Article extrait du Plein droit n° 96, mars 2013
« Du service au servage »

La Serbie, antichambre de l’Union européenne

Ela Meh

ancienne volontaire Migreurop
Sous la pression de l’Europe et de sa politique d’externalisation des politiques (anti-) migratoires, la « vie » des migrants en Serbie s’est dégradée alors même que le pays est devenu une porte d’entrée dans la forteresse UE. La situation à la frontière de la Hongrie est particulièrement emblématique de tous les errements et violences d’un parcours migratoire.

Au cours des dernières années, les politiques et les pratiques mises en œuvre par la Serbie pour maîtriser et gérer les migrations à travers son territoire ont considérablement évolué. Alors qu’auparavant leur transit vers l’Union européenne était de courte durée, les migrants sont de plus en plus nombreux à s’y trouver bloqués. Piégés, parfois pour de longs mois, dans les douves de la forteresse Europe, ils y subissent la répression qui résulte de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union européenne.

La plupart des migrants bloqués en Serbie ont cherché à fuir la Grèce où la situation devient de plus en plus problématique [1]. Le passage par l’Italie étant devenu très difficile en raison de contrôles plus stricts et d’une répression policière accrue dans les ports grecs, ils tentent leur chance par les Balkans, en traversant la Macédoine et la Serbie pour atteindre la Hongrie. La frontière de l’espace Schengen entre la Serbie et la Hongrie a cependant été considérablement renforcée, avec une forte présence de Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne), il faut parfois de longs mois de tentatives infructueuses avant de la franchir.

En outre, la Serbie, comme les autres pays limitrophes de la forteresse Europe, est un instrument de l’externalisation de la politique migratoire de l’Union européenne. En échange de la libéralisation du régime des visas et de sa candidature à l’adhésion à l’Union, le pays a dû durcir sa politique à l’encontre des migrants qui transitent par son territoire [2]. Il en résulte une traque aux migrants confinés dans les « jungles » [3] le long de la frontière, des pratiques de détention, la déportation et des contrôles plus stricts le long de la frontière méridionale avec la Macédoine, entraînant la création de « jungles » du côté macédonien de la frontière, près de la ville de Lojane [4]. Les migrants cherchent parfois à échapper à la répression en invoquant le droit d’asile, mais le système est inadéquat et fonctionne mal. Enfin, les dernières années ont été marquées par une montée du racisme.

Déportations en chaîne

L’intensification des contrôles à la frontière serbo-hongroise a provoqué l’apparition de « jungles » près de la ville frontalière de Subotica.

Les jungles accueillent jusqu’à plusieurs centaines de personnes : des hommes jeunes, quelques mineurs non accompagnés, des femmes seules et des familles, vivant dans des tentes de fortune. En période de forte affluence, certains se trouvent sans abri. « La situation est très mauvaise. Nous sommes une trentaine à dormir à la belle étoile, sur un tapis sous un grand arbre. Nous n’avons pas assez de couvertures ni de sacs de couchage. Il fait très froid la nuit, et quand il pleut, sans toit, nous ne pouvons pas rester au sec  », raconte A., Pakistanais.

Les migrants manquent de nourriture et de vêtements chauds, dans une région où l’hiver est très rigoureux. Grâce au partage et à la solidarité, on ne meurt pas de faim, mais la malnutrition règne. Aucune ONG, ni organisme humanitaire n’est là pour porter assistance, et les occupants n’ont pas accès aux soins médicaux.

Les conditions de vie sont aggravées par la peur constante de la violence et de la répression policières. Quiconque a l’air étranger peut se voir demander ses papiers et être arrêté ou racketté s’il n’en a pas. « Mon ami est sorti de la jungle hier et la police l’a interpellé  », dit I., Afghan. « Ils lui ont pris 50 €, sous la menace de le déporter. Cela nous arrive tout le temps. La police prend tout ce qu’elle peut.  » Ceux qui paient peuvent éviter l’arrestation. Mais souvent la police agit avec brutalité, en intimidant et en insultant les migrants. Comme le dit M., venu d’Afghanistan : « Lorsque nous allons au supermarché pour acheter de la nourriture, il faut avoir au moins 300 dinars [environ 3 €] sur soi pour le cas où la police nous arrêterait. Ils savent que nous allons acheter de la nourriture, et ils nous attendent sur le chemin. Si nous ne payons pas, ils nous passent à tabac et nous fouillent à la recherche de notre argent.  »

Aux contrôles d’identité racistes s’ajoutent les descentes. Les policiers arrivent en grand nombre et arrêtent le plus de personnes possible, qu’ils embarquent dans des cars pour les déporter en Macédoine [5].

