Article extrait du Plein droit n° 96, mars 2013
« Du service au servage »

Ambiance raciste dans l’aide à domicile

Christelle Avril

maîtresse de conférence à l’université Paris 13, Iris-EHESS
Dans un des rares secteurs en expansion, celui de l’aide à domicile, l’emploi des salariées étrangères a doublé en dix ans. L’enquête menée dans une association de la banlieue parisienne et présentée ici met en évidence les pratiques discriminatoires à l’œuvre dans le recrutement et les conditions de travail de ces salariées. Elle montre aussi à quel point il est donné libre cours à l’expression des propos racistes.

Le secteur de l’aide à domicile pour personnes âgées a connu une expansion sans précédent ces quarante dernières années. De 30 000 au milieu des années 1970, la population des salariées (99 % de femmes) qui se rendent au domicile des personnes âgées pour les aider dans les tâches de la vie quotidienne (ménage, courses, cuisine, aide à la toilette ou aux démarches administratives) est passée à plus 500 000 aujourd’hui. Parallèlement, la part des étrangères a doublé en l’espace de dix ans, atteignant désormais 17 % des salariées [1]. Quelle est la situation des femmes immigrées dans ces emplois ? Y a-t-il des logiques ethno-raciales de gestion de la main-d’œuvre spécifiques à ce secteur ?

Je propose de livrer quelques pistes de réponse à partir d’une enquête de terrain de longue durée menée auprès d’aides à domicile travaillant pour une association située dans une petite ville de la banlieue parisienne. Le personnel administratif de l’association, composé lui aussi uniquement de femmes – une directrice, deux comptables et trois responsables du personnel – gère le travail d’environ 75 aides à domicile. J’ai participé au travail de bureau, observé les recrutements, les réunions, avant d’accompagner des aides à domicile dans leur travail.

Lorsque j’ai commencé mon enquête, je n’avais pas spécialement l’intention de m’intéresser à la question ethno-raciale. Mais en passant du temps dans les locaux de l’association et en aidant le personnel administratif dans son travail, j’ai découvert à quel point les propos racistes s’exprimaient librement au quotidien, au point de faire naître une « ambiance raciste ».

Comme cela apparaît dans les enquêtes sur le travail de guichetier, le travail administratif est le support et le vecteur de propos racistes quotidiens. Ainsi, lorsqu’une future recrue étrangère fournit l’ensemble des documents nécessaires à son embauche, notamment ses papiers d’identité, des certificats de travail, les commentaires des comptables et des responsables du personnel vont bon train sur le fait qu’elle a « cinquante noms  ». Les Africaines, en particulier, sont constamment soupçonnées d’utiliser une fausse identité ou encore d’avoir contracté plusieurs mariages. Les comptables n’hésitent pas à faire de nombreuses vérifications les concernant en cherchant à croiser des fichiers (de l’Urssaf, de la sécurité sociale). De manière générale, le travail des comptables, en leur donnant accès à des documents personnels, fournit des prétextes quotidiens à la stigmatisation raciale qui ne concerne pas seulement les aides à domicile : ces employées commenteront pendant plusieurs jours le cas d’une personne âgée indienne qui a droit au minimum vieillesse alors qu’elle a de l’argent sur son livret A (« ça a jamais rien foutu et ça vient profiter chez nous  »). Alors que l’une des comptables peste contre une aide à domicile qu’elle appelle « l’Angolaise » et pour laquelle elle doit régler un problème administratif, une responsable du personnel surenchérit : « Ouais ben avec ce qu’on a recruté ce matin, ça va pas s’arranger.  » Et une autre à la cantonade : « De toute façon, on devrait recruter directement à la préfecture, ma belle-sœur y travaille, si vous voyiez ce qui passe là-dedans !  »

