Article extrait du Plein droit n° 86, octobre 2010
« Santé des étrangers : l’autre double peine »
Les femmes migrantes, le VIH et la parole
Véronique Ghadi et Natascia Serbandini
Sociologue ; psychologue, Association Sol En Si.
Dans certaines structures prenant en charge une part importante de populations étrangères, les soignants ont pu être amenés à s’interroger sur leurs pratiques et se former pour mieux accueillir les personnes. Les difficultés rencontrées, les violences parfois ressenties de part et d’autre, ne sont pas nécessairement propres à la prise en charge des personnes étrangères. Pour autant, cela prend des formes et des tournures spécifiques dans ces situations, qui peuvent conduire à un défaut de soins ou à une prise en charge de moindre qualité.
L’expérience conduite au sein de l’association Sol En Si, a permis d’identifier les phénomènes de rejet dont les populations étrangères porteuses du VIH étaient potentiellement victimes, mais également de poser les bases d’un dialogue possible avec des soignants à travers l’élaboration d’un outil qui a pu rendre à chacun sa dignité. L’association Sol En Si accompagne des familles majoritairement originaires d’Afrique subsaharienne touchées par l’infection à VIH. Parmi les services mis en place, l’association propose des groupes de parole pour les femmes séropositives. Lors de ces rencontres, les femmes ont souvent évoqué la violence subie au moment de l’annonce d’une infection à VIH. La mise en commun de ces expériences a montré que plus les conditions de l’annonce sont mauvaises, plus les femmes éprouvent des difficultés à reprendre le contrôle de leur vie. C’est d’autant plus traumatisant quand les femmes apprennent leur séropositivité au cours d’une grossesse.
Le projet mené par l’association a permis d’explorer les conditions d’annonce du VIH au cours de la grossesse, à la fois avec les femmes migrantes mais également avec les soignants, afin de définir ce que pourrait être une démarche d’annonce la plus respectueuse possible, permettant ainsi une prise en charge rapide et de qualité. Ce travail s’inscrit dans le cadre posé par la loi du 4 mars 2002 qui affirme un certain nombre de droits tels que l’accès à des soins de qualité et à la prévention, le droit à l’information, la participation à la décision, le droit au refus de soins. Sur le terrain, l’application des droits relève en partie de la capacité à négocier de celui qui souhaite les exercer. Négocier implique de connaître le système de pensée et de représentations de son interlocuteur, de connaître les codes qui permettront de se faire entendre. Plus la distance entre le malade et l’institution sanitaire est grande, plus les risques d’entrer en conflit sont présents. Il en est ainsi des personnes en milieu socioculturel défavorisé et/ou des personnes d’origine étrangère.
L’un des enjeux de cette démarche était de redonner la parole aux femmes suivies par Sol En Si et d’accompagner conjointement ces femmes et des soignants vers un dialogue constructif. Pour ce faire, nous avons d’abord recueilli les témoignages des femmes de Sol En Si à travers des entretiens individuels. Ensuite, pour aller au-delà du vécu de chacun et pour pouvoir être force de proposition sur les modalités d’annonce du VIH en cours de grossesse, nous avons constitué un groupe de femmes, afin de réfléchir de manière plus globale à la question de l’annonce.
Une dizaine de femmes se sont portées volontaires, la plupart d’entre elles participaient depuis longtemps au groupe de parole. Représentatif des familles suivies par Sol En Si sur le site de Bobigny (93), le groupe était constitué de femmes originaires exclusivement d’Afrique subsaharienne. Il s’est réuni à trois reprises pour mettre en commun les expériences des annonces et en tirer des enseignements. Dans un second temps, un groupe pluri-professionnel a été constitué et s’est réuni également trois fois, pour échanger sur les conditions d’annonce du VIH en cours de grossesse. Ce groupe réunissait une gynécologue, une sage-femme de PMI, une assistante sociale, une infirmière d’infectiologie, un médecin généraliste travaillant dans un centre de dépistage, une psychologue hospitalière, une puéricultrice. La rencontre organisée entre les professionnels, des volontaires de l’association et certaines des femmes du groupe a permis d’identifier et de travailler trois thématiques : les conditions de dépistage ; les conditions d’annonce ; la confidentialité.
