Article extrait du Plein droit n° 96, mars 2013
« Du service au servage »
« Tu peux être prostituée et victime de la traite »
Milena Jakšic’’
Iris, EHESS
La condition des victimes de la traite des êtres humains est prise dans une contradiction majeure. L’exposition des souffrances de ces victimes, décrites dans l’espace des mobilisations internationales comme des jeunes femmes innocentes, naïves et vulnérables, contraintes à la prostitution par des proxénètes qui les font travailler à leur profit, a contribué, en grande partie, à instituer le phénomène en « cause qui parle [1] », ces causes qui emportent adhésion et ne font pas discussion. Or, dès que le microscope administratif et policier se resserre sur une victime potentielle, dès que la victime n’apparaît plus dans le registre abstrait et universel des droits de l’Homme, dès qu’il s’agit de traduire sa souffrance en droit, ce n’est plus la femme innocente et naïve qui apparaît, mais la coupable d’infractions de séjour irrégulier ou de racolage, soit une menace potentielle pour l’ordre public et une cible des politiques de contrôle de l’immigration et de la prostitution. Comment, dans ces conditions où le stigmate de prostituée et de sans-papiers constitue un obstacle majeur à la reconnaissance des préjudices subis, les personnes exerçant la prostitution sous contrainte parviennent-elles à accéder au statut d’ayant droit ?
Dans une enquête consacrée au traitement institutionnel des victimes de la traite [2], on a montré que le statut de victime n’existe pas per se, mais qu’il se gagne au gré de multiples épreuves : interpellation éventuelle par les services de police, garde à vue, dépôt de plainte ou témoignage, prise en charge associative, ou encore entretien à la préfecture de police en charge de la délivrance des titres de séjour. Les auditions dans le cadre des procès pour proxénétisme aggravé constituent l’aboutissement de cette longue chaîne.
L’ensemble du dispositif de prise en charge des victimes est formalisé par la loi pour la sécurité intérieure (LSI) du 18 mars 2003 qui prévoit la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour (APS) de six mois aux seules personnes qui acceptent de témoigner ou de déposer plainte auprès des services de police chargés de la répression du proxénétisme ou de la traite des êtres humains [3]. Depuis la loi du 24 juillet 2006, c’est une carte de séjour temporaire d’une durée minimale de six mois qui peut être délivrée. L’une des finalités de cette administration de la preuve est de distinguer les « vraies » des « fausses » victimes, à savoir les prostituées travaillant sous la contrainte de celles qui exercent cette activité librement et sans aucun contrôle. Cette association entre logiques humanitaire et sécuritaire est justifiée par la crainte de l’« appel d’air » ou de l’« effet pervers », qui se traduirait par l’accroissement du nombre des prostituées et de personnes en situation irrégulière, considéré comme une nuisance.
La présente contribution se concentre sur un moment du parcours des victimes de la traite : l’entretien à la préfecture de police en vue de l’obtention d’un titre de séjour. Plus que toute autre épreuve, cet entretien constitue un enjeu majeur pour les victimes. Elles y franchissent une frontière : celle du passage de sans-papiers à un séjour légalisé sur le territoire national. Or, parmi les personnes sollicitant un titre de séjour, certaines continuent à se livrer à l’activité prostitutionnelle, ce que les agents de la préfecture considèrent comme un signe de fraude ou une tentative de « détournement de procédure ». L’objet de cet article est précisément d’explorer comment cette tension entre le souhait de poursuivre l’activité prostitutionnelle et la condition de victime de traite est résorbée lors de l’entretien à la préfecture de police.
Traitement à part
Entre février et juin 2007, j’ai conduit une enquête par observations dans un bureau en charge de la délivrance des titres de séjour aux victimes de la traite. J’y ai eu accès grâce aux relations tissées avec la permanente d’une association de soutien aux personnes prostituées, responsable de la prise en charge des victimes. Les personnes qu’elle accompagnait au bureau de la préfecture étaient soit des témoins, soit des plaignantes, dans des enquêtes menées dans le cadre d’affaires de proxénétisme. Mon informatrice me communiquait les dates de rendez-vous à la préfecture et me présentait brièvement, avant le rendez-vous, le parcours des femmes.