Outre cette forme de détention dans les « jungles », des migrants sont aussi « officiellement » enfermés. S’il existe un centre de rétention, ou Prihvatilište za Strance, à Padinska Skela, où ils sont placés en attendant d’être déportés, la plupart d’entre eux sont détenus dans la prison de district la plus proche de leur lieu d’arrestation. La loi prévoit en effet que l’entrée illégale comme le séjour illégal sont passibles d’une amende de 6000 à 50000 dinars (60-500 €). Celui qui ne paie pas l’amende encourt une peine de prison de 3 à 30 jours.

En général, les migrants emprisonnés à Subotica ont été arrêtés en territoire hongrois ou en franchissant illégalement la frontière hongroise : car, en vertu de l’accord de réadmission [6] entre l’Union européenne et la Serbie, la Hongrie est habilitée à y renvoyer les personnes prises en train de franchir illégalement la frontière. De retour en Serbie, les migrants peuvent être poursuivis et mis en prison. À la sortie, il arrive qu’ils soient remis en liberté munis d’un document attestant qu’ils ont bien purgé leur peine. Mais ils sont aussi parfois placés en rétention avant d’être, pour la plupart, déportés en Macédoine. Ou encore déportés directement en Macédoine, sans passer en rétention. La Serbie a un accord de réadmission avec la Macédoine, elle a donc le droit de lui renvoyer les migrants entrés illégalement sur son territoire. Et la Macédoine ayant elle-même signé un accord de réadmission avec la Grèce, ceux-ci peuvent y être déportés de la même manière.

Ainsi, pour de nombreux migrants pris sur le territoire hongrois ou en franchissant illégalement la frontière entre la Serbie et la Hongrie, le séjour en prison est une étape dans les déportations en chaîne qui les éloignent de leur destination. Celui qui est pris sur la frontière subit non seulement la déportation vers la Serbie, mais encore plus loin de l’Union européenne.

Prison à l’air libre

La plupart des migrants espèrent trouver de meilleures conditions dans l’UE une fois la frontière franchie, mais ceux qui sont complètement épuisés, malades ou encore sans moyens pour continuer leur voyage, ou qui ne supportent plus la répression demandent asile en Serbie. C’est souvent le seul moyen d’échapper à l’illégalité, de régulariser leur statut et de bénéficier de certains droits.

La Serbie a mis en place, en 2008, un régime d’asile, condition de la libéralisation des visas. Auparavant, les demandes d’asile étaient traitées par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) [7]. La création d’un régime national d’asile est l’un des changements imposés par l’Union européenne, qui s’inscrit dans le cadre de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union. Le système d’asile est le côté « carotte » de la « gestion des migrants », distinguant les « victimes de persécution » des « migrants économiques », et donnant aux premiers la possibilité théorique d’obtenir une certaine protection. Il permet surtout de faire apparaître la Serbie comme un « pays tiers sûr » qui respecte les droits des réfugiés. Une donnée importante pour la Hongrie qui peut, de ce fait, y renvoyer tous les demandeurs d’asile pour lesquels on détient la preuve de leur entrée en Hongrie depuis la Serbie.

Mais en pratique le système d’asile fonctionne mal et, à beaucoup d’égards, s’écarte de la loi qui l’a engendré. Les insuffisances du régime sont exposées dans le rapport 2012 du Comité Helsinki hongrois, Serbia as a Safe Third Country : Revisited [8]. En fait, les demandeurs d’asile n’obtiennent guère de protection et fort peu d’assistance.