L’ensemble de ces travaux a montré le décalage qui existe entre ces femmes et les soignants sur les enjeux et les conditions d’annonce. Si l’annonce du VIH est encore vécue comme celle d’une mort prochaine par les unes, ce qui correspond à la réalité en Afrique, pour les autres, c’est l’apparition d’une maladie grave chronique. Or, l’annonce d’une maladie potentiellement mortelle est un processus qui a un impact très important sur la prise en charge de la personne. Les associations de malades ont longtemps milité pour sensibiliser les professionnels à la violence de l’information donnée et au traumatisme inévitable qu’elle produit. Au-delà des considérations humanitaires, les conditions d’annonce ont un impact direct sur l’organisation de la prise en charge, sa rapidité et sa qualité. Des travaux sociologiques et médicaux ont montré qu’une annonce brutale risque de produire un déni plus important de la part de la personne concernée, un repli sur soi qui va aboutir non seulement à un retard dans la mise en place des soins, mais également à une moindre observance du traitement. À l’inverse, l’information donnée dans de bonnes conditions permettra aux personnes de garder la maîtrise de leur vie et d’exercer leurs droits. Sous la pression des associations, les pouvoirs publics ont mis en place un dispositif d’annonce pour le cancer avec le financement d’une infirmière d’annonce, auxquels se sont ajoutées les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS).
Pour autant, les témoignages de ces femmes ont dénoncé des conditions d’annonce souvent inégales et qui se déroulent parfois dans le non-respect des droits les plus élémentaires : droit à l’information, droit à la confidentialité... De nombreuses femmes qui ont participé à ce projet n’avaient pas été informées de la réalisation de leur test de dépistage du VIH pendant la grossesse, elles en ont été d’autant plus choquées lors de l’annonce. Les soignants ont convenu avoir des stratégies d’information peu explicites pour s’assurer que le test soit fait. Plus la personne est éloignée socialement et culturellement et plus le travail d’explication et de persuasion semble difficile et long aux professionnels qui parfois renoncent alors à l’informer. Or, l’information préalable est une condition essentielle pour se préparer à entendre une éventuelle annonce de séropositivité et pour se sentir en confiance avec le médecin, nous ont-elles dit.
Les femmes ont témoigné de leur vécu de l’annonce, de sa violence. Là aussi, les conditions, le déroulement et l’attitude des professionnels sont très inégaux. Pour autant, l’annonce de la séropositivité a souvent projeté les femmes dans un grand isolement social : « Ce qui tue, c’est pas la maladie, mais c’est la manière dont on te regarde et dont on se conduit avec toi ». L’attitude de mise à distance, de rejet de certains soignants a été vécue comme une première condamnation : il en est ainsi du médecin qui annonce la maladie sur le pas de la porte, sans jamais rentrer dans la chambre, de l’infirmière qui s’approche de la femme toujours avec masque et gants. D’autres ont annoncé avec brutalité, en employant des mots violents et démontrant un certain mépris social : « vous avez le SIDA », « vous savez, la maladie qu’on voit à la télé ». Ceci a pu s’accompagner d’actes et d’attitudes ouvertement discriminatoires comme offrir un billet de retour au pays comme seule solution à une femme enceinte venant d’apprendre sa séropositivité.
Les femmes rencontrées étaient souvent issues d’une immigration récente, certaines en situation irrégulière. La plupart ont évoqué l’isolement dans lequel elles vivent et l’importance du lien avec leur communauté d’origine. Certaines sont hébergées par la famille ou le voisinage, le conjoint n’est pas toujours présent. L’annonce du VIH met alors en péril un équilibre déjà précaire. La représentation de la maladie en Afrique est encore très liée à la mort, et le VIH est un sujet tabou lié au sexe et au sang, ce qui rend la maladie encore moins acceptable.