Si les propos racistes prennent souvent pour point d’appui les contraintes du travail administratif parfois alourdies lorsque la salariée est étrangère, ils se poursuivent aussi par toute une série d’attitudes qui ne concernent pas seulement les immigrées et ne sont pas le seul fait du personnel de bureau mais aussi d’une partie des aides à domicile. Dans l’association étudiée, aux côtés des femmes étrangères se trouvent des Antillaises et des filles d’immigré·e·s du Maghreb et d’Afrique noire ; il y a à peu près autant de salariées « blanches » (l’expression n’est jamais utilisée, elle recouvre implicitement l’ensemble du personnel administratif et environ la moitié des aides à domicile), que de salariées « noires » et « arabes » (selon les termes couramment utilisés par toutes). Ce sont bien, par-delà les immigrées, ces dernières qui sont stigmatisées. L’ambiance raciste se traduit notamment par une série d’attitudes de mise à distance et de mise à l’écart des « Noires » et des « Arabes » par le personnel de bureau et par des aides à domicile « blanches ». Lorsqu’une aide à domicile noire vient voir les comptables, celles-ci reculent ostensiblement. Alors que je suis avec la responsable du personnel, une aide à domicile haïtienne se présente pour le remboursement de sa carte de transport. La responsable l’envoie dans le bureau à côté où se trouve la comptable. L’aide à domicile reste sur le pas de la porte et essaie de parler à la comptable. La comptable se lève, contourne son bureau et ferme la porte au nez de l’aide à domicile. La responsable du personnel fait mine de n’avoir rien vu et laisse repartir la salariée désemparée.

Très concrètement, il s’agit, à de multiples reprises, de s’assurer que ces femmes n’ont pas autant de pouvoir que les « Blanches ». Lorsqu’une nouvelle directrice est recrutée par le conseil d’administration de l’association et que le personnel administratif ne connaît que son nom, celui-ci me dit à plusieurs reprises « oh, ça sent la Noire  ». Comme je ne comprends pas tout de suite ce qu’elles me disent, elles me mettent les points sur les « i », s’énervant : « Ben oui, tu ne trouves pas que Hodonou [nom anonymisé de la nouvelle directrice], ça sent la Noire ?!  » De même lorsqu’une aide à domicile antillaise a voulu se présenter comme déléguée du personnel, une partie des aides à domicile « blanches » se sont mobilisées pour se trouver des candidates et me racontent sans aucun complexe (elles connaissent pourtant mes opinions et se moquent de moi en m’appelant la « gauchiste » ou « l’intellectuelle ») qu’elles ne voulaient pas d’une Noire pour les représenter.

« Je ne suis pas raciste, mais c’est ma mère... »

Mais si je vais jusqu’à parler d’une ambiance raciste, cela tient aussi à une spécificité du secteur de l’aide à domicile pour personnes âgées. Impossible en effet de passer une journée dans les locaux de l’association sans qu’une personne âgée ou sa famille appelle pour dire qu’elle ne veut pas d’une Noire ou d’une Arabe comme aide à domicile. En général, la fille d’une personne âgée appelle et dit : « Je ne suis pas raciste mais c’est ma mère, vous comprenez, les Noires, elle ne peut pas  ». Le grand âge des clients sert à masquer la réalité des propos et des pratiques racistes à plusieurs niveaux. Il est plus dur, comme le suggère l’exemple précédent, d’obtenir des heures de travail pour les Noires et les Arabes. Mais une fois ces heures obtenues, il est impossible pour les salariées de dénoncer attitudes et propos racistes. Une jeune aide à domicile algérienne arrivée depuis peu en France, pleure à plusieurs reprises dans les locaux de l’association car une dame dont elle s’occupe lui dit à longueur de journée tout le mal qu’elle pense des Arabes (elle parle des « sales arabes  », « tous des voleurs  »…). La directrice de l’association ou encore la responsable lui répondent que la dame est « âgée  », « déprimée  ». Sans qu’elles ne le formulent explicitement, tout se passe comme si les propos et attitudes racistes de certaines personnes âgées faisaient partie intégrante des pénibilités du travail de prise en charge du vieillissement. Cette légitimation du racisme semble intériorisée par les aides à domicile. Quand j’accompagne une aide à domicile sénégalaise chez un vieux monsieur, celui-ci s’adresse à moi pour me faire savoir que les aides à domicile sont des « incapables  », des « connes  » et des « feignantes  », « surtout les Noires  ». L’aide à domicile, qui est présente, continue son ménage comme si de rien n’était et lorsque j’essaie d’en discuter avec elle par la suite, elle élude en me répondant que ce vieux monsieur est « gravement malade  ».

Par-delà l’ambiance raciste dans laquelle travaillent ces femmes pour partie immigrées, des pratiques discriminatoires apparaissent. Je ne prétends pas les démontrer en toute rigueur : pour cela, il aurait fallu opérer un suivi longitudinal des entrées, des sorties et des carrières des aides à domicile. De plus, il faut avoir à l’esprit que, contrairement aux emplois qualifiés ou encore aux emplois ouvriers de l’industrie, il n’y a pas de hiérarchies officielles dans l’aide à domicile ; des formes de hiérarchie informelles existent et sont même nombreuses dans ce secteur d’activité, nourrissant des formes de discrimination.

