Article extrait du Plein droit n° 86, octobre 2010
« Santé des étrangers : l’autre double peine »

« Personnel domestique » pour employeurs choisis

Odette-Luce Bouvier et Jean-Philippe Dedieu

magistrat ; sociologue.
Dans de nombreux pays étrangers, les employés de maison représentent encore une catégorie socio-professionnelle particulièrement fragilisée. La circulaire ministérielle du 3 août 2009, pérennisant des pratiques que l’on aurait cru révolues, témoigne de la complaisance de l’État français envers les employeurs de ces travailleurs étrangers. En assouplissant la procédure d’autorisation provisoire de travail dans l’Hexagone, ce texte consacre, par le recours à une fiction juridique, la précarité du statut de ces employés de maison lors de leur séjour sur le territoire national.

La circulaire du 3 août 2009 du ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire [1] à l’adresse des préfectures et services de main-d’œuvre et de l’immigration, annonce clairement son objectif : assouplir la procédure de demande et d’instruction des autorisations de travail sur le territoire national pour le personnel « domestique ou familial » de particuliers, français ou étrangers, séjournant provisoirement en France, « notamment à l’occasion de leurs congés ». Pour parvenir à cette fin [2], le ministère n’hésite pas à créer une fiction juridique afin de répondre aux besoins de ces employeurs choisis et satisfaire ainsi à un impératif de diligence dont rêveraient les autres candidats à l’immigration. Elle repose sur un choix lexical qui atteste notamment de l’influence du passé colonial français sur la perception étatique de l’immigration. Elle procède à l’assimilation des employés de maison à des salariés en détachement, qui est contraire aux définitions légales et jurisprudentielles actuelles.

Sur la forme, une première lecture de la circulaire du 3 août 2009 peut légitimement laisser perplexe. Les termes de « personnel domestique » qui sont obsolètes en droit du travail, sont retenus par les rédacteurs de la circulaire pour désigner les employés de particuliers, français ou extra-nationaux, qui résident habituellement à l’étranger. De surcroît, le ministère n’hésite pas à consacrer l’emploi de membres de la famille dans des conditions rarement conformes au droit social interne afin de s’adapter au mieux à la réalité sociologique du marché de l’emploi dans certains pays du Sud. En recourant, d’une part, à l’expression de « personnel domestique », le ministère semble en être demeuré ou souhaiter en revenir à l’ère de la domesticité, alors même que le droit du travail actuel a abandonné cette terminologie connotée et se réfère désormais aux « employés de maison ». Le code du travail fait certes état de « travail domestique ». Ce qualificatif n’est toutefois plus de mise pour les personnes effectuant ces travaux. Le travailleur employé par des particuliers à des travaux domestiques est, aux termes de la loi française, un « employé de maison » (L. 772-1 devenu L. 7221-1 du code du travail).

Cette circulaire s’inscrit dans une histoire juridique particulière qui, depuis la colonisation, assure aux Français résidant à l’étranger la possibilité de s’entourer lors de leurs séjours en France d’un personnel colonial puis étranger. Dans la première moitié du XXe siècle, l’administration impériale avait développé une politique migratoire spécifique en direction du personnel de maison africain. Elle reposait notamment sur le privilège accordé aux représentants de l’administration coloniale de se faire accompagner dans leurs déplacements par leurs « domestiques » à titre gratuit. Elle entendait également établir un contrôle renforcé sur cette catégorie socioprofessionnelle afin de prévenir, dans l’éventualité d’une rupture de contrat de travail, son installation définitive en France. Certains employés étaient en effet bien souvent abandonnés par leurs employeurs quelque temps après leur arrivée sur le sol métropolitain sans avoir la possibilité financière de regagner leur colonie d’origine.