En premier lieu, l’accès à la procédure est extrêmement difficile : souvent, le migrant qui annonce à la police son intention de demander asile est arrêté sur le champ et renvoyé en Macédoine. Ceux qui parviennent à déposer une demande doivent se présenter à l’un des deux centres d’accueil pour demandeurs d’asile, tenus de leur fournir un hébergement dans les 72 heures. Mais pendant pratiquement toute l’année 2012, au moins un des centres, parfois les deux, étant complets, les demandeurs d’asile ont dû coucher dehors. La situation est particulièrement préoccupante au centre de Bogovadja, où une centaine de personnes, y compris de jeunes enfants, dorment en plein air, sans tentes, ni couvertures, ni alimentation adéquate depuis des mois [9]. Les chances d’obtenir le statut de réfugié en Serbie sont pratiquement nulles. Car la Serbie considère que tous ses voisins sont des « pays tiers sûrs », et la plupart des demandeurs d’asile y sont déportés sans que leur demande soit même examinée. En 2011, sur 87 demandes déposées, 85 ont été refusées sans examen simplement parce que l’on avait la preuve que le demandeur venait d’un « pays tiers sûr », généralement la Macédoine. Depuis la mise en place d’un régime d’asile indépendant en Serbie, personne n’a obtenu le statut de réfugié.

Un examen attentif montre que de nombreux demandeurs d’asile abandonnent leur démarche avant même d’avoir essuyé un refus. Le système, largement inopérant, offre cependant une certaine protection, bien que limitée et temporaire, contre la persécution, la violence et l’intimidation de la part de la police serbe. En conséquence, bien que le régime d’asile soit éminemment critiquable, il faut replacer cette critique dans le contexte général du traitement répressif des migrants sur le territoire serbe – traitement qui, dans une large mesure, découle des politiques européennes en matière d’immigration.

Discours anti-migrants

Si la répression policière et la crainte de la détention et de la déportation font que les migrants se sentent mal accueillis en Serbie, il faut aussi compter avec le discours de haine et les préjugés prédominants dans les médias, ainsi qu’avec les mobilisations anti-migrants.

La presse oscille entre le silence sur la question des migrants, surtout en cas de violations des droits de l’homme dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, ou de violence policière envers les sans-papiers et la méconnaissance craintive de la réalité que vivent les migrants : qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils là ? On les traite soit d’ilegalci (illégaux), donnant à entendre qu’ils ont commis un délit par le simple fait de se trouver en territoire serbe, soit d’azilanti, (demandeurs d’asile), qu’ils aient demandé asile ou non. D’ailleurs, ils sont souvent désignés comme lažni azilanti (faux demandeurs d’asile), cherchant à profiter indûment de l’argent du contribuable. Ce genre de discours justifie et excuse la répression policière pour lutter contre la « menace » de l’immigration et encourage la propagation de sentiments xénophobes.

Ces sentiments sont encore attisés et instrumentalisés, par des élus – jusqu’à présent surtout locaux – qui cherchent à recueillir des voix au sein d’une population démunie, en accusant les migrants de s’approprier ce qui lui revient et de mettre en danger l’identité nationale. En 2011 et 2012, la Serbie a connu deux grandes mobilisations contre les demandeurs d’asile.

La première s’est déroulée en novembre 2011 à Banja Koviljaca, où un centre pour demandeurs d’asile a été ouvert et géré par le HCR en 1960. Devant la hausse du chômage, les migrants sont devenus un bouc émissaire commode, accusés d’être responsables de tous les problèmes. Une histoire a circulé dans la presse, concernant un ressortissant afghan qui aurait violé une touriste anglaise, et a suscité un blocage routier, un boycott scolaire et une manifestation rassemblant plusieurs milliers de personnes appelant à la fermeture du centre de réception [10]. L’affaire n’a jamais été éclaircie, et il paraît probable que l’histoire a été inventée, mais le résultat a été une intensification des discours et comportements haineux à l’encontre de la population migrante de Banja Koviljaca. La police a alors fait baisser le nombre de migrants en arrêtant des sans-papiers et en ouvrant un deuxième centre d’accueil à Bogovada. Mais un an plus tard, les migrants témoignaient encore d’agressions violentes à leur encontre et disaient être souvent insultés et injuriés par la population.