Tout d’abord, les aides à domicile immigrées n’ont pas la même expérience d’entrée dans le poste que leurs collègues françaises. La sélection et les conditions d’entrée sont plus dures pour les premières. Les aides à domicile peuvent en effet travailler sous deux statuts différents : être salariées de l’association ou bien être salariées directement par les personnes âgées, seulement mandatées par l’association (la convention collective est alors moins protectrice du point de vue des horaires de travail, du travail le week-end, etc.). J’ai vu des femmes françaises, jeunes (et blanches), recrutées directement comme salariées de l’association, ce qui semble inenvisageable pour les étrangères. Absolument toutes les enquêtées nées à l’étranger sont d’abord passées par un statut de salariée « du particulier employeur » et, au bout de quelque temps (après avoir accepté les remplacements au pied levé, les grandes amplitudes de la journée de travail ou encore le travail le week-end), elles se sont vues, pour certaines, proposer des heures de travail en plus comme salariée de l’association.

Outre ces conditions d’entrée plus précaires, les aides à domicile étrangères font l’expérience d’une véritable mise à l’épreuve au moment du recrutement. Tandis que l’une des responsables du personnel fait passer un entretien d’embauche à une jeune Sénégalaise, la directrice s’en mêle et se met à questionner la candidate dans des conditions très particulières. Elle reste debout devant la salariée qui est assise sur une chaise, près du bureau de la responsable du personnel. Elle lui pose des questions très directes, sur un ton qui est plutôt celui de l’interrogatoire, la dame devant répondre rapidement. Elle l’oblige à reconstituer année par année son parcours à voix haute. Dès que la salariée hésite sur les dates, la directrice s’engouffre dans la brèche et déstabilise un peu plus la candidate (« Vous êtes sûre ?  » « Et pourquoi vous n’avez pas travaillé à cette période ?  »). Devant tant d’agressivité, la candidate, qui s’est exprimée sans peine au cours de l’échange précédent (elle est titulaire d’un baccalauréat général obtenu à Dakar), perd tous ses moyens, ne sait plus où elle en est, finit par mélanger les dates ou ne plus répondre. Elle semble n’avoir plus qu’une envie : partir le plus vite possible, ce que semblait attendre la directrice qui la congédie. Une fois la candidate repartie, la directrice nous fait la leçon en nous demandant d’être plus « rigoureuses » dans les entretiens. Et voyant que je suis tout à fait surprise de la scène qui vient de se dérouler, elle finit par ajouter à mon intention : « Surtout avec les Africaines qui n’ont pas toujours les repères chronologiques et avec lesquelles il faut refaire le CV.  » Ces formes de mises à l’épreuve au moment de l’embauche se poursuivent de diverses manières une fois la salariée en poste.

Que des « cas »

Un autre type de hiérarchie entre aides à domicile concerne le temps de travail et divise non seulement celles qui travaillent à temps complet et les autres (70 % de temps partiel) mais aussi, au sein des aides à domicile à temps partiel, celles qui n’ont que quelques heures de travail par semaine et celles qui s’approchent du temps complet. Il n’est pas rare qu’une aide à domicile étrangère se voie proposer seulement deux heures de travail par semaine pour commencer. Ce n’est que si elle accepte ces conditions et parvient à tenir dans l’emploi plusieurs semaines qu’on lui propose d’augmenter son temps de travail.

Une autre source de discrimination concerne les postes de travail. Une aide à domicile a autant de postes et de conditions de travail que de personnes âgées pour lesquelles elle travaille. Or les aides à domicile étrangères se voient confier d’emblée et sans formation toutes les personnes que le personnel administratif appelle les « cas » ou encore les « cas difficiles » Revenons à l’exemple de cette jeune Algérienne qui doit supporter les propos racistes d’une personne dont elle s’occupe. Juste recrutée, la responsable du personnel l’envoie sciemment travailler chez cette dame où plus aucune aide à domicile ne veut aller. Alors que je fais remarquer à la responsable que ça va être difficile pour elle, elle me répond explicitement qu’elle veut tester la résistance de la salariée car « elle arrive d’Algérie, elle n’a jamais travaillé en France  ».