Après les indépendances, ces dispositions se sont déplacées vers les expatriés de nationalité française en poste dans les États d’Afrique anciennement sous administration française. En accord avec les ministères de l’intérieur et des affaires étrangères, une circulaire du ministère du travail, de l’emploi et de la population qui n’a pas été publiée au Bulletin officiel établissait ainsi en mai 1971, une procédure simplifiée pour le « personnel domestique originaire d’Afrique Noire francophone accompagnant en France leurs employeurs pour une durée inférieure à six mois » [3]. Elle offrait à ces derniers la possibilité d’adresser directement à la direction des populations et des migrations (DPM) les contrats du « personnel domestique » qu’ils entendaient, selon le lexique administratif utilisé, « introduire » dans l’Hexagone. Cette procédure dressait un cadre dérogatoire à la règle commune puisqu’elle fut maintenue en dépit de la décision gouvernementale de suspendre l’immigration en 1974, et que les contrats n’étaient pas soumis à l’appréciation des services de la main-d’œuvre. Cette procédure permettait toutefois à la DPM de s’assurer de la légalité du contrat de travail, notamment de sa conformité avec le minimum salarial en vigueur en France, que de nombreux expatriés ont tenté de ne pas respecter [4].

Ainsi, le champ sémantique de la circulaire de 2009 s’inscrit-il dans la continuité de ce corpus réglementaire très spécifique. Le texte ministériel vise, en l’espèce, à dénaturer le droit du travail et à déroger au droit de l’immigration, aussi sévère soit-il, pour assurer aux expatriés et aux étrangers la possibilité de pérenniser dans l’Hexagone leur mode de vie dans leur pays habituel de résidence. Ce personnel étranger, s’il n’est plus dénommé « boy », « fatou » ou « bonne », comme cela a pu être le cas dans un passé récent, reste, pour le ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, des « domestiques », à rebours des acquis sociaux tardivement concédés à une catégorie de salariés longtemps exclue du droit commun du travail [5].

La circulaire fait, d’autre part, appel à une seconde dénomination, le « personnel familial ». Une interprétation sociologique de cette terminologie ad hoc, qui est parfaitement inconnue du droit français du travail, permet de mieux comprendre les catégories de personnel visées par les dispositions ministérielles. Le « personnel familial » recouvre, selon notre lecture, l’emploi par les classes moyennes ou supérieures de pays étrangers de membres de leur famille pour du travail à domicile. Le texte entend ainsi couler dans le droit français une réalité socioéconomique complexe sur certains aspects de laquelle, le travail des enfants en particulier, des organisations internationales telles que le Bureau international du travail ont adopté des positions critiques que le ministère ne pouvait ignorer lors de la rédaction de cette circulaire [6].

Les enquêtes réalisées en France par le comité contre l’esclavage moderne (CCEM) ont mis en exergue le fait que l’« asservissement domestique » touchait plus particulièrement les femmes originaires d’Afrique de l’Ouest qui avaient été recrutées par leur employeur dans leur pays d’origine [7]. Cette situation s’explique en partie par le détournement des pratiques de « confiage » dans cette région, notamment au Sénégal et, plus encore, en Côte d’Ivoire. La migration des jeunes filles d’origine rurale auprès de parents d’origine plus aisée et établis dans les centres urbains ivoiriens a longtemps été légitimée par le renforcement de la solidarité familiale et circonscrite par un agencement de devoirs et droits qui offraient l’espoir ou la possibilité d’une mobilité sociale ascendante. En échange de tâches domestiques non rémunérées, les membres de la famille étendue à laquelle était confiée la fillette ou l’adolescente, s’engageaient à la nourrir, à la loger et à la guider dans l’apprentissage d’un métier dans les secteurs informels de l’artisanat, du commerce ou de la restauration [8]. Ces pratiques paraissent avoir progressivement été détournées de leur rôle premier en Afrique pour revêtir la forme de « simples transferts de main-d’œuvre exploitables ». Le dévoiement de ces pratiques est également avéré en France. Certaines familles africaines établies dans l’Hexagone recourent à des jeunes femmes de leur famille étendue pour des tâches domestiques qui font l’objet d’une rémunération dérisoire voire inexistante [9], par une pratique caractérisant, en droit interne, du « travail dissimulé » [10] selon l’article L.8221-5 du code du travail.

Sur le fond, la construction juridique à laquelle se livre la circulaire du 3 août 2009 est tout aussi contestable que les terminologies qu’elle adopte. L’objet de cette circulaire est d’assouplir les modalités d’obtention de l’autorisation provisoire de travail (APT) pour le personnel « domestique ou familial » de particuliers français ou étrangers lors de leur séjour en France. L’APT peut être délivrée, au terme d’une procédure dématérialisée, pour une durée de douze mois, sur tout le territoire national et autorise son titulaire à travailler trois mois maximum par période de six mois.

