achour écrit qu’une telle disposition « permet la violation du secret professionnel lorsque le professionnel de santé ou l’avocat a eu connaissance de l’une des infractions visées par la loi... En obligeant le médecin, le pharmacien ou l’avocat à signaler, sous peine de sanction pénale, les infractions visées, la loi de 2004 empêche indirectement le clandestin d’avoir recours à leurs services  » [8].

L’obligation de délation n’est certes pas nouvelle dans la législation tunisienne. Selon la loi de 1968, toute personne qui loge un étranger, à quelque titre que ce soit, même à titre gracieux, est tenue d’en informer les autorités dans un délai maximum de quarante-huit heures. Sont soustraits à cette obligation, les Tunisiens qui logent provisoirement des ascendants, descendants ou collatéraux de leurs épouses de nationalité étrangère et qui ne résident pas en Tunisie.

La loi de 2004 généralise le devoir de signalement à toutes les personnes (excepté les proches parents) dès lors qu’elles ont connaissance de la situation d’irrégularité. Fait également nouveau, la délation s’étend aux nationaux et n’est plus limitée aux seuls étrangers en situation irrégulière. Il est regrettable de constater que la dénonciation peut trouver sa justification jusque dans la Constitution tunisienne qui impose au citoyen, depuis sa réforme en 2002, « le devoir de protéger le pays, d’en sauvegarder l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité du territoire  » et qui ajoute que « la défense de la patrie est un devoir sacré pour chaque citoyen  ».

Car c’est bien l’idée que promeut la loi de 2004, dont les dispositions sont intégrées dans une loi relative aux passeports et aux documents de voyage et dans un chapitre intitulé l’entrée et la sortie du territoire tunisien. Voudrait-on nous mettre dans l’esprit que la lutte contre les migrations irrégulières et ceux qui y apportent leur aide participe de la défense de l’intégrité du territoire, voire même de la patrie menacée par « ces hordes d’étrangers qui nous envahissent » ? En réalité, la loi de 2004, comme l’ont remarqué certains députés [9] qui ne sont cependant pas allés jusqu’à voter contre, transforme la Tunisie en « une vaste prison » pour les Tunisiens et certains étrangers, particulièrement les subsahariens. Ces derniers y sont « pris » comme dans une nasse et les Tunisiens, retenus contre leur gré dans leur propre pays. Interdits de sortie, ils peuvent, s’ils quittent de manière irrégulière le territoire tunisien, être contraints d’y retourner. En revanche, leur retour volontaire sera gravement compromis, en raison de l’arsenal répressif qui entoure l’aide au retour illicite.




Notes

[1H. Boubakri et S. Mazella, « La Tunisie entre transit et immigration : politique migratoire et conditions d’accueil des migrants africains à Tunis », in Migrations entre les deux rives du Sahara, Autrepart, 2005, Lahlou Mehdi, « Les migrations irrégulières entre le Maghreb et l’Union européenne : évolutions récentes », Institut universitaire européen Robert Schuman, Florence, juin 2004 www.iue.it/RASCAS/Publications

[2Les peines les plus sévères, 15 ou 20 ans de prison sont prononçables lorsque l’aide a provoqué une incapacité physique au migrant ou entraîné sa mort. Quant aux peines d’amende les plus importantes, elles sont prononcées contre les personnes morales, s’il est établi qu’elles ont tiré profit de l’infraction. Sont donc visées les entreprises qui emploient des migrants en situation irrégulière.

[3JORT, les débats à la chambre des députés, 27/1/2004, n°19.

[4H. Boubakri, « La Tunisia nel contesto… » précité, L. Chédly, « Migrations clandestines vers l’Europe et droits de l’homme (ou les insuffisances de la seule approche sécuritaire) », en voie de publication

[5Souhayma Ben Achour, « Le cadre juridique des migrations clandestines en droit tunisien : les mesures répressives », en voie de publication.

[6Il semblerait qu’il y ait d’ores et déjà un arrangement administratif avec la France pour la réadmission des nationaux, selon une source française : « Propositions françaises pour la mise en œuvre du plan d’action, conférence euro africaine sur les migrations et le développement », Rabat, 10-11 juillet 2006.

[7Ibid.

[8Article précité.

[9JORT, les débats à la chambre des députés, 27/1/2004, n° 19.


Article extrait du n°73

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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