Article extrait du Plein droit n° 92, mars 2012
« Les bureaux de l’immigration (2) »

L’asile au mérite

La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) fonctionne pour eux du matin au soir, cinq jours sur sept, onze mois sur douze. Eux, ce sont celles et ceux qui sollicitent l’asile dans la juridiction administrative spécialisée la plus saisie de France [1]. Leur but ? Obtenir une protection internationale, en l’occurrence, le statut de réfugié ou la protection subsidiaire, notions définies en droit par la convention de Genève et la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) depuis 1951. Surtout, ce sont des hommes et des femmes qui, après avoir essuyé le refus de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), tentent une nouvelle fois leur chance par un recours qu’ils et elles espèrent salvateur. Face à eux, trois juges à qui revient la responsabilité de délibérer sur leur destinée : un président de section, dont le droit constitue la profession, et deux assesseurs, le premier appelé « administration », le second « HCR ». Cette collégialité pour le moins atypique [2] constitue pour ces requérants une énième, mais ô combien décisive, étape à franchir en vue de leur mutation juridique en véritables réfugiés. Pour cela, il leur faut se livrer individuellement à la formation de jugement en allant, les uns après les autres, et dans un temps compté, vers ce qu’il y a de plus intimement privé dans leur vie personnelle (mort de proches, tortures, viols, idéaux politiques, etc.). Parce qu’ils doivent convaincre les juges en suscitant le consensus autour de leur récit et de leur personne, les requérants ne peuvent faire abstraction ni du style qu’ils donnent à voir, ni de la finalité dans laquelle ils s’inscrivent.

L’étranger dépossédé

La première exigence consiste, de ce point de vue, à ne pas dévier de l’identité sociale attendue par les juges. Privés de la protection de leur État d’origine, les demandeurs d’asile ne sont pas seulement dessaisis de leur citoyenneté mais également contraints de laisser à d’autres le choix de leur vie future. Ce mécanisme de dépossession est alimenté tout au long de leur parcours par des procédures d’identification qui semblent faites pour que le sentiment de domination soit intériorisé. Au point de faire de « l’étranger dépossédé » l’une des figures majeures des requérants à la CNDA. Les demandeurs d’asile doivent donc faire preuve de la plus grande obséquiosité, jusque dans leur corps et les paroles échangées. À cet égard, les juges avouent sans réticence leur incompréhension lorsqu’ils se retrouvent face à des individus échappant aux effets de domination : « Certains requérants ne font pas requérants […] ils ne se laissent pas faire. Parfois même, ils sont arrogants et font preuve d’impolitesse. Et tout ça, c’est dérangeant car la moindre des choses est de respecter l’établissement susceptible de les aider [3]. »

Effectivement, manifester une quelconque indocilité est une attitude peu compatible avec l’image communément admise de l’émigré supplicié. Agir de la sorte revient à renverser l’ordre de l’interaction et rompre la relation « structurellement asymétrique  » [4] imposée par une institution « distributrice » en position d’offrir à ses visiteurs la « ressource » qu’ils sont venus chercher. Ce constat est aussi celui de l’anthropologue suédois, Mark Graham, qui analyse la corrélation entre l’obtention de la protection et les différents comportements adoptés par les demandeurs d’asile durant leurs auditions [5]. Sa conclusion est sans appel : plus les requérants se démarquent des attributs de l’« obligé », moins ils ont de chances de devenir réfugié. Ils doivent au contraire se montrer abattus, dociles et faire preuve de gratitude afin que l’instance en charge de les juger puisse s’assurer de leur bonne volonté à se soumettre à l’ordre administratif. Parce qu’un individu stigmatisable ne peut en toute logique paraître trop normal, au risque de ne plus être identifiable par les individus en charge de l’étiqueter, les demandeurs d’asile deviennent alors ces « infirmes » dont nous parle Erving Goffman : « J’ai appris aussi qu’un infirme doit prendre garde à ne pas agir différemment de ce que les autres attendent. Et, par-dessus tout, ils attendent de lui qu’il soit infirme : invalide et impuissant ; leur inférieur ; et, s’il ne répond pas à leur attente, leur malaise les rend soupçonneux [6]. »

L’individu récalcitrant, rebelle, doit ainsi s’effacer au profit d’une servitude volontaire rendue nécessaire par cette « stigmatisation positive » à laquelle, bon gré, mal gré, les requérants doivent s’abandonner. De cette manière, l’expression de la contrainte n’est pas simplement synonyme de soumission pour l’interviewé, elle est aussi, voire surtout, une technique de protection visant à ne pas le faire sortir de son rang d’individu diminué. Cette marque d’infériorité peut tout autant se présenter comme l’indice d’une intériorisation des normes en vigueur que comme le signe d’une docilité tactique. Elle répond à la représentation du « client idéal » [7] face à la demande d’asile. Un affichage de soi, entre soumission et cassure psychologique, qui est en effet nécessaire pour faire « bonne figure » et instaurer in medias res l’impression de crédibilité.