Le plus important et contestable dans le nouveau montage ministériel, qui déroge, pour les besoins de la cause, à la politique drastique du gouvernement en matière d’autorisation de séjour, est l’assimilation de ces travailleurs étrangers à du personnel en « détachement », au sens de l’article L.1262-1- 3°, du code du travail. Cet habillage juridique n’est guère compatible avec les dispositions légales applicables, le gouvernement s’aménageant de curieux arrangements avec la loi pour contenter des employeurs choisis.

Le détachement, tel que prévu par la loi, suppose en effet un « destinataire » en France auprès duquel le salarié est détaché par son employeur, soit dans le cadre d’un contrat liant cet employeur établi hors du territoire national et le destinataire, soit entre entreprises du même groupe ou établissements de la même entreprise, « soit sans contrat entre l’employeur et le destinataire ». C’est cette dernière hypothèse que recouvre le 3°) de l’article L.1262-1. Or, la situation de l’employeur particulier, établi à l’étranger, d’un employé de maison, ne correspond en rien à celles visées par l’article du code du travail invoqué par la circulaire du 3 août 2009. Aucune entreprise ou destinataire n’accueille en France l’employé détaché. En outre, la jurisprudence rappelle de façon constante que l’employeur particulier qui emploie du personnel à des travaux domestiques ne peut être assimilé à une entreprise [11]. Or, la circulaire affirme de façon péremptoire, que les demandes d’autorisation de travail pour ce personnel « domestique ou familial » seront instruites « dans le cadre de la prestation pour compte propre, l’entreprise étant le cadre d’exécution du travail subordonné ». Elle fait ainsi référence à une notion d’entreprise inapplicable à l’employeur particulier d’un employé de maison. Cet habillage juridique de situations souvent peu protectrices de travailleurs spécialement vulnérables est d’autant plus contestable qu’il intervient dans le contexte d’une politique de l’immigration du gouvernement français particulièrement sévère.

Certes, l’existence d’un contrat de travail conclu entre l’employeur particulier et son employé « domestique ou familial » est exigée en raison du recours à l’article L.1262-1. Mais, pour constituer une mesure novatrice et réellement protectrice, cette exigence d’un contrat de travail devrait s’accompagner d’un contrôle attentif de l’Inspection du travail de la situation et des conditions de travail de cette catégorie de travailleurs et de l’effectivité, pour eux, de la possibilité d’avoir accès au juge prud’homal pour réclamer le respect de ses droits. Il en est de même pour le bénéfice des droits sociaux exigés pour le salarié détaché en France, aux termes de l’article L.1262-4 tels que les congés de maternité, les règles relatives à la santé et sécurité au travail, à l’emploi des enfants, etc. La réalité des conditions dans lesquelles vivent nombre de ces employés de maison étrangers, dans un rapport de forces social très inégal, permet de douter du respect de leurs droits lors de leurs courts séjours sur le territoire national, au service d’employeurs peu contrôlés par les services de l’inspection du travail.

La circulaire mentionne bien que la direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) délivrera un avis favorable valant autorisation provisoire de travail « si les conditions de salaire, avantages en nature, horaires... sont réunies ». Les points de suspension laissent cependant à l’administration le soin de définir les conditions et garanties sociales requises. Au cas où les services de la main-d’œuvre ne l’auraient pas compris, le ministère de l’immigration s’empresse d’ajouter que la DDTEFP donnera dans ce cas un avis favorable « sans opposition de la situation de l’emploi ». Ainsi, cette catégorie d’employeurs ne sera en rien ouverte au recrutement de personnes à la recherche, sur le territoire national, d’emplois à domicile.