Plusieurs témoignages ont montré les attitudes de rejet dont peut faire preuve l’entourage, même le plus proche, ce qui incite les femmes à cacher leur séropositivité : cela peut aller d’attitudes discriminantes telles que laver toute la vaisselle à l’eau de javel après le passage de la femme séropositive jusqu’au rejet explicite avec une fuite du père de l’enfant, ou l’expulsion du domicile où la femme est hébergée. La découverte de la séropositivité de la femme par son entourage peut se faire dans différentes circonstances : la précarité, le manque d’intimité, augmentent les risques de rupture de confidentialité. Ainsi, une femme raconte l’épisode où sa cousine qui l’hébergeait a découvert les traitements antiretroviraux dans le frigo et l’a mise à la porte. Dans certains cas, ce sont les professionnels de santé qui sont à l’origine du non-respect du secret médical, comme la sage-femme qui explique à la belle-sœur présente lors de l’accouchement qu’un produit est injecté pour éviter la transmission du VIH de la mère à l’enfant. Là aussi, cela s’est soldé par une mise à la rue de la jeune mère et de son bébé. Enfin, les mauvaises conditions d’annonce ne permettent pas à la femme de prendre le temps d’intégrer le sens et les conséquences de la nouvelle et peuvent la conduire à l’annoncer avec la même brutalité à son entourage proche avec, pour conséquence, le départ du père de l’enfant et le rejet par sa communauté.
Repli sur soi et renoncement aux soins
D’ailleurs, l’annonce de la séropositivité au conjoint et à l’entourage représente un point de dissension important entre les femmes et certains soignants qui insistent pour que le conjoint soit averti afin d’éviter le risque de contamination, sans mesurer les conséquences pour la femme et son/ses enfant(s) sur un plan social mais également sur un plan médical : il est difficile de se soigner ou de faire suivre sa grossesse lorsqu’on est dans l’errance, rejetée par les siens. Sur ce plan, les pratiques des professionnels ne sont pas toujours adaptées, ils ne comprennent pas, voire refusent de prendre en compte les situations de ces femmes et ne prennent pas les précautions souhaitées. Les soignants les plus impliqués se heurtent à l’incompréhension de leurs pairs... Une telle insistance aboutit à un repli sur soi de la femme qui peut renoncer à certains soins.
Les femmes et notamment les femmes migrantes apprennent fréquemment leur séropositivité pendant la grossesse, lors du bilan du premier trimestre. Ces annonces sont particulièrement délicates à faire parce que non seulement il s’agit d’annoncer une maladie grave, mais se joue aussi l’investissement et l’avenir de l’enfant à naître. Au moment de l’annonce, il est très important de transmettre un message d’espoir, de parler des traitements qui limitent les risques de transmission du virus à l’enfant. Les femmes évoquent à plusieurs reprises des remarques ou un regard péjoratif de la part des soignants sur leur désir de maintenir la grossesse malgré la maladie et les conditions de vie précaires.
Cette étude a mis en évidence le fait que l’annonce est un processus qui se déroule dans le temps. Dès le premier jour, se joue la question du suivi et de l’accompagnement de la femme vers la mise en route du traitement et le soutien autour de la réorganisation de la vie. Encore une fois, l’attitude des soignants est cruciale, mais très différente de l’un à l’autre : il y a ceux qui prennent rendez-vous pour la personne et qui s’assurent d’une prise en charge rapide, ceux qui donnent une adresse, prenant le risque de l’errance de la femme, avant de commencer un véritable traitement. En effet, dans les suites immédiates de l’annonce, la personne peut se sentir perdue et nier parfois la réalité « ce n’était pas mon sang qu’ils avaient pris » et la démarche volontaire pour prendre rendez-vous peut devenir impossible.