L’objectif de ce bureau est de délivrer, ou de refuser, un titre de séjour à l’étrangère ou à l’étranger qui y est reçu sur rendez-vous. Notons cependant que lorsque la victime entre au bureau en charge de son titre de séjour, accompagnée d’un permanent associatif, son statut est déjà mis en forme et appuyé par toute une série d’épreuves antérieures : interpellations, gardes à vue, identification policière, prise en charge associative, etc. Les victimes sont reçues de manière correcte et toutes obtiennent un titre de séjour, certes de courte durée et de statut différent, mais je n’ai observé aucun refus. Les échanges sont courts, d’une durée de dix minutes, et l’atmosphère générale est celle d’une certaine confiance. Le dispositif indique que les affaires traitées par le bureau relèvent d’une approche « adoucie », par contraste avec les autres bureaux du séjour des étrangers. On y est reçu sur convocation.
L’organisation même de l’espace de l’entretien traduit cette personnalisation des traitements : les victimes sont reçues dans un bureau spécial, composé de deux pièces auxquelles on accède par un couloir peu fréquenté qui fait office de salle d’attente (mais l’attente est très courte). Deux tables de travail sont installées dans la première pièce avec deux agents de la préfecture. La seconde pièce, située derrière la première, est occupée par la responsable hiérarchique, le ratio d’un responsable pour deux agents en service est particulièrement élevé. En définitive, le dispositif indique, par contraste avec celui déployé pour la plupart des autres étrangers, un contexte privilégié tant pour les étrangers que pour les agents de l’État. L’ensemble tend à suggérer que les victimes de la traite sont considérées comme un public en difficulté qui mérite un traitement à part.
L’entretien qui se déroule dans le bureau place autour d’une table l’agent de la préfecture d’un côté, la victime qui vient renouveler son titre de séjour et les deux accompagnatrices associatives (dont moi-même puisque c’est ainsi que je me suis présentée) de l’autre. L’entretien est rapide, de l’ordre de dix minutes au maximum, et les échanges verbaux limités. L’ordre dans lequel les différentes pièces sont demandées est toujours à peu près le même : pièce d’identité, attestation de dépôt de plainte avec son numéro ou attestation de témoignage, attestation émise par l’association et qui concerne selon les cas l’hébergement, le suivi psychologique et social, justificatifs d’une activité professionnelle ou du suivi d’une formation, d’un stage. Puis, pour la confection matérielle du titre de séjour : la vérification des informations d’état civil et l’adresse de la personne.
Aucun des documents demandés ne fait l’objet d’un examen particulier. Concernant le déroulement même des entretiens, on remarque que l’interaction se noue presque exclusivement entre la permanente associative et l’agent de la préfecture. La victime intervient exceptionnellement dans ce dialogue et principalement lors de l’enregistrement de son état civil qui d’ailleurs se fait très rapidement après l’annonce du titre de séjour octroyé. Notons que lors de la délivrance d’une carte de séjour, l’agent ira consulter son supérieur hiérarchique dans le bureau voisin. Dans deux des cas observés, ce titre a été octroyé assorti de la remarque : « C’était dur, mais j’ai réussi. » Pour la délivrance de l’APS, l’agent ne consulte pas son supérieur hiérarchique (sauf probablement en cas de problème sur les papiers, ce que je n’ai pas observé).