Dignité exemplaire

Or, l’image d’individus obéissants que les requérants projettent d’eux-mêmes ne saurait pour autant garantir une issue heureuse à leur démarche. C’est sans compter sur la considération que la justice administrative porte à la finalité même de leur présence. Car si l’absence affichée d’allégeance dérange les magistrats, l’exhibition d’une trop grande résignation peut à son tour jeter le discrédit sur leur requête. Faire trop passif, trop inerte, risque d’altérer le jugement de magistrats qui se méfient surtout des « comédiens », ces « menteurs » venus pour l’immigration économique. Un bémol que confirme une présidente de section [8] : « Il y en a qui jouent aux malheureux. Ceux-là, on les reconnaît vite car ils en font des tonnes. Ils arrivent comme des morts-vivants devant nous et on est censé les croire. En fait, c’est comme avec l’avocat : s’il en fait trop, on sait qu’il bluffe. […] Le demandeur d’asile, c’est pareil. S’il en fait des tonnes, c’est qu’il a besoin de maquiller la réalité, de la rendre plus insoutenable qu’elle ne l’est en vérité  ».

Faire le pari d’une subordination totale peut donc s’avérer contreproductif dans la gestion des apparences. C’est pourquoi la présentation de soi, pour fonctionner, a également besoin d’être rehaussée aux standards de l’institution. Politesse accentuée, tenue européanisée (ni voiles, ni boubous), posture bureaucratique (mains sur la table ou sur ses genoux), attitude concentrée et tendue vers l’écoute, tels sont les petits gestes auxquels peuvent être sensibles les juges. Accompagner sa prestation d’un rapport administratif au papier, aussi, en classant les documents apportés dans des pochettes plastiques, puis des chemises qu’on pose sur la table, aide à démontrer combien certains prennent l’exercice au sérieux.

Cette démonstration d’une préparation minimale, au service d’une dignité exemplaire, se révèle d’autant plus valorisée qu’elle est loin de qualifier l’ensemble des demandeurs se présentant à la Cour. La plupart d’entre eux apparaissent, à la fois dans leur gestuelle (dos courbés, épaules affaissées) et leurs discours (longues pauses, soupirs), plutôt en retrait, démotivés, voire indifférents, et s’écartent des tactiques de représentation inhérentes au jeu interactionnel. Deux hypothèses peuvent expliquer ce comportement. La première envisage la passivité de ces acteurs comme la manifestation d’une incompétence objective à se situer dans l’environnement judiciaire de l’audience – voire plus généralement dans l’espace social. Cette idée rejoint notamment le constat dressé par les avocats sur la question : selon eux, très peu de requérants sauraient ce qui les attend une fois le seuil de la salle d’audience franchi. La seconde part du postulat de la « protection du territoire de soi  » [9] selon lequel la timidité apparente des demandeurs d’asile traduirait, au fond, un consentement fragile à exposer publiquement des éléments appartenant au registre de l’intime.

Autant dire que les requérants adoptant ces attitudes pour le moins apathiques ont beaucoup à perdre. Et si ces modes de préservation de la vie privée interpellent autant, c’est parce qu’ils les éloignent du martyr « courageux » et « volontaire » qui, après s’être battu pour sa vie, doit désormais se battre ouvertement pour son récit. L’objectif étant de se rapprocher du « héros tragique » souffrant de ses nombreux sacrifices, il faut être capable de faire don de soi en ne faisant l’économie d’aucune modestie sur sa condition de victime. Une telle implication dans l’engagement personnel est essentielle, non seulement pour ne pas créer une distance avec les juges, qui marquerait une résistance au fonctionnement institutionnel, mais aussi pour que ces derniers n’aient pas le sentiment de se retrouver en face d’individus effacés qui auraient oublié que c’est au nom d’une certaine idée de leur existence qu’ils ont décidé de fuir leur pays.

Il n’est donc pas étonnant de constater que les « meilleurs candidats à l’asile » s’inscrivent dans une « finalité du mérite », comme si donner de sa personne au moment de l’audition offrait une crédibilité aux blessures de la vie passée. Comme si, également, la douleur du persécuté ne devenait réelle qu’à travers la conversion de sa peine en une démonstration publicisée de l’honneur. Dans ce cas, alors, le mérite épouse la forme de l’« utilité pratique » [10] en faisant du dévouement, plus qu’un simple exercice de style, l’une des conditions du « bien fondé » de la demande : « Ceux qui deviennent réfugiés sont, en quelque sorte, ceux qui le méritent. Et le mérite, on doit le voir, nous. […] Car si on ne le voit pas, c’est comme s’il n’existait pas  », explique un assesseur « HCR » [11].