L’objectif réel et les effets pervers d’une telle procédure simplifiée sont bien plus préoccupants que les avantages supposés de cette fiction juridique construite pour répondre à des situations spécifiques. Comme cela a été constaté et contesté dans d’autres situations, l’État français se montre complaisant envers une catégorie d’employeurs, au mépris de la recherche de dispositions protectrices pour le travailleur étranger [12]. La circulaire du 3 août 2009, en assimilant l’employé de maison suivant son employeur durant des séjours de courte durée en France à un salarié en détachement, n’entend qu’assurer le confort d’employeurs disposant de « personnel domestique ou familial ». Pour autant, ce personnel n’accédera en rien à la possibilité de rechercher et trouver un travail pérenne sur le territoire national. Ces travailleurs ne sont accueillis que pour des séjours de courte durée et sans perspective aucune d’un séjour sur du long terme et d’un emploi stable en France. L’État organise et favorise ainsi, comme dans de nombreux autres secteurs du marché du travail, la précarité qui devient le mode de gestion privilégié d’une main-d’œuvre étrangère aux droits bafoués.




Notes

[1Circulaire NOR IMIM0900078C du 3 août 2009 du ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire relative à la délivrance des autorisations de travail au personnel domestique ou familial étranger accompagnant en France les particuliers qui les emploient habituellement hors de France.

[2Le texte précité abroge et remplace la circulaire NOR IMIM0800032C du 30 juin 2008 du même ministère, qui invitait déjà les services compétents à accélérer les formalités nécessaires à l’obtention d’un visa consulaire et d’une autorisation de travail pour ce personnel.

[3Lettre-circulaire du ministère du travail, de l’emploi et de la population n° 5/71 du 17 mai 1971 relative au personnel domestique originaire d’Afrique noire francophone accompagnant en France leurs employeurs pour une durée inférieure à six mois.

[4Sur ce corpus réglementaire, cf. Jean-Philippe Dedieu, « Normaliser l’assujettissement. La réglementation française de l’emploi du personnel de maison subsaharien au XXe siècle », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 62, 2006, p. 129-150.

[5En l’état du droit social en France, les dispositions du code du travail relatives à la durée du travail et au temps de travail effectif ne sont pas applicables aux employés de maison travaillant au domicile privé de leur employeur, la jurisprudence s’employant à développer des exceptions protectrices à ce principe ; cf notamment Cass. soc., 13 juill. 2004, n° 02-43.026, Bull. 2004, V, n° 221.

[6June Kane, Coup de main ou vie brisée : comprendre le travail domestique des enfants pour mieux intervenir, Genève, Bureau international du travail, 2004.

[7Cf. les statistiques établies par le Comité contre l’esclavage moderne, Rapport annuel 2008, Paris, Comité contre l’esclavage moderne, p. 22-23.

[8Mélanie Jacquemin, « “Petites nièces” et “petites bonnes” à Abidjan. Les mutations de la domesticité juvénile », Travail, genre et sociétés, n° 22, 2009, p. 53-74.

[9Mathias Deshusses, « Du confiage à l’esclavage. “Petites bonnes” ivoiriennes en France », Cahiers d’études africaines, n° 179, 2005, pp. 731-750.

[10Odette-Luce Bouvier, « Le travail dissimulé : questions de droit et de société », Revue de jurisprudence sociale, n°10, 2006, p. 746-756.

[11Cf. notamment Cass. soc, 4 juin 1998, n° 95-44.693 : Bull. 1998, V, n° 302.

[12À titre d’exemple, l’explosion des contrats précaires, d’une durée de six mois à un an, que sont les « contrats OMI » délivrés avec des titres de séjour de courte durée aux travailleurs agricoles étrangers pour les besoins des propriétaires des exploitations agricoles du Sud de la France, a été dénoncée en 2001 par des inspecteurs généraux des affaires sociales et de l’agriculture. Les auteurs de ce rapport dénoncent une politique de l’emploi complaisante de la part de certaines structures de contrôle étatiques qui transforme « un système de dérogations exceptionnelles en faculté générale, en contradiction avec le cadre réglementaire ». G. Clary et Y. Van Haecke, Enquête sur l’emploi des saisonniers agricoles dans les Bouches-du-Rhône, n° 2001-118, novembre 2001. Cf. également Antoine Math et Alexis Spire, « Des travailleurs jetables », Plein droit, n° 61, juin 2004, numéro spécial Immigrés : mode d’emploi, pp. 33-36 ; Patrick Herman, « Trafics de main-d’œuvre couverts par l’État », Le Monde diplomatique, n° 615, juin 2005, p. 8.


Article extrait du n°86

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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