Contrôle de la prostitution
C’est à propos de l’activité professionnelle que les échanges sont les plus fréquents et les plus longs. Lorsque la victime travaille à temps partiel, l’agent demande si elle a une autre activité, si elle suit une formation. Il passe en revue brièvement avec la permanente associative le parcours d’insertion professionnelle de la victime. Il étudie les justificatifs fournis et pose alors une série de questions concernant principalement la durée du contrat, le temps de travail, les formations suivies… Les questions posées portent principalement sur les ruptures de parcours (« pourquoi a-t-elle arrêté la formation ? » ; « pourquoi le contrat n’a-t-il pas été renouvelé ? » ; « elle a un mi-temps et le reste du temps, elle fait quoi ? ») En d’autres termes, l’agent s’inquiète des activités de la requérante lors de son temps libre, lorsqu’elle ne travaille pas à temps complet. Il n’est pas rare de l’entendre demander : « A-telle arrêté la prostitution ? »
Ainsi, l’examen de la réinsertion, s’il ne s’apparente pas à une « vérification », constitue toutefois un examen de la désinsertion du « milieu prostitutionnel ». Cette condition est expressément inscrite dans le décret d’application de la loi [4] qui précise que la victime qui dépose plainte ou témoigne obtient un titre de séjour d’une durée de six mois à condition d’avoir « rompu tout lien avec les auteurs présumés des infractions » (de proxénétisme et de traite). Aucune disposition n’exige en revanche l’arrêt de la prostitution, d’autant plus qu’en France, la prostitution ne constitue pas un délit. Or, du point de vue de la préfecture, la condition de victime serait incompatible avec l’exercice d’une activité prostitutionnelle, position partagée par certaines associations abolitionnistes qui refusent d’accompagner les personnes dans leurs démarches administratives s’il s’avère que celles-ci continuent à se livrer à la prostitution. Certaines, en revanche, affirment « fermer les yeux devant une prostitution alimentaire ». Dans l’ensemble, l’objectif de ces associations qui assimilent la prostitution à la violence à l’encontre des femmes, est d’aider les femmes à sortir de l’univers prostitutionnel.
À l’inverse, l’association que j’accompagnais dans ses rendez-vous hebdomadaires à la préfecture soutient une position « pro-droit », position qui consiste à distinguer la nature d’une activité (prostitution) de ses conditions d’exercice (usage de la contrainte et de la violence) [5]. Suivant cette nouvelle perspective, ce n’est plus la prostitution qui fait la victime, mais l’usage de la contrainte et de la force. Il en découle, pour la responsable « traite » de l’association, qu’« on peut être prostituée et victime de la traite » : « Ce qui est difficile avec les victimes de la traite, c’est de savoir ce que ça veut dire ‘‘victime’’ ? [Au] sens pénal, ça veut juste dire ce qu’il y a dans la définition. Donc, ça veut dire on t’a emmené ici sans dire ce qu’on allait faire. Mais, il y a plein de filles, par exemple de l’Est, qui se sont prostituées dans leur pays avant de venir ici. Et qui savaient très bien qu’elles allaient se prostituer ici mais elles [ignoraient] le proxénétisme, tu vois. Elles [n’envisageaient] pas cette partie-là du truc. Et pourtant, c’est quand même des victimes de la traite. Enfin, pour moi, tu peux être prostituée et victime de la traite quand même » (entretien réalisé le 7 février 2007).
La préfecture, quant à elle, soutient une position inverse : toute poursuite de l’activité prostitutionnelle est ici assimilée à une tentative de fraude ou de détournement de procédure. Dans ces conditions, l’issue de l’épreuve dépend en grande partie de la confiance tissée entre les agents de la préfecture et l’association qui accompagne les plaignantes.
Entre social et police des étrangers
L’association qui accompagne les victimes de la traite est engagée dans une relation de confiance avec le bureau de la préfecture. Elle joue un rôle de caution qui vient crédibiliser la victime (« une vraie victime »). Ce rôle résulte de la permanence dans le temps de l’association qui vient accompagner diverses victimes et reste ainsi en relation très régulière avec la préfecture. Le support à la confiance qu’accorde l’administration à cette association s’appuie donc sur la régularité de ces rencontres et sur la solidité des dossiers qui lui sont présentés. De plus, l’association est une institution inscrite dans la durée et dont la réputation doit être tenue. La caution c’est un interlocuteur stable, crédible et durable (qui n’est pas « fantaisiste »). Le rôle de caution implique la transmission à la victime d’une part de la crédibilité attachée à l’association.
Ainsi, la relation nouée entre l’association et la préfecture pousse la confiance jusqu’à la « délégation de l’instruction des dossiers » à l’association. C’est du moins l’avis d’un responsable du bureau de la préfecture : « C’est un vrai contrat au sens où chacun prend ses engagements. Eux, ils s’engagent à ne nous présenter que des dossiers qui sont solides, nous, on s’engage, si on a un bon dossier, à délivrer le titre, et puis les choses fonctionnent comme ça depuis un peu plus d’un an et ça fonctionne bien parce que les gens qui travaillent dans ces associations ne sont pas des fantaisistes […] Donc, c’est une forme de délégation à l’association de l’instruction des dossiers mais c’est une méthode archi-classique dans le domaine social » (entretien réalisé le 8 mars 2007).