La deuxième mobilisation a eu lieu en mai 2012, près de la ville de Mladenovac, où le gouvernement avait prévu d’ouvrir un troisième centre pour demandeurs d’asile. La population a organisé un blocage routier et une grande manifestation pour obtenir l’abandon du projet [11]. Le gouvernement y a effectivement renoncé et n’a pas, depuis, réussi à ouvrir ce centre ailleurs, craignant une réaction semblable des élus locaux et de la population. C’est ainsi qu’une centaine de demandeurs d’asile dorment à la belle étoile.

Tant que régnera ce climat à l’encontre des migrants, il est peu probable que leurs conditions d’accueil en Serbie s’améliorent. La frontière sécurisée de l’espace Schengen, la répression policière, la peur de la détention et du refoulement en chaîne, comme la montée des réactions racistes et haineuses à la présence des migrants, font de la Serbie une antichambre de plus autour de la forteresse UE, où les migrants demeurent bloqués dans une prison à l’air libre, soumis aux effets inhumains des politiques migratoires de l’Union européenne.




Notes

[1Avec la crise économique et les mesures d’austérité, la situation des migrants s’y est gravement détériorée : difficultés pour trouver du travail, répression policière, accélération des agressions racistes. Pour plus de détails, consulter le blog Clandestina : http://clandestinenglish.wordpress.com

[2Jusqu’au 30 novembre 2009, date de l’entrée en vigueur de la libéralisation du régime des visas, les citoyens serbes devaient être munis d’un visa pour entrer sur le territoire de l’UE. La facilitation des voyages vers l’UE constituait un pas vers le statut officiel de candidat à l’adhésion, obtenu le 1er mars 2012. En échange, la Serbie a dû accepter la signature d’un accord de réadmission avec l’UE et des modifications en matière de sécurité documentaire, d’immigration illégale, de gestion du droit d’asile et de l’immigration pour s’aligner sur les normes de l’UE.

[3Le terme « jungle » vient du mot persan qui signifie « forêt », et s’applique à une forme de campement sauvage à proximité de la frontière, où les migrants, qui pour la plupart se tiennent cachés, attendent l’occasion de franchir la frontière (comme par exemple à Calais, Patras ou Igoumenitsa).

[4Voir le Courrier des Balkans du 19 décembre 2011 : « Migrations clandestines : Lojane, le "Sangatte des Balkans", ainsi que dans celui du 27 novembre 2012 : « Balkans, sur les routes des migrants : À Lojane, au centre des trafics ».

[5Comme la population de migrants à Subotica évolue constamment, en l’absence de communications stables entre les migrants dans les jungles et la population locale, les militants ou les organismes humanitaires, il est difficile de connaître avec précision la fréquence des descentes de police. On pense qu’une grosse descente a lieu environ une fois par mois. L’une de ces descentes est décrite dans cet article « Subotica : "Emergency conditions" end with a mass deportation to Macedonia and a fire in the migrant jungle », http://emi-cfd.com/echanges-partenariats12/spip.php?article75

[6L’accord de réadmission permet – outre la réadmission de ressortissants serbes – la déportation vers la Serbie de citoyens de pays tiers qui contreviendraient aux règles d’entrée ou de séjour d’un pays de l’UE dans lequel ils seraient entrés directement depuis la Serbie.

[7La République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY) a ratifié le 29 septembre 1959 la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés, et le 11 octobre 1967 le Protocole additionnel de 1967. La République de Serbie a hérité de toutes les obligations internationales de la RFSY. Cependant, avant que la Serbie n’adopte, en 2008, sa législation sur le droit d’asile et ne mette en place un système indépendant, les décisions sur les demandes d’asile étaient du ressort du HCR. La loi sur le droit d’asile est entrée en vigueur le 1er avril 2008.

[8Ce rapport peut être consulté sur le site : http://helsinki.hu/en/serbia-not-a-safe-country-of-asylum

[9Ibid.

[10Cf. l’enquête de la BBC, consultable sur le site : www.bbc.co.uk/news/ world-europe-15615591

[11Cf. l’article paru dans le Courrier des Balkans, « Serbie : les habitants de Mladenovac se mobilisent contre les demandeurs d’asile, consultable sur le site » : http://balkans.courriers.info/article20018.html


Article extrait du n°96

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Dernier ajout : jeudi 25 avril 2019, 13:03
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