De même une aide à domicile marocaine, qui a pourtant fait ses preuves en travaillant dans des conditions particulièrement sordides comme domestique puis comme femme de chambre dans des hôtels en France, se voit, elle aussi, mise à l’épreuve. En l’accompagnant au cours de ses journées de travail, je découvre qu’elle n’a quasiment que des « cas ». Elle s’occupe d’un monsieur réputé pour avoir les mains baladeuses, pour insulter la salariée ou encore contester les heures dues, ou encore de deux sœurs qui ont l’habitude de harceler la salariée en mettant, par exemple, les déchets de leurs repas par terre, comme me l’ont raconté des aides à domicile françaises qui refusent d’y aller. Du fait de la multiplicité des postes de travail qui se déroulent dans des domiciles privés, ce n’est qu’en passant des journées entières au travail avec ces femmes qu’apparaissent des différences de conditions de travail.

Enfin, plus que les aides à domicile françaises (et pour partie blanches), les aides à domicile étrangères sont soumises à des démissions contraintes et ainsi touchées par un mode spécifique de sortie de l’emploi. Méconnaissant plus souvent leurs droits que les aides à domicile françaises (certaines Françaises ont fait des carrières longues dans des emplois ouvriers et employés où les syndicats étaient présents), elles acceptent de démissionner à la seule demande des responsables du personnel. Ainsi de cette aide à domicile haïtienne dont les personnes âgées se plaignent car, souffrant d’arthrite, elle ne travaille plus assez vite, et qui finit par démissionner de son CDI pour l’association après un entretien avec la directrice.

Démissions contraintes

Les démissions découlent parfois plus explicitement de l’ambiance raciste : cette aide à domicile antillaise et diplômée, qui avait souhaité se présenter comme déléguée du personnel et a vu des aides à domicile blanches se mobiliser contre sa candidature, décide quelque temps plus tard de repartir outre-mer. De même, j’ai assisté à la fabrique, par le personnel de l’association, de la mauvaise réputation d’une aide à domicile noire, qui finira par démissionner. Alors que je suis dans les locaux de l’association, une personne âgée se plaint de ce que son aide à domicile regarde la télévision. La directrice en informe tout le personnel de bureau présent et me propose de l’accompagner chez la dame. L’aide à domicile est présente et nie ce que dit la personne âgée tout en semblant déjà résignée. La personne âgée soutient que la salariée « ne fout rien  » et ne sait de toute façon « rien faire  ». Lorsque la directrice lui demande de lui en dire plus, elle répond que l’aide à domicile ne sait « même pas faire cuire un steak  » et précise que « tout le monde sait qu’un steak se fait cuire au four  ». Sans relever l’aberration, la directrice, de retour à l’association, ne prend nullement la défense de l’aide à domicile et laisse le personnel de bureau penser, qu’effectivement, la salariée doit regarder la télévision. Au cours des semaines qui vont suivre, l’ensemble du personnel de bureau de l’association, reprenant à son compte la mise en cause de la compétence professionnelle de l’aide à domicile (c’est pourtant l’une des rares diplômées du secteur), traque ses fautes (elles téléphonent à l’improviste chez les personnes âgées pour voir si elle est arrivée à l’heure, vérifient son emploi du temps si elles la voient dans la rue) et devient franchement désagréable. Ainsi, lorsque l’aide à domicile refuse un remplacement au pied levé, une responsable du personnel lui dit : « Si vous ne voulez pas travailler, vous n’avez qu’à partir ». C’est ce que fera finalement cette salariée. On perçoit ici combien le fait de travailler dans des domiciles privés, seules, place ces femmes en position de vulnérabilité par rapport aux accusations des personnes âgées ou encore à la circulation des rumeurs et à la fabrique des réputations.

On voit ici que certaines particularités du travail des aides à domicile (travailler avec des gens âgés, être soumises à des inégalités invisibles de conditions d’emploi et de travail) semblent propices à légitimer une ambiance raciste et à produire des formes spécifiques de discriminations raciales. Des enquêtes plus approfondies permettraient de mieux cerner ce phénomène et de fournir des outils pour les combattre.




Notes

[1Elles sont essentiellement concentrées dans les très grandes agglomérations. Pour l’association étudiée, 43 % des aides à domicile sont nées étrangères.


Article extrait du n°96

→ Commander la publication papier ou l'ebook
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
URL de cette page : www.gisti.org/article4550