Si cette délégation est « une méthode archi-classique dans le domaine social », elle n’en est pas moins une forme de délégation de l’administration des victimes puisque, dans le même entretien et juste à la suite du passage cité, notre interlocuteur souligne qu’« évidemment, ce qui est un peu particulier c’est que là on est à la limite [du] social et de la police des étrangers. » Les associations se trouvent ainsi assumer une part de la « police des étrangers » et l’administration qu’elle implique. D’ailleurs, plusieurs permanents associatifs nous affirment que le travail de constitution des dossiers leur donne l’impression de faire le travail des policiers. « Au même titre que moi je suis obligée d’être un peu flic, à savoir que je suis obligée, avant d’emmener quelqu’un chez les flics d’obtenir tout et de bien m’assurer qu’elle va dire la vérité. Au même titre, les flics, ils doivent être un peu dans le social » (entretien réalisé le 7 février 2007).
En d’autres termes, l’accès au statut d’ayant droit se déploie presque toujours dans un va-et-vient entre les associations et les services de police. Dans cette administration dédiée aux victimes de la traite, la préfecture apparaît comme une instance de certification et de contrôle périodiques qui traduit en termes de titre de séjour un statut qu’elle contribue, par ce fait mais avec d’autres instances qui interviennent en amont, à reconnaître et à administrer. La faible densité des interactions lors de l’entretien, les dispositions légales et réglementaires, la nature même des pièces demandées, contribuent à démontrer ce rôle de certification. Il n’y a qu’à comparer l’ensemble des pièces et les questions posées lors de la régularisation d’un sans-papiers « ordinaire » pour s’en convaincre. Celui-ci sera notamment sommé, au guichet de la préfecture, de dérouler son récit de vie. La victime de traite le déroule, quant à elle, partout ou presque, sauf à la préfecture. L’entretien est en effet enveloppé d’un « travail de discrétion » autour du parcours de la victime afin de mettre à distance l’émotion qui pourrait survenir à tout moment de l’interaction. Il se double certes d’une fonction de contrôle, sur une tonalité minimale, mais elle est aussi partagée par les autres acteurs.
Pourtant, une tension est bel et bien présente dans cette épreuve de la préfecture. Nous l’avons vu, l’histoire de la prostituée est sous-jacente à l’ensemble de la scène qui se joue dans l’entretien. Les interactions sur ses efforts d’insertion suggèrent que, pour les agents de la préfecture, la condition de victime serait incompatible avec la poursuite d’une activité prostitutionnelle. Or, dans un pays où la prostitution n’est pas formellement interdite, il est peut-être temps de considérer que l’on puisse être à la fois victime de l’exploitation et vouloir exercer l’activité prostitutionnelle sans contrainte et sans contrôle.
Notes
[1] Cf. Annie Collovald, Brigitte Gaïti, « Des causes qui ‘‘parlent’’… », Politix, 1991, vol. 4, n° 16, p. 7-22.
[2] Cf. Milena Jakšic, De la victime-idéale à la victime-coupable. Traite des êtres humains et sociologie des politiques de la pitié, thèse de doctorat en sciences sociales, EHESS, Paris, 2011.
[3] Pour une analyse détaillée des dispositions légales en matière de traite, voir Johanne Vernier, La traite et l’exploitation des êtres humains en France, La Documentation française, coll. « Les études de la CNCDH », 2010.
[4] Le décret d’application n° 2007-1352 est paru le 13 septembre 2007.
[5] Sur ces différentes positions en matière de traite et de prostitution, voir, Milena Jakšic, « Déconstruire pour dénoncer. La traite des êtres humains en débat », Critique internationale, n° 53, octobre-décembre 2011b, p. 169-183 ; Louise Toupin, La question du « trafic des femmes ». Points de repères dans la documentation des coalitions féministes internationales anti-trafic, Montréal, Stella, 2002.
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