Affinité

Un asile qui se mérite, et un mérite qui se voit, c’est vraisemblablement ce dont avait conscience ce requérant russe qui se présenta comme un « avocat militant  » [12]. Devant les juges, il manie la langue française relativement bien. Il n’a ni avocat, ni interprète. Son dossier indique qu’il a défendu des Tchétchènes accusés d’actes terroristes. Les documents ne manquent pas : actes d’arrestation, photos, articles de journaux, etc. À plusieurs reprises, le requérant mentionne qu’il est comme les juges : « Je suis avocat, Messieurs les juges, je milite car défendre personnes persécutées. J’ai besoin votre aide car je suis comme vous.  » Sur demande du président de section, il raconte sa scolarisation, énumère ses diplômes et explique ses motivations à devenir avocat. Les grandes valeurs morales du réfugié modèle font l’objet d’une attention particulière. Il parle de sa fierté, de sa dévotion quotidienne et du courage qui lui a fallu pour laisser derrière lui un pays pour lequel son grand-père a donné sa vie. Peu à peu, les juges semblent conquis. Son audition est un monologue. Il faut attendre un moment pour que l’assesseur « administration » se lance, et le coupe : « Là, effectivement, je crois que l’Ofpra est allé vite sur ce point.  » C’est ensuite à l’assesseur « HCR » de prendre la parole, il souhaite l’entendre sur les tortures qu’il a subies. Le requérant les décrit, la voix tremblante. L’audience se termine après trente-cinq minutes. Les remerciements de la part des juges sont soutenus, et répétés. Quant à leurs regards, ils ne trahissent pas : ils se sont identifiés à la personne et à son message.

Cet exemple, bien qu’unique en son genre, montre que la pratique du droit d’asile est dominée par le poids des représentations et le rapport à soi. Parce qu’il ne s’agit pas simplement de respecter la règle de droit telle qu’elle est conçue, mais de rendre justice « au nom du peuple français », les juges de l’asile ne peuvent nier qu’ils construisent leur intime conviction à travers l’expérience de ce qu’ils sont : des magistrats occidentaux dont la fonction répond à des catégories d’entendement culturellement définies. Aussi bien face au dossier écrit que devant la prestation orale, la justesse des récits de citoyens venus d’ailleurs ne peut faire l’impasse sur l’existence supposée de hiatus cognitifs importants entre les deux parties. Dans de telles situations, qui plus est lorsque la décision revient à se prononcer juridiquement sur l’état de victime, ce qui apparaît comme le plus immédiat reste encore la ressemblance avec soi. Une inclination aux allures de réflexe culturel que nous confirme, outre l’audition de ce requérant russe, cet assesseur HCR également universitaire en sciences sociales : « Statistiquement, je le crois, ceux à qui on accorde la protection ont des propriétés biographiques proches en général de ceux qui leur accordent la protection. En tant que juge, on est toujours plus touché et convaincu par des requérants qui partagent les mêmes codes que nous [13]. »

C’est comme si primait, en vérité, une affinité de principes et de structures entre ceux qui jugent et ceux qui sont jugés. Une telle proximité biographique ou intellectuelle entre les requérants et les magistrats favorise l’identification sociohistorique de ces derniers aux « combattants de la liberté » qu’ils défendent. Ce quant-à-soi français inscrit l’exercice du jugement dans un paradigme méritocratique : le demandeur d’asile ayant plus de chances d’obtenir le droit à une protection internationale s’il a payé de sa personne pour défendre les mêmes valeurs que ceux qui l’écoutent. Un biais que pourront sans doute regretter les Bangladais et les Sri-lankais, chez qui le fort taux de rejet traduit toute la difficulté à se conformer à la pratique – voire la morale – institutionnelle d’une juridiction pourtant dédiée à l’« étranger », cet autre-que-soi.




Notes

[1Sur une soixantaine de juridictions spécialisées de l’ordre administratif, la CNDA est classée première pour le nombre de dossiers enregistrés chaque année, soit une moyenne annuelle de 30472 recours déposés entre 2000 et 2010.

[2Entretien avec un assesseur HCR, 23 février 2011.

[3Le seul pays se rapprochant de ce modèle est l’Espagne, avec des experts HCR chargés de statuer sur les demandes d’asile à la frontière.

[4Didier Demazière, « Des réponses langagières à l’exclusion. Les interactions entre chômeurs de longue durée et agents de l’ANPE », Mots, n° 46, 1996, p. 7.

[5Mark Graham, « Emotional Bureaucraticies : emotions, civil servants, and immigration in the Swedish Welfare state », Ethos, Journal of the Society for Psychological Anthropology, vol. 30, n° 3, septembre 2002, p. 209.

[6Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 131-132.

[7Becker Howard, « Social-class variations in the teacher-pupil relationship », Journal of Educational Sociology, vol. 25, n° 8, avril 1952, p. 451-465.

[8Entretien avec une présidente de section, 10 mars 2011.

[9Vincent Dubois, Action publique et processus d’institutionnalisation : sociologie des politiques culturelles et linguistiques et du traitement bureaucratique de la misère, mémoire pour l’HDR en sociologie, université de Paris I, 2001, p. 173.

[10Carolina Kobelinsky, « Le jugement quotidien des demandeurs d’asile », Recueil Alexandries, Collections Esquisses, février 2007, en ligne sur www.reseau-terra.eu/article559.html

[11Entretien du 23 février 2011.

[12Observation du 3 mars 2011.

[13Entretien avec un assesseur HCR, 1er mars 2011.


Article extrait du n°92

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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