Par ailleurs, le système de santé est complexe et l’hôpital n’est pas toujours accueillant. On ne peut que déplorer l’attitude de certains médecins qui envoient la personne pour une prise en charge dans un établissement sans que le lien soit fait avec les professionnels choisis. Comme cette femme qui, sur les indications de son médecin, s’est rendue avec son mari dans une maternité spécialisée dans le suivi des femmes séropositives pour prendre un rendez-vous et commencer tout de suite un traitement mais qui a erré un certain temps dans les couloirs, sans que personne ne puisse l’orienter vers le bon interlocuteur. C’est finalement quelques jours plus tard, lorsque la femme s’est rendue à la PMI, que le médecin a contacté l’interlocuteur adapté.
Notre travail a mis en évidence qu’il est nécessaire de prendre le temps de faire l’annonce, de se montrer disponible pour permettre à la femme de surmonter le choc, d’instaurer un vrai temps d’échange et de questions pour que la femme puisse rentrer chez elle plus rassurée. Tout au long du processus, les femmes ont tenu à rappeler à quel point il est important que la confidentialité autour de leur situation soit respectée à toutes les étapes de la prise en charge. Plus particulièrement les conditions de délivrance des médicaments par la pharmacie posent problème : exhibition des boîtes de médicaments devant tout le monde, non-emballage… De fait, chacune développe des stratégies différentes pour ne pas se trouver exposée au vu et au su de tous.
L’efficacité scientifique avant tout ?
En conclusion, la plupart des difficultés énoncées par ces femmes sont de même nature que celles rencontrées par l’ensemble des usagers soudainement confrontés à l’institution sanitaire. Cependant, la distance des populations d’immigration récente par rapport aux soignants est particulièrement grande et renforce les difficultés d’échange entre les différents acteurs. Face au poids de l’institution, les personnes étrangères peuvent préférer le repli sur soi à la confrontation, ce qui de fait constitue un obstacle à l’accès aux soins. Il est vrai que les professionnels aujourd’hui sont toujours voire plus encore qu’auparavant, façonnés sur un modèle d’efficacité scientifique qui laisse parfois peu de place à l’humain. Il pèse sur les professionnels l’injonction à faire appliquer des protocoles coûte que coûte. Si les témoignages des femmes ont parfois été difficiles à entendre par les professionnels de santé qui ont participé à ce projet, ces derniers ont en général corroboré tout ou partie de ces constats, regrettant le manque de sensibilisation de leurs pairs sur les problématiques spécifiques des femmes d’origine étrangère et/ou en situation de précarité.
Il est important de rappeler que ces femmes, au parcours de vie difficile et parfois subissant le regard des autres, ont fortement investi le projet, ce qui a contribué à les positionner différemment. Ce travail construit avec les professionnels de santé a permis d’identifier les difficultés qu’elles rencontrent. Il y a eu une véritable valorisation de leur parole : la prise en compte de leur avis et la retranscription de leurs réflexions les a placées dans un rôle plus actif au sein de l’association, lieu où elles viennent au départ avec une demande d’aide. Travailler aux côtés des soignants avec un but commun, construire ensemble une réflexion pas toujours consensuelle autour de l’annonce les a mises en position de défendre leur point de vue, mais également d’entendre et de discuter les arguments des professionnels. On a assisté à un véritable croisement des savoirs qui a permis à chacun de s’enrichir. De manière plus large, nous avons constaté une augmentation de la participation dans les groupes de parole de Sol En Si, une redynamisation des actions collectives portées par les femmes qui ont participé à ce projet. Les soignants ont également témoigné leur intérêt envers cette démarche qui leur a apporté une réflexion nouvelle sur leurs pratiques. Ce travail trouve sa concrétisation dans l’élaboration d’un document présentant le point de vue des uns et des autres et les points de vigilance qu’ils ont souhaité défendre ensemble.
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